Rémunération des stages par l’État, augmentation de leurs durées au détriment des heures d’enseignement général, création de “bureaux des entreprises” dans les lycées… Les 12 mesures de la future réforme des lycées dévoilées par Emmanuel Macron jeudi dernier rapprochent un peu plus les lycées professionnels (LP) des entreprises. Et ce, au détriment de la formation intellectuelle et culturelle des jeunes des classes populaires, juste bons à servir de main d’œuvre pour les entreprises.

Pour le Bondy Blog, Vincent Troger, Maitre de conférence émérite de l’université de Nantes et historien des lycées professionnels, revient sur l’histoire de ces filières. Pour lui, ces filières ont été victimes de la transformation de la société capitaliste au tournant des années 1970. Depuis, les politiques proposent régulièrement les mêmes solutions, malgré l’évidente impasse. Interview.

Avez-vous été surpris des annonces d’Emmanuel Macron sur la réforme du lycée professionnel ?

Depuis la fin des années 70, tous les gouvernements qui se sont succédé disent qu’ils vont rénover la voie professionnelle et en faire une voie d’excellence. Mais c’est une rhétorique, on ne peut pas faire une voie d’excellence avec des débouchés professionnels qui sont tous des métiers qualifiés de base. Les LP ne peuvent pas avoir la dimension attractive qu’ils avaient avant les années 70. Donc que proposer ? Il n’y a pas beaucoup de solutions et celles que propose Macron ne sont pas nouvelles.

L’idée de Macron, c’est l’idée de toutes les élites technocratiques sur les LP depuis maintenant 60 ans

L’idée de Macron, c’est l’idée de toutes les élites technocratiques sur les LP depuis maintenant 60 ans, c’est de croire qu’il va y avoir une adéquation emploi formation. C’est comme dit Macron, qu’on va avoir 100% des jeunes qui vont trouver un boulot. Sauf que c’est prouvé depuis longtemps, ça ne marche pas comme ça et ça n’a jamais marché comme ça. Sauf pendant le moment exceptionnel des 30 glorieuses.

Par exemple, la solution qui revient, c’est de rémunérer les élèves de LP. C’est une solution qui avait été proposée la première fois par Claude Allègre en 2000. Évidemment ça coute très cher, il y a 650 000 élèves en LP, ça fait du monde à payer. Et évidemment, les élèves de LP seront payés par l’État. On arrose de prime les entreprises quand elles prennent des apprentis. Ce n’est pas étonnant que les entreprises n’aient pas envie de payer des stages.

Macron part du constat du déclassement du lycée professionnel. Est-ce que ce déclassement est une réalité ? Pourquoi les lycées pro ont si mauvaise presse ?

Ce n’est pas étonnant que seuls les enfants des milieux les plus modestes acceptent d’y entrer. Le sociologue Raymond Boudon l’a bien montré : si vos parents occupent des emplois très modestes dans la société, obtenir un bac pro et peut-être un BTS, c’est une promotion sociale. Mais si vos parents sont cadres, médecins, vous risquez une mobilité sociale descendante.

Aujourd’hui, dans les banlieues des grandes villes, le LP est stigmatisé par le fait que l’on y voit presque uniquement des enfants d’ouvriers, qui sont en plus stigmatisés puisque pour la plupart des enfants de familles issues de l’immigration.

Est-ce qu’on peut dire que l’orientation en lycée professionnel est devenue une orientation par défaut, où sont envoyés les élèves en échec dans le général, mais pas par choix ?

L’orientation par défaut, je fais partie de ceux qui critiquent un peu cette notion. C’est vrai pour une partie des élèves de LP mais pas pour la totalité. Une enquête d’une collègue, Prisca Kergoat, mettait en avant que 30 % des élèves avaient vraiment choisi cette orientation, avaient un métier, et étaient heureux de ce métier.

Après oui les autres, soit ils ne sont pas dans la formation qu’ils voudraient, soit ils auraient préféré aller dans le général, mais on leur a dit qu’ils n’avaient pas le niveau. Mais le fond du problème, ça reste que la promotion sociale à la fin du LP reste faible.

Est-ce que cette faible promotion sociale à la sortie du lycée professionnel est une fatalité et est-ce qu’elle a toujours été une réalité ? En d’autres termes, de quand date le déclassement des lycées professionnels et à quoi est-il dû ?

Difficile de répondre simplement à cette question en tant qu’historien. Le déclassement est très ancien maintenant. Les établissements qui ont précédé les LP ont été créés juste avant, pendant et juste après la guerre. Ils ont comblé un vide qui était la difficulté des grandes entreprises industrielles françaises à assumer elles-mêmes la formation de leur main d’œuvre ouvrière qualifiée. Il était difficile de combler les besoins de recrutement durant l’après-guerre, avant le baby-boom où la démographie est faible. Plus encore pendant la période des 30 glorieuses où c’est la reconstruction et il faut aller très vite.

Gérard Noiriel a dit que le Centre d’apprentissage (équivalent des LP de l’époque) était la planche de salut des enfants de la classe ouvrière

Il y a eu un accord entre les grandes entreprises industrielles et particulièrement celles de la métallurgie et de la construction mécanique. L’objectif, en accord avec l’État, était de prendre en charge la formation des ouvriers qualifiés, de bien les former, notamment à utiliser des machines complexes. Ça a commencé comme ça, et on a atteint presque 300 000 élèves en 1960. C’était l’âge d’or de l’enseignement professionnel.

Gérard Noiriel a dit que le Centre d’apprentissage (équivalent des LP de l’époque) était la planche de salut des enfants de la classe ouvrière. C’est-à-dire qu’ils trouvaient tout de suite un boulot d’ouvriers qualifiés ou hautement qualifiés. On est à une époque où les gens sont très peu diplômés. 10 % ont le bac et les autres commencent à travailler à 14, 15 ans. Avoir un CAP permettait à ces jeunes d’accéder à des emplois qualifiés. Ça a duré jusqu’au milieu des années 60.

Qu’est-ce qui a changé depuis ?

Les difficultés ont commencé à la fin des années 60 et surtout 70. Ces difficultés sont de trois ordres. D’une part, le capitalisme est entré dans une phase de transformation de ses modes de production. Ça a été le début de la désindustrialisation, de la délocalisation des entreprises, notamment dans la métallurgie et de la construction mécanique. Ça a entrainé une augmentation du chômage, particulièrement pour les jeunes ouvriers dans ces secteurs d’activité.

La deuxième, c’est la massification du système éducatif. On a eu un très fort développement des diplômes, c’est la politique du Général de Gaulle, avec l’idée qu’on allait avoir une adéquation emploi formation. On a vu la création des BTS en 62 puis du BEP, du bac pro, des DUT.

La transformation du mode de production de l’économie moderne, les délocalisations et les nouvelles pratiques du capitalisme mondialisé ont marginalisé de fait les lycées professionnels.

Les conséquences que cela a eues, c’est que tous les emplois qualifiés que les jeunes diplômés, titulaires d’un CAP, obtenaient par promotion interne, étaient de plus en plus difficiles à atteindre. Des jeunes diplômés directement à ce niveau de qualification sortaient des autres formations. Donc ça a bloqué la possibilité de promotion interne. Ça a enfermé de plus en plus les jeunes qui sortent de LP dans des statuts subalternes avec une faible chance de promotion.

Et la troisième difficulté, c’est que l’économie s’est tertiarisée. Ces emplois tertiaires correspondent beaucoup moins aux caractéristiques d’un ouvrier qualifié de base. Le meilleur exemple, c’est la comptabilité ou le secrétariat, où on a besoin de gens qui sont du niveau d’un BTS ou d’un DUT.

Donc il n’y a pas de mystère là-dedans. La transformation du mode de production de l’économie moderne, les délocalisations et les nouvelles pratiques du capitalisme mondialisé ont marginalisé de fait les lycées professionnels.

Dans ce cadre, selon vous, quelles seraient les solutions pour améliorer la situation ?

La première solution, ce serait d’admettre que les itinéraires de réussites peuvent être variés et complexes. D’ailleurs, les jeunes aujourd’hui prennent le temps de suivre des itinéraires complexes. Donc penser qu’on va insérer tout le monde à 18 ans, c’est déconnecté de la réalité. Le LP pourrait être un des outils de ces itinéraires. Il faut qu’on le pense comme un endroit où un élève qui n’est pas à l’aise en enseignement général ou qui en a marre, mais qui a quand même envie de faire quelque chose, puisse essayer autre chose.

Mais penser qu’on va insérer les jeunes à 18 ans à la sortie de l’école, ce n’est pas logique. D’autant plus que les jeunes eux ne le pensent pas comme ça aujourd’hui. C’est une fausse piste, ça conduit à des décisions qui ont peu de chance d’être pertinentes.

Propos recueillis par Névil Gagnepain

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