Menacés d’expulsion de l’hôtel meublé qu’ils occupaient dans le XI° arrondissement parisien, les chibanis ont obtenu un sursis. Leur combat continue, un de plus dans leurs longues histoires. 

« Je vais dormir un peu mieux maintenant », c’est la réaction de l’un des chibanis de la rue du Faubourg Saint Antoine après avoir appris, ce lundi, que lui et les autres résidents de l’immeuble ne seraient pas expulsés avant la trêve hivernale. Une petite victoire pour ces vieux messieurs.

Il y a ceux qui ont emprunté les routes principales, arrivée en France, boulot, regroupement familial et logement, souvent social, et ceux qui ont emprunté les sentiers escarpés de l’histoire de l’immigration. Ceux qui n’ont jamais su choisir entre une vie ici et une vie là-bas. En France, le mythe du retour les a hanté et la culpabilité aussi, de savoir les siens là-bas, vivant moins bien. Là-bas, c’est l’Algérie ou le Maroc et lorsqu’ils y sont, la France leur manque. Entre ces deux pays, leur destin leur a joué des tours, les bons choix qu’ils croyaient avoir faits hier apparaissent aujourd’hui comme des erreurs de parcours. À tel point que certains pensent avoir : « tout raté ».

C’est ce que Kamel* a dit à haute voix, dans la chambre de 12m2 qu’il partage avec un autre « chibani » comme ont dit. Deux lits, des vêtements suspendus, un petit coin cuisine et lui qui m’invite à m’asseoir à une table, soucieux de m’accueillir comme il faut il me demande : « Tu veux un café ? Un yaourt ? Une compote ? Tu as mangé au moins ? » Oui j’ai mangé et je lui dis « va pour une compote ». « Tiens, un yaourt et une compote, tu vas manger les deux » me dit-il d’un air presque menaçant.

Et puis il a commencé à me nourrir de ses souvenirs. Nous sommes en 1970 lorsqu’il arrive en France, il est en règle et commence à travailler dans la restauration, puis une connaissance lui parle d’un métier qui gagne mieux. Très vite, il abandonne la restauration puis se met à travailler dans une usine d’imprimerie, « Le Nouvel Observateur, l’Express, Paris Match, tout ça on s’en occupait » me dit-il fièrement. « Ah oui cette époque c’était bien, tout était simple, je gagnais bien ma vie. Et la majorité de ce que je gagnais, je l’envoyais en Algérie, pour mes frères restés là-bas, des voitures je leur en ai acheté plein ». Acheter des voitures, envoyer de l’argent comme pour remplir sa mission, comme pour se racheter non pas d’être parti et d’avoir laissé une famille, un pays derrière soi. Non, se racheter d’avoir la chance de vivre en France, ce pays rêvé, ce pays fantasmé encore aujourd’hui.

Il restera en France une dizaine d’années. Années durant lesquelles il tapera dans l’œil de Sophie* sa supérieure à l’usine, « nous sommes devenus copains » me dit-il pudiquement, « mais tu sais à l’époque, j’étais fort, j’étais beau gosse, pas comme maintenant » et ses yeux verts sourient et me le confirment. Avec elle, il construit une vie et une famille en France « elle m’aimait beaucoup, vraiment », la légendaire fierté des hommes orientaux l’empêchant surement de dire « et je l’aimais beaucoup aussi », mais l’émotion dans sa voix lorsqu’il parle d’elle le trahit.

Mais cela ne l’empêchera pas de rentrer en Algérie, comme prévu depuis le début, comme pensait le faire la majorité des travailleurs immigrés arrivés dans ces années-là. Kamel, lui le fera vraiment, son autre famille l’attend, car il a laissé une femme là-bas, ça, Sophie l’a su, et lui a même dit « pourquoi tu ne la ramènes pas ici ? Je ne suis pas jalouse ». « Mais j’étais bête, dit-il, je ne l’ai pas fait, j’aurais dû l’écouter, c’est quelqu’un de bien Sophie, les Français sont gentils ».

Il restera plus de dix ans en Algérie, « je vivais bien, avec mes frères, on transportait du matériel avec les voitures que j’avais acheté en France ». Puis un jour son commerce périclite « je sais maintenant que tout l’argent que j’ai investi en Kabylie, c’est comme si je l’avais jeté à la poubelle ». Nous voilà dans les années 90, retour en France, sans papiers cette fois, papiers qu’il n’obtiendra que dans les années 2000, dans l’intervalle, il a vécu de petits boulots, non déclarés bien sûr. C’est à cette période-là qu’il atterrit rue du Faubourg Saint Antoine. Il y rencontre, entre autres, Hassan*, Mouad* qui l’ont écouté me raconter son histoire, acquiesçant de la tête de temps à autre. Mouad me dit « moi tu sais, je suis un aventurier, y’a beaucoup de choses à dire, mais je n’ai pas eu trop de chance, je crois que l’on m’a jeté un sort ». Hassan quant à lui, de nature timide, me dit venir du Maroc, il ne me confie pas l’existence d’une famille quelque part, il semble perdu. Kamel s’excuse de ne pas avoir d’alcool à lui servir, comme gêné, Hassan baisse la tête et en arabe répond « non non, c’est bon, j’ai bu un café, j’en veux pas ».

Des liens se sont tissés entre eux, mais le lien plus fort semble celui qu’ils ont avec la France « j’ai pris l’habitude de vivre comme ici, quand j’étais en Algérie, ça me manquait ». Hôtel insalubre ou pas, c’est ici qu’ils veulent  passer leurs vieux jours, dans ce pays à qui ils ont donné et dans lequel ils ont vécu pleinement les belles journées de leurs vingt ans. Des journées qui ont été pleines de joie, de culpabilité, d’incertitudes et d’erreurs.

Ils me raccompagnent dehors, une personne du DAL va venir les voir, avec un journaliste « c’est fatiguant tous ces journalistes, mais on en a besoin ». Je m’en vais donc histoire de leur laisser un moment de répit, ils m’invitent à revenir et me saluent avec chaleur, demandent à Dieu de me garder. Et intérieurement, je lui adresse la même prière les concernant.

Latifa Oulkhouir

* prénoms modifiés

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