Fracture. La relaxe des policiers à l’issue du procès Zyed et Bouna a endommagé la confiance entre le citoyen et l’institution. Des personnalités cherchent des solutions.

Lundi 18 mai 2015, le tribunal correctionnel de Rennes, dans le procès Zyed Benna et Bouna Traoré, a tranché. Les deux policiers poursuivis pour non-assistance à personne en danger, après le drame qui a coûté la vie aux deux adolescents dans un site EDF à Clichy-sous-Bois, ont été relaxés. Un sentiment de découragement mêlé de rage, une amertume, une incompréhension avaient prévalu dans les banlieues après le prononcé du jugement. L’attente avait été longue : dix années pendant lesquelles on se disait qu’il fallait se fier à la justice. Dix années durant lesquelles la déception a doucement glissé vers la défiance. Aujourd’hui, comment faire pour rétablir l’indispensable confiance entre le citoyen et la justice ? Pour tenter d’y répondre, nous nous sommes tournés vers des personnalités parfois controversées, dont l’opinion pèse pour diverses raisons dans le débat public.

La condamnation est parfois virulente concernant la justice spectaculaire, celle qui fait la une, et devient plus mesurée quand on parle de la justice quotidienne. Et puis, il y a la justice souterraine, celle que l’on ne voit pas, celle qui se déroule derrière les murs de la prison. Au ministère de la Justice, on ne nie pas qu’il y a un travail à effectuer et on avance une série de mesures pour rétablir ce lien. Combien de temps faudra-t-il ? Nul ne le sait.

«On attend du juge qu’il soit un conciliateur»
Maxime Moulin avocat au service des plus démunis à Roubaix

«La confiance se construit, elle ne se décrète pas. Chez Rabelais et Racine, le discrédit portait sur le juge corrompu. Maurice Garçon, figure du barreau du XXe siècle, stigmatisait le juge soucieux de sa carrière. Désormais, les attaques visent l’institution elle-même. La justice est mise au même rang que d’autres institutions (Parlement, pouvoir exécutif) ou activités (la politique, l’économie).

«La lutte contre cette défiance généralisée passe évidemment par une plus grande indépendance des magistrats mais, surtout, les justiciables attendent du juge qu’il soit avant tout un conciliateur plutôt qu’une autorité qui tranche un litige. La justice doit avoir un « temps long » pour être rendue, par opposition à « l’immédiateté » des communications, mais « temps long » ne doit pas être confondu avec « lenteur ». La justice doit bénéficier d’un accroissement de ses moyens (généralisation de la collégialité) et de ses crédits.»

«Un malaise global vis-à-vis des institutions»
Gilbert Thiel, ex-juge antiterroriste

«J’ai l’impression qu’on fait de l’affaire de Clichy le symbole d’un certain nombre de dysfonctionnements. On peut toujours contester les décisions de justice. Il n’y a pas de police de la pensée et certaines contestations peuvent être légitimes.

«Dans le domaine des affaires financières, vous avez ceux qui vont dire « c’est une justice instrumentalisée », et d’autres, véritables partisans de l’égalité devant la loi, qui ne veulent pas admettre que parfois il n’y a pas suffisamment d’éléments pour juger. Ça fait un non-lieu ou une décision de relaxe.

«Rappelons par ailleurs l’extrême difficulté de la tâche : le juge essaie de reconstituer le passé à partir des éléments qui peuvent être recueillis. Et de se forger une intime conviction. Si les éléments paraissent suffisants, c’est une condamnation. Quand la décision de renvoi n’est pas suivie par une décision de condamnation, on dit que le juge d’instruction est désavoué.S’il fait un non-lieu d’emblée, si c’est une affaire politique, au mieux il passe pour un incompétent, au pire pour un « vendu », quelle que soit la couleur de la personnalité mise en cause. En disant cela, je ne suis pas corporatiste et je ne suis pas en train de dire que la justice est parfaite.

«Le malaise est global vis-à-vis des institutions. Que la justice soit au premier rang ne m’étonne pas, c’est de loin l’institution la plus fragile par nature et par la condition qui lui a été faite par les gouvernements successifs de la République, en ne lui donnant pas les moyens de son bon fonctionnement.»

«Mettre un terme à cette « justice » des élégants»
David Koubbi avocat, notamment de l’ancien trader Jérôme Kerviel

«La justice doit être vue comme un baromètre démocratique qui est aujourd’hui brisé. Les dossiers sensibles font l’objet d’un traitement où des interventions ont lieu – dire le contraire est un propos de politicien en campagne – et où la justice est réduite à une mise en scène grossière.

«L’empreinte du politique se fait notamment sentir au travers des décisions du ministère public qui peut requérir l’inverse de ce qu’il pense et l’inverse de ce que le droit commanderait. Seul un sursaut populaire tendant à demander des comptes sera de nature à mettre un terme à cette « justice » des élégants. Nommer les responsables, décrire leurs abus, les bannir de la fonction publique, exiger des comptes en tant que citoyens. En ne les nommant pas, les dysfonctionnements sont attribués à « l’institution », au « système ». À personne, donc.

«Il convient pour autant de nuancer ce propos pour les dossiers dits « classiques », c’est-à-dire ceux qui ne sont pas « signalés », où notre système judiciaire remplit plutôt mieux qu’ailleurs son rôle de façon équitable. Il y a lieu de s’interroger sur la possibilité de confier l’opportunité des poursuites dans les dossiers impliquant des politiques par une autre entité (une formation citoyenne ?) que le ministère public, puisqu’il répond directement aux instructions du ministre de la Justice.»

«La réforme Taubira vise à rendre la justice plus proche»
Olivier Pedro-Jose Porte-parole du ministère de la Justice.

«Depuis 2012, une politique volontariste vise à rapprocher les citoyens et la justice, avec par exemple l’interdiction pour le garde des Sceaux d’intervenir dans les dossiers en donnant des instructions dans les affaires individuelles, et depuis son arrivée, Christiane Taubira suit systématiquement les avis émis par le Conseil supérieur de la magistrature sur les nominations de magistrats.

«Deux projets de loi seront discutés au Parlement à l’automne. Cette réforme vise à rendre la justice plus proche, plus efficace et plus protectrice. En renforçant son exemplarité ainsi que l’indépendance et l’impartialité des magistrats. Ainsi, les procureurs généraux ne seront plus nommés en Conseil des ministres, les juges des libertés et de la détention seront nommés par décret du président de la République, pour conforter leur position. La prévention des conflits d’intérêts est également prévue dans ce texte, puisque ce dernier prévoit un entretien déontologique ainsi que, pour les plus hauts magistrats, une déclaration de patrimoine. De plus, les conditions d’accès aux différents modes de recrutement seront élargies afin de poursuivre l’ouverture de la magistrature sur la société. Ce projet de loi consacre le service d’accueil unique du justiciable et crée un cadre légal commun aux actions de groupe notamment en matière de discrimination.

«Enfin, le budget de l’aide aux victimes a considérablement été augmenté : en 2016, ce budget aura doublé par rapport à 2012.»

«Il faut commencer par vider les prisons»
Daniel Motte responsable du centre culturel de la cité Frais-Vallon à Marseille

«Il faut voir quartier par quartier et connaître l’origine de leurs problèmes. A Marseille, ce sont essentiellement des problèmes de fric. Il y a une économie souterraine. Il y a des gens qui se disent : « Cette économie souterraine est bonne, si elle n’existait pas il y aurait encore plus de violences. »

«Après, il faut regarder le comportement des forces de l’ordre. « Délits de sales gueules », « contrôles au faciès »… Pour certains, ce sont juste des mots, mais dans la réalité, ici, on le voit bien. A force de jouer les cow-boys, ça finit mal. D’un côté, on les comprend, mais quand on est sur le terrain, on se dit que ce sont des pauvres mecs. De même nature que le délinquant que l’on a vu dans un reportage, juste avant de sortir de chez soi.

«On ne parle déjà pas n’importe comment aux gens. Il faut une réciprocité. C’est comme la prison, aux Baumettes, j’ai connu des jeunes qui allaient donner 1 000 ou 2 000 euros au maton-chef pour faire rentrer un portable… Donc les jeunes qui vont dans cette prison vivent ce que certains font subir dans la vie de tous les jours à l’extérieur, le racket, etc. En sortant, c’est normal pour eux de faire vivre ça aux autres.

«La prison est censée être un lieu de réhabilitation et de réinsertion. Or c’est un lieu qui les condamne doublement. Comment les réinsérer quand les premiers corrompus sont les matons ?

«Alors rendons les prisons plus humaines, commençons par les vider. Taubira a raison d’agir dans ce sens-là. Les juges, même si certains sont très bien, doivent aussi garder à l’esprit qu’il ne faut pas mettre un jeune délinquant avec les autres. Il faut des lieux qui correspondent aux personnes que l’on va enfermer. Et bien évidemment, il faut s’attaquer à tous les rouages de l’administration… Donc en assainissant ces systèmes, on ira vers quelque chose de mieux.»

Pegah Hosseini

Article publié dans Libération, le 26 octobre 2015 à l’occasion d’un numéro spécial

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