« On n’a rien pour se protéger, je ne suis pas sereine », confie Claire*, éducatrice au sein d’un service d’AEMO (action éducative en milieu ouvert) de Seine-Saint-Denis. Une partie de son travail se fait désormais à distance mais elle effectue toujours quelques visites à domicile, sans masque. « La direction nous dit qu’on en n’a pas besoin parce qu’on n’est pas malade. » Dans son service, elles sont aujourd’hui 2 éducatrices pour 44 mineurs, quand le ratio devrait être de 1 éducateur pour 11 mineurs.

Au-delà des risques, c’est aussi le manque de considération qui l’a touchée : « Il vous a fallu une crise sanitaire mondiale pour vous rendre compte de la charge de travail de ceux qui nous sauvent la vie. Mais vous ne vous rendrez jamais compte de notre travail à nous, éducateurs, assistants sociaux… », enrage-t-elle sur son mur Facebook.    

En France, quelque 300 000 mineurs sont confiés à l’aide sociale à l’enfance (ASE). La prise en charge des mineurs peut impliquer un placement en foyer ou famille d’accueil, mais ils peuvent aussi être suivis tout en restant dans leur famille, c’est le rôle notamment de l’action éducative en milieu ouvert évoquée plus haut.

Une pénurie d’éducateurs que la crise surligne

La protection de l’enfance relève de la compétence des départements, lesquels ne sont pas logés à la même enseigne en termes de moyens financiers. En Seine-Saint-Denis résonne encore le cri d’alarme des juges pour enfants du tribunal de Bobigny : des délais de prise en charge allant jusqu’à 2 ans, un manque de personnels à tous les étages et une dégradation des conditions du travail éducatif et social qui rend le recrutement difficile.

En avril 2019, nous vous racontions le ras-le-bol de la cellule d’accompagnement des mineurs non accompagnés du département qui, après six mois d’existence, s’était retrouvée à 7 éducateurs pour 800 mineurs. Une situation qui ne s’est pas véritablement améliorée puisque les engagements pris à l’issue de la grève n’ont pas tous été respectés, déclenchant une deuxième grève en octobre : « Avant la crise, il y avait un énorme turn-over, déplore Julien Fonte, co-secrétaire général de la FSU 93 . Ils ont fait appel à des intérimaires qui eux-mêmes ne restent pas ». Au niveau du département, il y avait déjà 100 postes vacants sur 600 postes, indique-t-il aussi. Des chiffres forcément en hausse avec l’épidémie.

« La CAMNA continue de fonctionner, en service réduit, nous indique de son côté le Conseil départemental. Une présence est assurée par des éducateurs et éducatrices pour traiter les urgences (..) Nous leur avons demandé d’appeler également tous les MNA à l’hôtel pour continuer d’assurer un suivi de qualité. (…) Du fait des agents ayant dû être arrêtés les durées de traitement en sont rallongées, mais les équipes font le maximum pour que cela n’excède pas quelques jours. »

Pour pallier le manque et la baisse d’effectifs, le gouvernement a accordé aux professionnels de pouvoir mettre leurs enfants à l’école mais une semaine seulement après le début du confinement. Il a aussi été question de faire appel à des bénévoles. Une solution qui a ses limites : « on a besoin d’être bordé juridiquement et d’avoir accès à leur casier judiciaire, c’est compliqué en ce moment », explique Fabienne Quiriau, directrice de la Cnape (Convention nationale des associations de protection de l’enfance)

« Pour tous les départements qui avaient déjà des soucis, c’est en train de se détériorer. Le risque, c’est que les inégalités territoriales vont se marquer encore plus », explique Salvatore Stella, président du Cnaemo (Carrefour national de l’action éducative en milieu ouvert) qui comme d’autres réclamait déjà davantage de régulation de la part de l’Etat. Inédite par son ampleur, cette crise sanitaire a chamboulé le secteur, nécessitant une réorganisation expresse.

En Seine-Saint-Denis, le département a ainsi été le premier en France à mettre en place une plateforme de volontariat, permettant à des agents d’autres services d’intervenir de façon volontaire auprès de leurs collègues en première ligne. Une première équipe a ainsi été mobilisée au centre maternel du CDEF, à Saint-Ouen.

La crainte des violences intra-familiales

Le télétravail s’est imposé autant que possible pour le suivi des mineurs résidant au sein de leurs familles. « Il est clair qu’on ne va pas pouvoir tenir plusieurs semaines comme ça, prévient Salvatore Stella. Avec le confinement, les risques de violences intra-familiales sont accrus, il faut absolument qu’on retourne à domicile. »

Une mise en garde qui fait écho à la mort d’un enfant de 6 ans des suites des coups portés par son père, le 29 mars dernier à Tremblay-en-France. « Avec le confinement, les tensions ne peuvent que s’exacerber, embraye Fabienne Quiriau. Sur la durée, ça nous inquiète. Notre crainte c’est qu’il n’y ait pas de présence physique. Au-delà des familles qui n’ont jamais été repérées, il risque de se révéler des situations qu’on ne voyait pas chez des familles suivies. »

Au cours d’une visioconférence avec le secrétaire d’Etat chargée de la protection de l’enfance, Adrien Taquet, les échanges se sont tendus autour des protections sanitaires pour les personnels. « Le point dur, c’est essentiellement l’absence de masques qui représente un frein pour les interventions en milieu ouvert », explique encore Fabienne Quiriau.

Dans les foyers, les mineurs dont la situation le permet sont retournés chez eux. Eric*, éducateur spécialisé dans une MECS (maison d’enfants à caractère social), a carrément choisi de se confiner sur son lieu de travail. « Il y une réorganisation avec des horaires de 9h-22h sur trois jours consécutifs avec la possibilité de dormir sur place et 9 jours de repos derrière », détaille-t-il.

On a le sentiment d’être oublié

Au travail habituel s’ajoute l’accompagnement éducatif pour les enfants scolarisés à l’extérieur, un contexte « très fatigant » qui lui permet néanmoins d’avoir des temps privilégiés. « Normalement, on est 2 éducateurs pour un groupe de 9 enfants, là on est 3 pour 6. C’est très confortable, on a du temps pour les enfants qui sont plus en retrait, par exemple. »

Bilal* travaille dans une structure d’accueil d’urgence et il s’estime lui-aussi chanceux : « On a de l’espace, nous. Je n’imagine pas ce que ça doit être pour ceux qui sont dans des immeubles sans jardin ». Comme pour Eric, nos questions se heurtent souvent aux leurs : « Qu’est-ce qui va se passer pour nous ? Pour l’instant ça tient, même avec les jeunes les plus compliqués, mais ça commence à être tendu pour eux. Pour nous aussi c’est compliqué, on est tous dans la même galère et on a le sentiment d’être oublié. »

Certains de ses collègues sont restés confinés chez eux et des stagiaires sont passés en CDD pour maintenir les effectifs. La profession d’éducateur spécialisé connaît un gros turn-over et peine à recruter. « En 5 ans, il y a eu une baisse de 10 % chez les éducateurs qui sortent des écoles », souligne Salvatore Stella. Une crise des vocations qui s’explique entre autres par de faibles rémunérations et un avancement de carrière peu attractif.

Chez tous les professionnels que nous avons contactés, le flou demeure. Pour Sophia*, elle aussi éducatrice dans une MECS, des questions se sont aussi posées pour le retour de certains mineurs dans leur famille. « L’ASE a autorisé le retour pour certains et pas pour d’autres, dit-elle. Mais on n’arrive à avoir personne au téléphone et certains enfants n’ont pas de référents ASE depuis de le début de l’année ». Difficile aussi de respecter les règles du confinement dans le cadre de la vie en collectivité. « On a peur. Si jamais un enfant ou un collègue est contaminé, c’est sûr que tout le monde l’est », s’inquiète Sophia.

Une assistante familiale en ce moment, elle est éducatrice, psychologue et maîtresse

Dans l’angle mort, les familles d’accueil se retrouvent livrées à elles-mêmes. La mort du mari d’une assistante familiale atteint du Covid-19 cette semaine nourrit beaucoup d’angoisse chez ces professionnels. Et là aussi des questions restent en suspens. Comment faire si un enfant est contaminé par le virus ? Comment s’organiser pour aller faire des courses sans prendre le risque de laisser les enfants sans surveillance ?

« C’est très compliqué d’avoir les enfants à la maison 24 heures sur 24 », explique Abla, assistante familiale qui accueille 3 enfants de l’ASE. L’un deux est normalement scolarisé dans un institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (itep). « Une assistante familiale en ce moment, elle est éducatrice, psychologue et maîtresse », une tâche d’autant plus compliquée quand les familles ne disposent ni d’ordinateurs ni d’imprimantes.

Le département de la Seine-Saint-Denis a accordé une rallonge de 5 euros par jour et par enfant pour les assistants sociaux. Une mesure d’urgence assez maigre au regard des efforts déployés. « On a peur d’être oubliés, ce qu’on demande surtout aujourd’hui c’est que les enfants qui arrivent dans les familles puissent être testés », insiste Abla.

Vendredi 3 avril, le département a ouvert un internat de confinement dédié aux enfants contaminés dans les locaux du collège international de Noisy-le-Grand. « Nous avons démarré avec une capacité de 10 places, qui pourra évoluer selon les besoins, nous indique-t-on au cabinet de Stéphane Troussel, le président (PS) du conseil départemental. A ce jour, 20 enfants malades ou pour lesquels il y a suspicion de contamination, parmi les plus de 2000 enfants des structures collectives de l’ASE en Seine-Saint-Denis, ont pu être confinés comme il se doit dans leurs structures d’origine. » 

Parmi les 25 ordonnances adoptées dans le cadre de l’urgence sanitaire, un article prévoit notamment qu’il ne peut être mis fin à la prise en charge des jeunes majeurs. Une revendication de longue date chez les associations qui dénoncent les sorties sèches de trop nombreux jeunes placés qui se retrouvent à la rue sitôt leurs 18 ans fêtés.

« Si on arrive à trouver des solutions aussi rapidement, c’est bien la preuve qu’on peut le faire », constate Salvatore Stella. « Il y a une protection de l’enfance à double vitesse pour les MNA (mineurs non accompagnés) et là, d’un coup, ils ont trouvé des locaux et les évaluations ont été faites très rapidement », a-t-il aussi remarqué dans son département.

« En ce moment, tous les MNA sans évaluation sont présumés mineurs », rapporte le co-secrétaire général de la FSU 93. Mohamed, 17 ans, logé dans un hôtel à Noisy-le-Sec, n’a reçu aucune visite depuis le début du confinement. La nourriture est livrée comme habituellement et les contacts avec l’association se font par messages Whatsapp. Il confie : « On ne sait pas comment ça va se passer, quand est-ce qu’on va sortir ou comment ils vont nous envoyer des sous. Peut-être qu’ils ont oublié qu’on est des enfants ».

Le département précise de son côté être passé à la pension complète pour les MNA à l’hôtel depuis le début du confinement, au lieu de la demi-pension en vigueur habituellement.

Comme dans le secteur hospitalier, les problématiques habituelles sont exacerbées par la crise sanitaire avec un risque accru pour les mineurs. Une augmentation de plus de 30 % des signalements de violences conjugales a été constatée depuis le début du confinement, ce qui fait aussi craindre une montée en flèche des violences intra-familiales.

Si les professionnels se gardent pour l’instant de trop accabler les pouvoirs publics, certaines voix s’élèvent. « Cette crise sanitaire ne doit pas faire oublier les différentes responsabilités des collectivités territoriales et de l’Etat dans le délabrement annoncé de la protection de l’enfance, prévient la FSU territoriale dans un communiqué ce jeudi. Dans le travail social comme dans la société, le ‘jour d’après’ se doit d’être en rupture avec les jours d’avant cette crise sanitaire ». 

Héléna BERKAOUI

*Les prénoms ont été modifiés

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