« Les demandeurs d’asile ne sont pas des numéros, les agents de l’Ofpra ne sont pas des robots. » Devant le siège de l’Ofpra, à Fontenay-sous-bois, les grévistes font connaître leurs revendications, ce jeudi 7 mars. Pour répondre aux objectifs gouvernementaux qui visent à réduire l’instruction des demandes d’asile à deux mois, les officiers de protection doivent suivre une cadence de travail effrénée : 386 décisions à rendre en un an.

« C’est environ deux entretiens par jour de travail effectifs, explique Anouk Lerais, co-secrétaire générale de la CGT. Ça représente deux parcours de vie entiers qu’il faut étudier avec la sérénité et l’écoute nécessaires. » Aux côtés d’Anouk, une de ses collègues abonde. « On est contraints parfois d’écourter nos entretiens parce qu’il faut ensuite rendre la décision dans la foulée. On ne peut pas tenir ce rythme sur la longueur », explique-t-elle.

Des personnes qui ont droit au séjour en France se retrouvent dans des situations administratives impossibles

En plus d’une baisse des objectifs chiffrés qui leur sont imposés, les agents réclament un renforcement du pôle protection ainsi que des services de ressources humaines, d’informatique et de budget, actuellement en sous-effectifs. « Des personnes qui ont droit au séjour en France se retrouvent dans des situations administratives impossibles parce que l’accent a été mis sur cette réduction des délais d’instruction sans prendre en compte tout le reste. Finalement, tout dysfonctionne », se désole Anouk.

La protection constitue un pan important de l’activité de l’Ofpra. Si une personne est réfugiée en France parce qu’un retour dans son pays d’origine lui ferait courir des risques de violation grave des droits de l’homme, elle peut bénéficier d’une protection subsidiaire. L’Ofpra lui permet alors d’accéder à un logement, des études, un travail afin de lui faciliter son quotidien. Mais avec les objectifs gouvernementaux à respecter pour les demandes d’asile, les délais concernant la protection s’allongent. Certains réfugiés attendent entre un an et un an et demi pour obtenir leurs documents d’état civil.

« Ce matin, un monsieur réfugié depuis 2009 me disait qu’il attendait depuis deux semaines un acte d’état civil qu’il avait demandé pour faire des démarches auprès du consulat. Quand il venait ici en 2012, il avait directement accès à des agents de la protection qui lui fournissaient les documents dont il avait besoin », raconte Henri de Bonnaventure, co-secrétaire du syndicat Asyl. Haut-parleur à la main, c’est lui qui dirige l’orchestre des slogans scandés sur le piquet de grève. Depuis le début du mouvement en octobre dernier, la CGT et l’Asyl se sont regroupés dans un mouvement intersyndical pour défendre le droit d’asile et l’amélioration des conditions de travail des agents.

La détérioration de l’accueil des demandeurs d’asile pèse sur le mental des agents

À cause de la pression grandissante mise sur les agents de l’Ofpra, l’établissement connaît un important turn-over dû à des démissions, des arrêts maladie et des burn-out à la chaîne. « C’est sûr qu’il y a un ras-le-bol. Nous, si on fait le travail d’officier de protection, c’est parce qu’on a envie d’être là pour offrir l’accueil le plus digne possible à ces gens qui ont traversé des choses affreuses », fait valoir l’un des grévistes.

« Mais ça devient pesant de se dire qu’on a de moins en moins de temps pour les recevoir correctement. C’est pour ça qu’on se bat aujourd’hui », poursuit-il. Qui dit démissions et burn-out, dit aussi fatigue pour les collègues qui se retrouvent avec une charge de travail supplémentaire lorsqu’ils doivent récupérer les dossiers laissés à l’abandon. Même problème au niveau des chefs de section qui finissent débordés face au nombre d’études à valider.

On mène un combat dans l’intérêt des usagers qu’on reçoit

« On fait de notre mieux, mais c’est tout un système qui s’écroule et ça nous inquiète beaucoup parce qu’on a un travail fondamental. On n’est même pas sur des revendications salariales ! On mène un combat dans l’intérêt des usagers qu’on reçoit, que ce soit pour la qualité des entretiens qu’on va mener ou pour la nécessité de défendre le besoin de protection », s’indigne son collègue.

Parce qu’on leur impose de faire leur travail dans de mauvaises conditions, certains agents ont l’impression de perdre le sens du métier pour lequel ils ont choisi de se former. « On est très spécialisés sur les pays que l’on traite. On connaît la géopolitique et la situation sociale des pays d’origine des demandeurs. Mais cette compétence-là, on doit presque la mettre de côté pour pouvoir rapidement instruire les dossiers », regrette une jeune agente présente sur le piquet de grève.

Elle dénonce, elle, une autre charge de travail supplémentaire qui empiète sur leurs missions d’instruction : la responsabilité de former de nouveaux agents via le tutorat. « Les gens restent très peu dans cette profession même si la matière est intéressante et qu’on a vraiment notre métier à cœur.  Donc une immense partie des agents est nouvelle et la formation qu’on doit leur fournir n’est pas prise en compte dans notre rythme quotidien. On doit toujours faire plus, mais à moyens constants », décrit-elle.

Une direction opaque et fermée aux revendications des agents

Les syndicats ont été reçus mardi par la direction de l’Ofpra mais sans réponse positive à leurs demandes. « La direction revient sur les petites mesures qui ont été mises en œuvre depuis le début du mouvement : le télétravail, l’équipement de nos cafétérias. Mais ce sont vraiment des bricoles, ça ne répond pas au cœur de nos revendications », s’agace la co-secrétaire générale de la CGT. Sans cesse, les grévistes sont renvoyés aux négociations en cours du Contrat d’Objectif et de Performance (COP) pour 2024-2026 entre la direction et les ministères de l’Intérieur et du Budget. « On est dans le flou. On n’a aucune information sur la route que prennent ces négociations. On ne sait pas si notre charge de travail trop élevée sera prise en compte dedans. Donc c’est pour ça qu’on reconduit cette grève », ajoute Anouk. 

Depuis 2022, les agents et syndicats ont « du mal à se fier » à la direction de l’office. Cette année-là, la Direction de la Transformation Publique (DITP) est venue à l’Ofpra pour étudier les délais de traitement des demandes d’asile. Après l’intervention de cabinets de conseil privé coûtant près de 500 000 euros, un rapport est produit quelques mois plus tard. « On n’a pas arrêté de demander à la direction la communication de ce rapport. On ne l’a jamais eu. On a fini par apprendre son contenu quand il a été révélé par un article de Mediapart, il y a quelques semaines », explique la CGT.

Dans ce rapport, la DITP constate que les objectifs de traitement de dossiers assignés aux agents sont trop élevés. Elle propose même une baisse plus ambitieuse que celle demandée par l’intersyndicale. « Nous, on demandait moins 25 % sur les objectifs et la DITP a plutôt calculé moins 29 % », détaille Anouk Lerais, déçue de voir que la direction a préféré fermer les yeux sur la réalité de leurs conditions. « Découvrir ce rapport par voie de presse alors qu’on l’a demandé maintes fois à la direction qui a décidé de l’enterrer, ça a conduit à une rupture de confiance. »

Avec cette grève, les agents espèrent avoir un moyen de pression suffisant pour faire pencher les négociations en leur faveur. « L’idée, c’est de montrer que s’ils nous imposent un objectif irréaliste, ils auront encore moins de performance », défend le co-secrétaire de l’Asyl. D’après les premières données de l’Ofpra, près de 142 500 demandes de protection internationale, dont 123 400 demandes d’asile, ont été introduites en 2023. Des chiffres en augmentation de 8,6 % par rapport à 2022.

Contactée, la direction de l’Ofpra n’a, pour le moment, pas répondu à nos questions.

Lilia Aoudia

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