« Pan pan pan ! » Un CRS mime un tir en pointant son fusil vers deux gamins, l’un d’entre eux venait de le narguer gentiment. Une route les sépare. La scène pourrait prêter à sourire si l’ambiance dans le quartier de la Grande-Borne, côté Viry-Châtillon, dans l’Essonne, n’était pas tendue. Depuis samedi 8 octobre, une douzaine de camions de CRS sont en faction jour et nuit sur les bords de la route près de la départementale 445 et du carrefour dit « du Fournil », du nom de la boulangerie à proximité. Là où quatre policiers ont été violemment agressés par un groupe d’individus.

Munis de casques, matraques, gazeuses, armes, flashball, une patrouille d’une dizaine de CRS s’engouffre dans la cité, située en zone de sécurité prioritaire (ZSP). Ce mardi 11 octobre, deux par deux et alignés les uns derrière les autres, l’équipage se déploie sur quelques bas d’immeubles. Face à eux, un groupe de jeunes hommes d’une vingtaine d’années, assis sur un banc, les regardent avec défiance. Une démonstration de force dont la caméra de BFMTV n’aura pas perdu une miette. « Qu’est-ce qu’il se passe encore ? » s’interroge à haute voix une des rares habitantes croisées à ce moment-là. Sans attendre de réponse, les bras chargés de courses, elle s’empresse de rentrer chez elle pour ne pas être témoin de ce qui pourrait suivre. Mais il n’y aura aucun incident : les forces des l´ordre poursuivront leur petit tour du quartier, sans encombre.

On a atteint un niveau de violence jamais vu

La présence exceptionnelle de ces policiers s’explique par l’agression de samedi 8 octobre. Quatre fonctionnaires de police, répartis dans deux véhicules, surveillaient une caméra de vidéosurveillance, déjà la cible d’au moins quatre attaques depuis son installation en avril 2015 à un feu rouge de la cité de la Grande-Borne au « carrefour du Fournil ». Aux alentours de 15h, une quinzaine d’individus attaquent la patrouille en jetant des parpaings et des cocktails Molotov en direction des véhicules de police tout en bloquant les portières pour empêcher les policiers de sortir. Deux policiers ont été grièvement brûlés. L’un d’entre eux, âgé de 28 ans, est toujours sous coma artificiel, entre la vie et la mort, tandis que sa collègue, une mère de famille de trois enfants, est brûlée au visage et aux mains. Les deux autres, blessés plus légèrement, ont pu sortir de l’hôpital.

L’enquête est toujours en cours et les auteurs n’ont pas été arrêtés. Pour aider à retrouver des témoins, la police a mis en place un numéro vert. « On est dans une situation de préméditation. Les agresseurs sont arrivés organisés et armés de battes de baseball. Il y a une volonté délibérée de tuer du policier. Aujourd’hui, on a atteint un niveau de violence qu’on n’avait jamais vu », s’inquiète Denis Jacob, secrétaire général du syndicat Alternative Police. Un constat que partage Fabien Vanhemelryck d’Alliance Police : « Ils n’ont pas peur de la police et de la justice ».

Élu en 2014, le maire UDI de Viry-Châtillon, Jean-Marie Vilain, avait pourtant fait de la sécurité « l’un de [s]es engagements pendant la campagne », comme il le rappelle. Il a installé « cinq caméras de protection » dont celle située sur le fameux « carrefour du Fournil ». Dans un article du Monde daté d’avril 2014, ce carrefour était déjà décrit comme « un haut lieu de la délinquance et la hantise des automobilistes ». Depuis plusieurs années, des bandes de gamins, âgés entre 13 et 17 ans, s’en prenaient aux véhicules arrêtés au feu rouge. La fréquence des vols à la portière ne faisait qu’augmenter : une dizaine de victimes chaque mois, rapporte Le Monde.

Le carrefour du « Far West »

« Du jour où on a mis cette caméra, il n’y a plus eu d’attaques à cet endroit », se félicite Jean-Marie Vilain. Un problème en chassant un autre, en l’espace d’un an et demi, la caméra a été prise pour cible des jeunes qui ne manquaient pas d’imagination pour la faire tomber : attaques avec un camion-poubelle, une scie de chantier, à la voiture bélier. « Le 27 septembre dernier, à 11h30, au carrefour précédent, ils ont balancé un cocktail Molotov dans la cabine d’un chauffeur poids lourd. Le conducteur a pu s’échapper. Ils s’en sont pris à la personne d’après à qui ils ont volé la camionnette. Ils sont allés jusqu’au carrefour du Fournil en marche arrière et ont tapé dans le mât jusqu’à ce qu’il penche et que la caméra tombe », raconte l’édile qui n’a pas perdu de temps pour en installer une nouvelle. « Les agresseurs ont réattaqué dès le lendemain de son installation. Ils ont à nouveau volé une voiture, tapé dans le mât mais n’ont pas réussi cette fois, le chasse-roue était trop haut ». Qu’à cela ne tienne, la municipalité a dégainé une nouvelle arme : des plots en béton tout autour du mât. « Ça devient beaucoup plus problématique de toucher le mât à moins d’utiliser un char d’assaut. Mais c’est possible, vous savez, maintenant je m’attends à tout ».

« C’est la caméra de surveillance la plus surveillée de France », juge, perplexe, un jeune originaire du quartier de la Grande-Borne. « Le maire de Viry, c’est un cow-boy. C’est le genre de mec à s’arrêter à un rond point à Viry et à faire la circulation après un petit accident. C’est lui qui faisait la circulation et qui engueulait tout le monde » (sic), surenchérit Waïl, 25 ans, habitant de Viry-Châtillon. Pourquoi les caméras de surveillance sont-elles ciblées ? Pour le maire, il ne fait aucun doute que ceci a un lien avec le trafic de drogue qui prospère à la Grande-Borne, quartier à cheval entre Viry-Châtillon (10%) et Grigny (90%). « C’est par ce carrefour que les clients viennent acheter leur drogue. C’est particulièrement dérangeant pour les dealers d’avoir cette surveillance juste au-dessus de leur tête ».

Quasiment tout le monde veut quitter la Grande-Borne

« Le maire ne parle que d’insécurité alors que les vrais problèmes ne sont pas pris en compte à la racine », déplore Waïl, sans nier pour autant l’existence du trafic de drogue. Décrochage scolaire, discriminations à l’embauche, baisses des dotations des associations, pauvreté sont autant de problématiques spontanément abordées par les habitants rencontrés à Viry et à Grigny, pour nous décrire leur quotidien. Les deux communes sont en zones de sécurité prioritaire (ZSP), elles cumulent handicaps et difficultés économiques et sociales. La Grande-Borne abrite à la fois une population jeune – 50 % de moins de 18 ans – et précaire – 44,5 % de pauvres, selon les chiffres de l’INSEE de 2015. Soit trois fois plus que la moyenne nationale. Ce quartier populaire est un ensemble d’habitations avec des bâtiments multicolores, bas et tortueux à quatre étages maximum. La cité triangulaire est enclavée entre l’autoroute A6, une Nationale et la D445. Une boulangerie, un salon de coiffure et un bar PMU constituent les seuls commerces. Pour tout le reste, il faut franchir l’autoroute A6 et une zone sans intérêt qui séparent la Grande-Borne du reste de Grigny. Pour rejoindre la Paris en RER depuis Grigny, il faut compter 45 minutes de trajet. Le sentiment de relégation sociale et territoriale est fort selon le maire PCF de Grigny, Philippe Rio. « Il y a des territoires où l’on considère qu’il faut mettre les gens les plus en difficulté ensemble ».

Dans ces deux villes de l’Essonne, le taux de logement social est bien au-dessus de la moyenne. « 90% du territoire est en politique de la ville. Ce sont des familles précaires, monoparentales souvent. On rajoute donc de la difficulté là où il y en a déjà. Comment peut-on alors parler de mixité ? », constate le premier adjoint au maire de Grigny, Djelloul Atig. « À la Grande-Borne, quasiment tout le monde veut partir, constate de son côté le maire de Viry-Châtillon. C’est le seul endroit où on peut avoir des logements disponibles. Certains y vont mais ils n’ont qu’une seule idée en tête : s’en aller ». C’est le cas d’un septuagénaire maghrébin qui a préféré garder l’anonymat. « Je n’ai pas le choix que de rester ici. Les gouvernements nous ont mis dans un ghetto. Si j’avais la possibilité de partir, je partirais. Dans ce quartier, ce n’est vraiment pas simple. Il n’y a pas d’avenir pour les jeunes », déplore ce patron d’un bar-PMU de la ville.

Des jeunes qui, à Grigny, sont 58% à sortir du système scolaire sans diplôme lorsqu’ils ont entre 15 et 19 ans, avance le maire de Grigny. Certains jeunes rencontrés à la Grande-Borne estiment ne pas avoir les mêmes chances de réussites que les autres. Waïl s’entraîne au club de rugby de Viry et croise souvent des « petits » qui ont arrêté l’école. « Ils sont perdus et se sentent incompris par le système scolaire », rapporte-t-ilS’ajoute à cette incompréhension, un sentiment de stigmatisation lié à leur provenance géographique. L’image de Grigny a déjà mauvaise réputation à cause d’Amédy Coulibaly, auteur avec les frères Kouachi des attentats de janvier 2015, qui a grandi à la Grande-Borne (côté Viry-Châtillon). « Ici, quand un jeune va demander du boulot, il fait quoi ? Il n’écrit même plus qu’il s’appelle Mohamed et qu’il habite à Grigny. Il va mettre sur son CV Jean, habitant de Ris-Orangis », explique Philippe Rio. Avec ou sans diplôme, le taux de chômage reste élevé sur ces territoires, en particulier à Grigny où il grimpe à 22,8%, plus du double de la moyenne nationale. « On vit grâce à quoi ? A la bicrave, au vol. Déjà qu’on n’a rien, pas de boulot, pas d’espoir, alors si on nous enlève ça, on n’a plus rien même si on sait que c’est illégal. On fait comme on peut », se justifie un jeune homme de 19 ans, croisé dans le quartier du Méridien.

Le lien avec les habitants s’est perdu

D’après les forces de l’ordre en charge de la lutte contre le trafic de stupéfiants, ce trafic brasserait des milliers d’euros par semaine. À Grigny et à Viry-Châtillon, il existe plusieurs points de vente qui attirent des acheteurs des villes alentours et parfois de bien plus loin. Les policiers tentent de faire appliquer la loi. Mais entre les deux parties, forces de l’ordre d’un côté et dealers de l’autre, une hostilité ne cesse de grandir. « Vous la ressentez par des gens qui viennent vous interpeller comme si vous ne représentiez plus rien : ‘Qu’est-ce que tu fais là ? Dégage, fils de pute !’ Ils n’ont plus peur de caillasser », explique Fouad, policier à Grigny et proche du syndicat Alliance. « Les individus continuent à faire leur trafic. Ce sont des zones de non droit tolérées et où on a acheté la paix sociale. Nous n’avons pas les moyens nécessaires pour les interpeller », ajoute Fabien Vanhemelryck, secrétaire général délégué du syndicat de police Alliance.

Une réalité vécue sur le terrain par Fouad, qui est détaché du commissariat de Grigny, établissement déclassé sous Nicolas Sarkozy en 2009, et transformé en simple bureau de police. « Dans mon service, le SOC [service d’ordre public], nous sommes passés de 400 agents à 100 en l’espace d’à peine 10 ans pour le même travail à fournir, le même nombre de missions, les mêmes secteurs à couvrir. Les effectifs sont dérisoires. Il y a des endroits où nous ne pouvons même pas intervenir en toute sécurité ». Aujourd’hui, la police nationale est centralisée au commissariat de Juvisy-sur-Orge qui gère trois autres villes de l’Essonne (Viry-Châtillon, Grigny, Morsang-sur-Orge). En 2003, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, supprime la police de proximité. Une décision dont les policiers disent souffrir et payer les pots cassés. « Avant la population était notre première source d’informations, regrette Denis Jacob. Le lien avec les habitants s’est perdu ». Ces derniers se retrouvent pris en étau entre les forces de l’ordre, en qui ils n’ont plus confiance, et les dealers sur lesquels ils n’ont pas d’emprise.

« Toutes les exigences que nous portons depuis des décennies – un commissariat de plein exercice et des moyens supplémentaires pour la police – aujourd’hui résonnent encore plus qu’hier. Ce n’est pas faute d’avoir prévenu », regrette, amer, Philippe Rio. Ce mercredi, Bernard Cazeneuve a annoncé l’arrivée prochaine dans le département de l’Essonne de 101 fonctionnaires de police supplémentaires après la « tentative d’assassinat » des quatre policiers. De son côté, le Premier ministre, Manuel Valls, a annoncé vouloir « le retour d’une présence physique de l’autorité publique » à la Grande-Borne. Dans un premier temps, il s’agira d’agrandir le poste de police de Grigny avant, dans un second temps, d’envisager la construction d’un commissariat de plein exercice.

Les « zones de sous droits » de la République

Pour lutter contre le chômage, des structures sont mises en place comme le Centre de Formation et de Professionnalisation (CFP), créé en 2008 par les édiles de Viry-Châtillon et Grigny. Le pari ? Miser sur des métiers où les entreprises ne trouvent pas facilement de main-d’œuvre et où les formations traditionnelles sont absentes. Le CFP forme chaque année entre 100 à 150 demandeurs d’emplois à différents métiers, ainsi que des salariés d’entreprise dans le cadre de la formation continue. Autre projet : le désenclavement des territoires par le biais de rénovations urbaines. Des bâtiments entiers sont détruits pour aérer l’ensemble, les vieilles façades sont rafraîchies, une route est construite pour permettre au bus « T Zen », « un mix entre le bus et le tram », décrit Frédéric Rey, chargé de communication de la maire de Grigny, « de traverser et desservir la cité du nord au sud ».

Mohamed Touré, éducateur au club de football de Grigny, met l’exigence au centre du projet de réussite. Une exigence qu’il attend de la part des jeunes mais aussi des parents. Ces derniers, explique-t-il, doivent accompagner leurs enfants lors des entraînements et des matchs. « C’est vrai que c’est difficile, qu’on manque de moyens financiers mais l’échec n’est pas grinois. Un gamin qui veut réellement s’en sortir ici, qui est volontaire, il a toutes les chances de le faire », positive-t-il. « Tout ce que nous essayons de mettre en place au quotidien et les messages que nous essayons de faire passer, nous ont, par exemple, permis de faire signer trois jeunes dans des clubs professionnels l’an dernier », poursuit Mohamed Touré.

Malgré les bonnes volontés, ces quartiers populaires restent des « territoires de la République en décrochage, des zones de sous droits », dénonce le maire de Grigny. Pourquoi les services publics ont-ils déserté ces zones ? Aujourd’hui, il ne reste plus qu’un seul médecin au sein de la Grande-Borne, selon le chargé de communication de la mairie de Grigny. « On nous considère comme une réserve d’Indiens », explique, résigné, Philippe Rio. « On nous dit : ‘Il faut les laisser tous ces sauvages. En plus, ils sont tous de couleurs différentes. On ne peut vraiment rien faire alors autant les parquer ces gens-là' ». Un constat qui ne concerne pas que les villes de Grigny et de Viry-Châtillon. Ces zones de relégation sont nombreuses en France. Preuve s’il en fallait qu’il n’y a pas de territoires perdus de la République, il y a des territoires que la République délaisse.

Leïla KHOUIEL et Kozi PASTAKIA

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