Peu avant midi, des dizaines de personnes affluent devant le dépôt qui fait face à la boutique Tang Frères, à quelques mètres du boulevard Stalingrad. C’est par un SMS que la plupart ont appris le geste de désespoir de François. Sous le choc, ses collègues ont appelé à un rassemblement. Très rapidement, des soutiens d’autres dépôts, des syndicalistes CGT de différentes corporations et des élus locaux gonflent les rangs.

Ici, François est une figure. Présent sur tous les piquets de grève depuis le 5 décembre avec son mégaphone, ses airs de boute-en-train et sa bonhomie, il est connu de tous. Le 12 janvier dernier, le BB vous racontait son combat et ses craintes et il posait pour nous aux côtés de ses camarades Yassine et Patrick.

Un autre élu CGT menacé de révocation

Peu après 13 heures, les prises de paroles s’enchaînent. Derrière le mégaphone se trouve notamment Alexandre El Gamal, machiniste-receveur et élu CGT. Ce dernier est également sous le coup d’une mesure disciplinaire et on le menace de prendre la porte. Samedi, il a reçu une convocation pour le 3 février où est indiqué qu’il risque la révocation pour faute lourde.

Motifs invoqués : « entrave à la libre circulation des autobus et désorganisation de l’entreprise dans l’exercice de sa mission », « entrave à la liberté de travailler des machinistes receveurs non-grévistes ». En grève depuis le 5 décembre, Alexandre et ses collègues reprenaient le travail ce lundi. « Puis on a appris ce qui est arrivé à François », soupire-t-il. Pour lui, la direction cherche à « mettre la pression sur les têtes syndicales et les grévistes pour qu’ils arrêtent la grève et faire des exemples ». Mais loin d’être défaitiste, le père de famille compte bien s’expliquer devant sa direction le 3 et affirme sa volonté de poursuivre le mouvement autrement, en privilégiant les actions fortes.

Alexandre El Gamal, élu CGT

Responsable politique de la CGT et porte-parole de la fédération départementale, Benjamin Amar est présent. Lorsqu’on l’interroge sur la situation du dépôt, cet habitué des plateaux télévisés ne mâche pas ses mots : « La convocation d’Alexandre montre bien que la RATP se fout des soi-disant propos homophobes dont on a accusé les trois premiers convoqués (Yassine, Patrick et François, ndlr). Ce sont des accusations mortifères infondées », s’indigne-t-il.

« En plus de l’impact financier de la grève, il y a un coût moral, poursuit Benjamin Amar. Avec le geste de François qui s’est tailladé les veines sur le site ce matin, on franchit une ligne rouge. Nous verrons si les médias mainstream qui nous parlent sans cesse de la violence des grévistes et s’émeuvent à la moindre coupure d’électricité parleront de François. La violence, c’est aussi ça ! »

Le directeur du site cristallise les critiques

Soutien des premières heures du mouvement, Jean-Claude Kennedy, le maire (PCF) de Vitry, déplore le mutisme de la direction. « En tant qu’élus, on a tenté le dialogue mais on a trouvé porte close, confie-t-il. On attend d’une entreprise telle que la RATP le respect des organisations syndicales et de leurs élus, mais c’est l’inverse qui se produit ». Au mégaphone, lorsqu’on lui donne la parole, l’édile est plus vindicatif : « Je n’accepterai pas que ce dépôt de Vitry soit la honte de notre ville ! Si on avait un mort sur la conscience, je ne le pardonnerai pas à ce directeur de dépôt », s’exclame-t-il avant de demander sa révocation sous les applaudissements.

De son côté la députée (LFI) Mathilde Panot évoque « une direction particulièrement dure et inhumaine ». Selon elle, « le geste de désespoir de François est une conséquence directe du jusqu’au-boutisme du gouvernement et les convocations disciplinaires une véritable remise en question du droit de grève ».

Des élus syndicaux et politiques étaient là, comme Mathilde Panot, députée LFI

C’est donc bel et bien la gestion de la grève sur ce dépôt qui semble poser problème. De l’avis de tous, depuis l’arrivée du directeur du site il y a un an, les relations sont excessivement tendues. Dans notre précédent article, où nous dressions le portrait de Yassine, Patrick et François, nous l’évoquions déjà. Mais si François a craqué, il n’est malheureusement pas le seul. Contacté par téléphone, Yassine confie être en arrêt de travail pour dépression depuis le 14 janvier (lendemain de sa convocation). Les faits reprochés, les accusations d’homophobie et la peur de perdre son emploi l’ont moralement atteint. Et ce qu’il s’est passé hier n’a rien arrangé. « Après avoir appris ce qui est arrivé à François, j’étais sous le choc, confie-t-il. Lundi en fin d’après-midi, je me suis retrouvé aux urgences… Les médecins m’ont dit que c’était une crise de nerfs. »

Mis en cause par l’ensemble des agents, mais aussi par les élus présents, le directeur du site de Vitry Pierre Harislur-Arthapignet cristallise les critiques. La foule se décide à demander des comptes « au taulier ». Agents, élus, soutiens… Plusieurs dizaines de personnes joignent les actes aux paroles et se dirigent vers le bureau du directeur en chantant « Monsieur Arthapignet, bourreau des salariés…. On vient te chercher chez toi ».

Médusé devant son bureau, l’ancien joueur de l’équipe de France de rugby à la carrure imposante fait face. Pendant un peu moins d’une heure, il écoute impassible ceux qui réclament sa démission. Peu loquace, il se dit cependant « heureux d’avoir appris que la personne en question est sortie de l’hôpital », sans pour autant nommer François. « Quant au fait que vous demandiez ma démission, cela ne dépend pas de moi », ironise-t-il.

Les actions menées ici sont légales et légitimes

Après les prises de parole de plusieurs syndicalistes énumérant les manquements de leur directeur, le maire (PCF) d’Ivry-sur-Seine Philippe Bouyssou tente de faire l’intermédiaire. Il rappelle que « la lutte au dépôt de Vitry n’a pas été plus dure et plus violente que dans les autres dépôts. Les formes d’actions menées ici sont légales et légitimes, souligne-t-il. Ces quatre procédures doivent être interrompues et les sanctions immédiatement retirées. »

L’assemblée quitte les bureaux sans heurts.  D’autres actions sont prévues dès jeudi, et un rassemblement de soutien à Alexandre est déjà planifié le 3 février.

Contactée sur cette affaire, la RATP confirme qu’un « agent de maintenance s’est tailladé les avant-bras et qu’il est désormais hors de danger ». Elle indique par ailleurs « avoir immédiatement mis en place les dispositifs de prise en charge pour l’agent ainsi que pour le personnel ».

Céline BEAURY

Crédit photo : CB / Bondy Blog

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