Sur la dalle du parvis de la préfecture de Bobigny, un groupe se forme, banderoles et pancartes à la main. « Préfets, préfets, ouvrez les guichets ! », scandent à l’unisson les manifestants réunis mercredi 1er février. Les travailleurs.euses sans-papiers et les militants associatifs dénoncent les conséquences catastrophiques de la dématérialisation des procédures.

« 6 mois pour avoir un rendez-vous, 6 mois pour avoir une réponse, 6 mois avec de la chance », peut-on lire sur l’une des pancartes. Initiée dans les années 2010, la dématérialisation des démarches pour les titres de séjour s’est intensifiée depuis la pandémie de Covid 19. La fermeture des guichets physiques a engendré d’interminables files d’attente numériques. Depuis, les préfectures et leurs maigres effectifs sont dépassées par le nombre de demandes.

Des mois voire des années d’attente pour un rendez-vous

Pour les personnes sans-papiers les conséquences sont catastrophiques. Certains reçoivent des réponses tardives ou pas de réponses du tout. En parallèle, les refus de cartes de séjour se multiplient. La situation est devenue alarmante en Seine-Saint-Denis où les régularisations sont à l’arrêt. Le département est pourtant celui qui accueille le plus grand nombre d’étrangers en France métropolitaine.

« On est ici pour demander au préfet d’ouvrir les guichets. J’attends un rendez-vous à la préfecture depuis deux ans ! », lâche Ahamada, visiblement exaspéré. Employé dans la restauration, l’homme de 30 ans se démène sans relâche pour pouvoir faire ses démarches. « Avec la Cimade, j’ai fait deux recours auprès du tribunal administratif. Mais il faut attendre six semaines entre chaque recours et je n’ai toujours pas de réponses », témoigne-t-il derrière ses lunettes noires.

Un calvaire administratif qui n’entame pas sa combativité. « Nous, les sans-papiers, on est déterminés à réclamer nos droits. Tous les camarades doivent se mobiliser pour obtenir les régularisations », appelle Ahamada, membre du CSP (Collectif de Sans-Papiers) de Montreuil.

Sans papier, l’impossibilité de s’établir dignement

Une dalle surélevée fait office d’estrade sur laquelle les manifestants prennent la parole. « J’ai demandé un rendez-vous il y a cinq mois avec une démarche simplifiée, mais je n’ai pas eu de réponses. L’attente est difficile pour mes enfants et pour moi aussi », s’ouvre Fatima, une femme de 35 ans, couverte d’une doudoune noire.

Sa fillette à la main, elle raconte la galère depuis son arrivée d’Algérie en 2017. Avec son mari et ses deux enfants, elle loge dans un hôtel social en l’attente d’une solution d’hébergement pérenne. Sans papier, il est presque impossible de se loger décemment ou de trouver un travail correctement rémunéré.

À ses côtés, son amie Nabilla explique vivre à l’hôtel avec ses enfants, depuis son arrivée d’Algérie en 2018. Pour déposer un dossier en préfecture, il faut justifier de cinq ans de présence en France et produire des fiches de paie. Ce sera le cas pour elle en octobre mais elle a anticipé sa demande. « J’ai commencé les démarches parce que c’est tellement long… J’ai peur d’avoir un rendez-vous après la majorité de ma fille qui va avoir 16 ans. Vous imaginez ! », explique t-elle. En attendant, cette mère de famille de 45 ans cumule les emplois, dans le ménage, la garde d’enfants et la coiffure.

La dématérialisation totale suscite l’inquiétude

La dématérialisation est désormais systématique, c’est l’ANEF (Administration numérique pour les étrangers) qui se charge du traitement des dossiers. La plateforme, lancée sur le territoire national fin 2022, est censée simplifier les démarches administratives. « Il y a eu plusieurs problèmes techniques. Pendant plusieurs mois, la procédure pour obtenir le titre de séjour “passeport talent” ne marchait pas », indique Lise Faron, responsable des questions Entrée, séjour et droits sociaux à la Cimade.

La légalité même du système de dématérialisation est remise en cause par les associations. Saisi par une vingtaine d’organisations et syndicats, le conseil d’Etat a confirmé en juin dernier la légalité du téléservice, mais a obligé les préfectures à accueillir et accompagner physiquement les personnes en difficulté. Elles doivent prévoir en outre des alternatives crédibles pour répondre aux problèmes techniques du service. « C’était il y a six mois et rien n’a changé. C’est hallucinant de voir le peu de considération que le ministère de l’Intérieur, et les préfectures, ont pour cette décision », dénonce Lise Faron.

À proximité de l’estrade, Bintou lève fièrement sa pancarte. Masque chirurgical sur le visage, c’est avec émotion qu’elle raconte son histoire : « J’ai travaillé chez une femme à Aubervilliers, elle voulait me déclarer à l’Urssaf. Mais l’organisme a demandé à ce qu’elle m’arrête parce que je n’avais pas de papiers. Depuis, je me cache pour travailler. Comment je peux vivre autrement ? »

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Alors que le petit groupe de manifestants commence à se disperser, Mamba Touré reste sur place. Lui a fini par obtenir sa régularisation, mais c’est pour les autres qu’il se bat. Moins chanceux, deux de ses amis ont reçu une obligation de quitter le territoire français (OQTF), malgré dix ans de présence et de travail en France. Mais leur recours contre cette décision a abouti. « La préfecture leur a donc donné des autorisations provisoires de séjour qui sont expirées et on peine à les renouveler. J’ai galéré plus de trois mois pour leur obtenir un rendez-vous », relate Mamba Touré.

Derrière lui, une banderole est affichée sur la Préfecture : « En Seine-Saint-Denis, les Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024, accélérateurs d’histoire(s) ». Une histoire tragique pour les sans-papiers qui travaillent sur les chantiers des JO à proximité. Leurs conditions de travail et leur statut font l’objet d’une enquête préliminaire ouverte par le parquet de Bobigny, en mars dernier, pour « travail dissimulé »  et « emploi d’étranger sans titre en bande organisée ».

Aïssata Soumaré

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