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Milhab se bat pour éduquer ses enfants comme elle l’entend. « C’est pour s’émanciper. Moi, je n’ai rien contre l’école publique, mais on dirait que tout est fait pour que l’on ne sorte pas de notre quartier », explique-t-elle. La Bondynoise n’a presque jamais envoyé ses 5 enfants à l’école. Elle a préféré prendre en charge leur instruction.

« Malheureusement, la situation à l’école est assez délétère aujourd’hui. Dans l’école de notre quartier, les seules sorties qu’il y a, ce sont une ou deux séances au ciné de la ville dans l’année », déplore Milhab. L’instruction en famille (IEF) lui permet de faire des sorties culturelles toutes les semaines, d’aller au Louvre, à la cité des sciences. « Nous, ce qu’on veut, c’est que nos enfants aient accès à la culture, accès à Paris, qu’on ne leur dise pas que c’est pour les autres », assure-t-elle.

Il y a plus de 10 ans, l’Instruction en Famille (IEF) devait être une solution temporaire pour sa première fille. Mais étant donné les bénéfices tirés de ce mode d’éducation, la famille a choisi de continuer ainsi pour toute la fratrie.

« Nous avons toujours reçu des avis positifs de la part des inspecteurs »

Chaque année, le niveau des enfants de Milhab est évalué par la mairie et l’académie qui viennent s’assurer du bon déroulement du processus d’instruction. Depuis plus de 10 ans, elle a « toujours reçu des avis positifs des inspecteurs ». Pourtant, en cette rentrée 2022, le benjamin de la famille n’a pas eu le droit de suivre la même voie que ses frères et sœurs.

Comme beaucoup d’autres enfants, à seulement 3 ans, il s’est vu refuser l’accès à l’IEF et a dû être inscrit à l’école. Une conséquence directe de la loi confortant les principes de la République, la loi dite “séparatisme”, qui a modifié la législation en vigueur.

Deux lois consécutives changent la donne

En deux ans, deux lois du gouvernement Macron sont venues modifier les conditions d’accès à l’IEF. En 2019, la loi Blanquer portée par le ministre de l’Éducation nationale de l’époque, faisait passer l’âge obligatoire de scolarisation de 6 à 3 ans.

La loi séparatisme est promulguée en août 2020. Cette fois, l’IEF est directement dans le viseur. Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, entend traquer « les petits fantômes de la République ». Denis Verloes fait partie de la Fédération pour la liberté du choix de l’instruction et des apprentissages (FELICIA). Cette fédération se revendique laïque, apolitique, asyndicale et humaniste.

Monsieur Darmanin a construit un narratif […] autour de l’aspect religieux de l’IEF, qui ne reflète pas du tout la réalité

Pour lui, lutter contre le séparatisme en restreignant le droit à l’IEF est un non-sens. « Monsieur Darmanin a construit un narratif qui dit “les gamins qui ne vont pas à l’école, on ne les connaît pas” et autour de l’aspect religieux de l’IEF, qui ne reflète pas du tout la réalité », explique-t-il. Mais le ministre ne semble pas faire de distinction entre les enfants en IEF – donc déclarés, qui subissent des contrôles réguliers – et ceux qui ne sont pas déclarés, donc de fait, hors du système. 

L’amalgame a en fait été initié par Emmanuel Macron lui-même. La loi est annoncée par le discours des Mureaux du Président en octobre 2020. Il assurait que « chaque jour, des recteurs découvrent des enfants totalement hors système. Chaque semaine, des préfets ferment des écoles illégales, souvent administrées par des extrémistes religieux ».

Deux rapports demandés par les associations en faveur de l’IEF à la direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO) mettent à mal cette assertion. Ces études ne font pas ressortir de problématiques de séparatisme ou de radicalisation liées à la pratique. D’après la DGESCO, 98% des contrôles académiques pour valider le niveau scolaire des enfants instruits en familles sont réussis.

Un nouveau régime d’autorisation préalable

Concrètement, l’article 49 de la loi séparatisme prévoit le passage d’un simple régime déclaratif à un régime d’autorisation préalable. Les familles doivent désormais élaborer un projet éducatif. Un dossier qu’ils doivent soumettre à la Direction des services départementaux de l’Éducation Nationale (DSDEN) au printemps, pour la rentrée suivante.

Le texte de loi prévoit quatre motifs que les familles peuvent faire valoir pour justifier la demande d’autorisation. L’état de santé de l’enfant ou son handicap, la pratique d’activités sportives ou artistiques intensives, l’itinérance de la famille en France ou l’éloignement géographique. Dernier motif : l’existence d’une situation propre à l’enfant motivant le projet éducatif d’instruction en famille.

Un flou juridique qui motive des décisions ressenties comme arbitraires

Ce dernier motif est au cœur de l’imbroglio. Qu’est-ce qu’une situation propre à l’enfant ? Certains la comprendront comme une “particularité” de l’enfant qui motive la volonté de la famille. Mais le texte reste sujet à interprétation. Ce qui n’est pas un hasard selon Denis Verloes.

« Jean-Michel Blanquer sait exactement ce qu’il fait, il est professeur de droit. Quand il crée le motif 4, il sait que c’est quelque chose de juridiquement très flou. Dans la loi, ce qu’est une situation propre à l’enfant n’est pas définie », explique-t-il. Lors de la rentrée 2022, les DSDEN ont en charge d’étudier les dossiers de chaque enfant et de décider s’ils peuvent être instruits en famille. Ce qui a entraîné de nombreux refus sur la base du motif 4, sans que les familles ne comprennent véritablement les motifs de cette décision. Par ailleurs, de fortes disparités territoriales dans le traitement des demandes.

Pap Ndiaye reconnaît des « écarts très forts entre académie »

Le ministre de l’Éducation, Pap Ndiaye, a annoncé lors d’une commission parlementaire, le 2 août dernier, que 53% des demandes seulement avaient été acceptées en 2022.

Au cours de cette commission, le successeur de Jean-Michel Blanquer a admis : « Là où nous pêchons au ministère, c’est qu’il y a des écarts très forts entre académies et départements quant aux réponses qui sont fournies. Dans certains départements, c’est un non qui est très massif. » Et d’ajouter : « Nous devons absolument équilibrer les choses à l’échelle du pays. »

Le 93 semble particulièrement touché par les refus

Le collectif Collect’ief 93, dont fait partie Milhab, dénonce ces disparités. La Seine-Saint-Denis semble particulièrement touchée par ces refus. « Ce qu’on constate, c’est que les gens autour de nous n’ont eu que des refus. Alors que dans les familles que l’on connaît dans le 77 et le 94, ou à Paris, il y a eu de nombreuses acceptations. On voit vraiment qu’il y a eu un traitement particulier dans le 93 et qu’il y a rupture d’égalité », assène Milhab.

Le Bondy Blog a contacté le rectorat de l’académie de Créteil. Sa directrice de la communication assure qu’il n’y a pas eu plus de refus dans le 93 que dans les deux autres départements de l’académie au total. Pourtant, le rectorat refuse de communiquer les chiffres concernant le nombre de refus sur les premières demandes et sur le fameux motif 4. Chiffre qui aurait permis de confirmer ou d’infirmer l’existence de ces disparités.

Devant les tribunaux, les inégalités persistent

De nombreuses familles ont effectué un premier recours auprès des rectorats après leur refus. Et pour celles qui ont été déboutées, certaines ont attaqué la décision au tribunal administratif (TA). Là encore, les inégalités persistent. Maître Antoine Fouret plaide pour ces familles dans différents TA depuis cet été. « Il y a aussi des disparités entre les tribunaux. Il y en a qui vont accepter en référé, d’autres qui vont majoritairement refuser », rapporte-t-il.

Pour lui, l’harmonisation avancée par Pap Ndiaye n’est pas possible en l’état. « Certaines juridictions vont aller dans le sens des familles, on l’a constaté surtout dans l’ouest du pays. »

En revanche, il se montre très inquiet pour l’Île-de-France. Une région qui selon lui n’a pas une forte culture de l’IEF. « Je pense que les juges qui connaissent assez peu l’IEF et qui savent que le changement a eu lieu suite à la loi séparatisme pensent qu’ils vont avoir devant eux de dangereux séparatistes. »

« On semble aller vers une interdiction définitive de l’IEF »

Le ministère de l’Éducation nationale, contacté par le Bondy Blog, indique que « trois éléments de régulation ont été mobilisés : le réexamen par les académies en cas de recours contre un refus, la jurisprudence du Conseil d’État, un travail régulier avec les référents IEF ». 

Un rééquilibrage insuffisant pour Me Fouret : « On semble aller vers une interdiction définitive de l’IEF ». Aujourd’hui, les familles qui avaient déjà un enfant en IEF l’année précédente ont une autorisation de plein droit de deux ans. Une autorisation qui pourrait donc être remise en cause plus tard. « Si on se bat c’est aussi pour nos autres enfants », clame Milhab. « On craint que leur droit à l’IEF soit remis en question de la même façon d’ici peu de temps. »

Si l’instruction en famille concerne une minorité d’enfants en France (71 000 en juin 2022) et a pu être dans le passé un combat cher à la droite conservatrice, elle est pratiquée par une grande diversité de familles. La liberté d’instruction demeure un droit fondamental.

Névil Gagnepain

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