La météo de cette fin d’été 2021 est automnale. Entre deux salves de pluie, Kheira Mostefaoui nous accueille dans son chez elle, dans une ville proche de Lyon. Ses deux plus jeunes sœurs, Amina et Yasmina, qui frappent à la porte un instant après, elles, n’ont pas échappé à l’averse orageuse.

Yasmina se love dans un fauteuil. Amina s’installe sur le sofa. Elles ont ici leurs habitudes. Les trois sœurs passent la majorité de leur temps libre ensemble. « Un peu trop, parfois« , s’amuse l’une d’entre elles. Sœurs mais aussi copines, les rires peuvent succéder aux larmes en un éclair. « On est obligé d’être soudées puisque l’on attaque l’Etat« , juge Yasmina Mostefaoui, 35 ans, l’avant-dernière de la famille.

Sofiane, 26 ans, mort en prison quelques semaines avant sa sortie

Son petit frère, Sofiane, est décédé le 11 mars 2013 à la maison d’arrêt de Lyon-Corbas à l’âge de 26 ans. Il devait en sortir quelques semaines plus tard. Sofiane Mostefaoui était en détention provisoire depuis février 2012. Le jeune homme était incarcéré pour coups et blessures, lors d’une bagarre, avant d’être finalement relaxé. Le jugement définitif entérinant sa relaxe pour les faits qui lui étaient reproché était, quant à lui, prévu pour le 28 mai 2013. L’instruction menée à la suite de sa mort a conclu par un suicide par pendaison, confirmé en appel en 2016.

Pourtant, la mère de Sofiane et ses enfants crient à un « assasinat maquillé en suicide » depuis l’annonce de son décès. Les associations, elles, utilisent l’expression « suicide suspect » pour distinguer les cas de détresse mentale, des morts au sein des prisons françaises aux circonstances troubles : des suicides -généralement par pendaison- qui interviennent lorsque les déténus sont en fin de peine, comme dans le cas de Sofiane Mostefaoui en 2013. Les familles des prisonniers se heurtent à la réserve de l’administration pénitentiaire, voire aux incohérences des informations que cette dernière communique avec parcimonie.

Une vérité, il n’y en a qu’une. Quand rien ne s’emboite, c’est qu’ils nous mentent.

11 mars 2013 : la « Pénitentiaire » de la maison d’arrêt de Lyon-Corbas ne prévient pas immédiatement la famille de Sofiane Mostefaoui, décédé aux alentours de 6h du matin. Cette dernière déclare avoir appris la nouvelle par un coup de fil d’un détenu. « On espérait que ce soit une blague« , se souvient Amina Mostefaoui.

Le décès de leur frère confirmé, les coups de fil s’enchaînent pour prévenir les proches, se recueillir devant son corps, et en rappellent d’autres : à son grand frère Mohamed, qui l’a eu au téléphone la veille de sa mort, et à qui il donnait des nouvelles de ses enfants, à Kheira, qui l’a eu un peu plus tôt dans l’après-midi.

« Je me souviens qu’il m’avait demandé de ne pas oublier de faire une demande de parloir pour notre mère. Il avait même pour projet de faire un gratin avec d’autres détenus. C’est marrant les détails qui nous restent« , souffle-t-elle.

D’après ses sœurs, le jeune homme de 26 ans avait en sa possession deux téléphones portables (bien qu’interdits en détention, NDLR). Un seul aurait été retrouvé par les services pénitentiaires. « Il n’y a jamais eu de rupture. Mon frère n’était pas isolé. On était souvent au téléphone avec lui et il confiait tout à notre mère« , appuie Amina.

 

En 2013, la famille de Sofiane a organisé des rassemblements, des lancers de ballons blancs devant la maison d’arrêt de Lyon-Corbas pour tenter de recevoir des témoignages. Crédit : Collectif Justice et Vérité pour Sofiane Mostefaoui. 

A ses nombreux contacts avec l’extérieur depuis les quatre murs de la prison, viennent s’ajouter les négligences parsemées dans les documents qui constituent le dossier. Sur l’un d’eux, il est indiqué que Sofiane devait purger une peine jusqu’en février 2013 -soit le mois précédant sa mort. Sur l’ « Enquête de découverte de cadavre« , rédigée par la Gendarmerie au lendemain de sa mort que nous avons pu consulter, le livre de théologie retrouvé dans sa cellule est inscrit en lettres majuscules. « Ils l’ont inscrit en gros comme pour insinuer que mon frère, puisqu’il était croyant, était dans un état mental instable. Pour nous, c’est au contraire une preuve de plus qu’il n’aurait jamais fait une chose pareille », s’indignent ses sœurs.

Ces incohérences et négligences, qu’elle préfère appeler « crachats« , Kheira les connaît par cœur, même si elle admet ne pas avoir toujours eu la force de se plonger dans le dossier au cours de ces huit dernières années. Depuis, elle a rattrapé le temps perdu, achète à tours de bras des livres traitant des conditions carcérales pour se documenter, se replonge avec avidité dans le dossier et tente de décoder le rapport d’autopsie. « Sofiane était asmathique depuis qu’il est petit. Si l’autopsie avait été faite correctement, on aurait retrouvé des traces de ventoline dans son organisme« , cite-elle en exemple.

Kheira Mostefaoui se replonge dans ses dernières lectures : confession d’une médecin en prison, confidence d’un gardien pénitentiaire en autre. 

L’autopsie a été menée par le professeur émérite Daniel Malicier, aujourd’hui à la retraite. Bien que relaxé en mars 2021 pour des faits de harcèlement moral lorsqu’il était à la tête de l’Institut Médico-Légal de Lyon, l’instruction pilotée depuis Paris n’a pas abordé les soupçons plus graves qui pesaient à son encontre tels que des allégations de conflit d’intérêt mises en lumière notamment par le média Lyon Mag. « Le professeur Daniel Malicier, directeur de l’institut de médecine légale de Lyon, expert, est en relation étroite avec les magistrats du tribunal de Lyon mais aussi avec l’ensemble des magistrats de la cour d’appel de Lyon et du ressort de cette cour », avait soulevé Sylvie Moisson, procureure générale de Lyon en 2015, deux ans après la mort de Sofiane.

Qu’importe, pour Kheira Mostefaoui, “il y a matière à s’interroger sur le sérieux de l’autopsie”. Le rapport concernant Sofiane Mostefaoui attribue sa mort à une strangulation et décrit un sillon sur l’un des côtés de son cou, de 27 centimètres de longueur. Les femmes de la famille Mostefaoui avouent avoir eu la même manie à la lecture du rapport : elles se sont toutes les trois saisies d’un mètre pour mesurer l’improbabilité, d’après elles, d’une telle marque.

« On peut lire le dossier jusqu’à 5h du matin en s’envoyant des messages dès que l’on bute sur quelque chose. Une vérité, il n’y en a qu’une. Quand rien ne s’emboite, c’est qu’ils nous mentent« , lâche Kheira Mostefaoui.

J’aurais préféré partir à sa place.

« On se fait plein de films : combien de temps son agonie a duré ? Est-ce qu’il a souffert ?« , débite Amina. « C’était quoi son dernier mot, son dernier repas ?« , la coupe Yasmina. « On a du mal à faire notre deuil sans ses réponses« , précisent les jeunes femmes.

L’incarcération de leur jeune frère ne devait durer qu’un temps et sa vie en liberté était déjà amorcée. Le jeune homme avait ainsi entamé les démarches en vue d’une place en intérim dans un laboratoire pharmaceutique de la région lyonnaise, où sont également passées ses grandes sœurs Kheira et Amina. « Cela me fait mal quand je vois des jeunes employés arriver. Je me dis qu’ils ont pris sa place« , confesse la plus grande qui y travaille.

On se bat pour notre frère parce qu’il l’aurait fait pour nous.

Les sœurs Mostefaoui témoignent d’un jeune homme « blagueur, câlin alors que les autres membres de la famille sont plus pudiques, et très peureux« , pas friand d’attractions à sensation pour un sous. « J’aurais préféré partir à sa place. Tellement il était bon« , résume Yasmina.

« On avait plein de projet« , poursuit celle qui n’avait qu’un an d’écart avec Sofiane. Elle évoque des vacances en Algérie en trio -elle, Amina et Sofiane- qui n’arriveront pas. Depuis mars 2013, c’est la famille entière qui vit en suspens. « On voit mal organiser un mariage sans lui, par exemple », souffle-t-elle à la volée, en tenant son téléphone à la main -un portrait de son petit frère en guise de fond d’écran.

« On se bat pour notre frère parce qu’il l’aurait fait pour nous. Mais on porte également le combat pour notre mère qui ne parle pas très bien français. La procédure a été dure pour elle. Notamment, une audition devant le juge où l’interprète ne parlait que l’arabe littéraire », appuie-t-elle.

 

Les soeurs de Sofiane unies pour continuer à se battre. 

D’origine algérienne, les parents de Sofiane Mostefaoui sont arrivés en France à la fin des années 70. Les aînés de la fratrie sont nés là-bas, les plus jeunes ici. Kheira, 50 ans, tarde à demander la nationalité française en dépit des conseils de ses frères et sœurs. « Je suis pourtant celle de la famille qui se rend le moins souvent en Algérie. Mais par rapport à ce qui est arrivé à Sofiane, j’ai du mal à remplir jusqu’au bout les papiers de naturalisation« , raconte-t-elle.

Depuis la mort de son frère, ses allers-retours en Algérie sont devenus un peu plus fréquents. La sépulture de son frère y réside et puis, « c’est comme lorsque tu te fais engueuler par ton père : tu cours dans les bras de ta mère« , analyse-t-elle. Coupant court à la métaphore, elle poursuit : « Le fait qu’il soit mort en France est un déchirement pour notre mère. Elle s’est sentie trahie« .

Pour celle que « l’Injustice a toujours agacé », la mort en détention de son frère a laissé des traces. En 2013, elle démissionne de son travail de service à la personne, rentre dans l’entreprise qui aurait dû accueillir son frère, fait une dépression. « Ils n’ont pas tué que lui. Ils nous ont tué aussi« , fait remarquer une des femmes Mostefaoui.

Plus réservée, plus posée, plus solide en apparence, Amina confesse difficilement avoir fait plusieurs fausses couches les années suivant la mort de son frère. « Le fœtus avait arrêté de grandir. C’était dû à un choc émotionnel d’après le médecin« , détaille-t-elle. En 2015, elle donne finalement naissance à un fils : Sofiane, « un blagueur comme son oncle même si cela nous a fait bizarre au début« , avouent les tatas.

Le combat jusqu’à la Cour Européenne des Droits de l’Homme

« On a de la chance d’être encore debout« , pointe Kheira Mostefaoui. « On a essayé de nous casser, on nous a menti, et renier le droit à être des victimes« , s’insurge la femme élancée. Malgré la peine, et les déceptions successives face à l’âpreté du combat judiciaire pour la vérité sur la mort de leur frère, la famille Mostefaoui compte bien porter l’affaire jusqu’à la Cour Européenne des Droits de l’Homme.

La disparition abrupte de leur frère au sein d’une prison française continue de résonner en eux, au quotidien, et l’ombre de la maison d’arrêt de Lyon-Corbas s’immisce dans leurs vies de manière pernicieuse. “Je préfère faire un détour plutôt que de passer en voiture à Corbas”, frissonne Yasmina. De son côté, Kheira souffle : « J’aimerais décrocher, arrêter d’angoisser à l’idée que l’on m’enlève un autre être du jour au lendemain, laisser respirer ma fille« . Sa fille, passée en coup de vent, franchit déjà le pas de la porte.

Méline Escrihuela

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