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Les chiffres, en constante augmentation, sont déroutants. Depuis la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré en 2005, au moins 562 personnes sont mortes lors d’opérations policières. Des chiffres que nous révélions dans notre enquête publiée avec Basta ! en octobre dernier.

En face, la justice reste le plus souvent aux abonnées absents. Pire, dans un récent rapport, l’ONG d’investigation Flagrant déni révèle qu’en 10 ans, la résolution des affaires de violences policières a chuté de 25 %.

Avocat et auteur de “Violences judiciaires, la justice et la répression de l’action politique” aux éditions La Découverte, Raphaël Kempf met en cause l’institution judiciaire face à la perpétuation des violences policières. Entretien.

La police est rarement condamnée par la justice lorsqu’elle tue. Pourquoi ?

La justice protège les policiers. Les investigations sont menées sous contrôle du procureur de la République, des juges d’instruction et des cours d’appel, de façon à rendre légitime l’action policière.

Très rapidement, des mécanismes se mettent en place dans toutes les affaires de meurtre policier, ou commis par des gendarmes, et aboutissent à faire bénéficier d’une forme de régime juridique d’exception aux forces de l’ordre.

Cela leur garantit une forme d’impunité : ils ne sont pas ou très peu poursuivis au pénal. S’ils le sont, ils sont condamnés à des peines généralement très faibles qui ne vont pas les empêcher de continuer d’exercer et d’avoir une arme entre les mains. De plus, les sanctions disciplinaires en interne sont quasiment inexistantes.

Quels sont ces mécanismes à l’œuvre dans les affaires de violences policières  ?

Ils sont de trois ordres : la criminalisation de la victime, la qualification juridique et le traitement différencié et donc extrêmement favorable aux membres des forces de l’ordre mis en cause. La criminalisation de la victime est quelque chose qu’on observe de façon quasi systématique dans tous les dossiers.

Au lendemain de la mort d’Adama Traoré, le procureur de la République de Pontoise ordonne à un service de gendarmerie d’enquêter sur des faits de rébellion et de violence commis par Adama Traoré contre les gendarmes. C’est une aberration juridique parce que la loi française prévoit qu’on ne peut pas juger un mort. L’action publique s’éteint par le décès du mise en cause.

Si le procureur de Pontoise dit « Il faut enquêter sur des faits de rébellion commis par Adama Traoré » alors que celui-ci est déjà mort, c’est bien que le but de cette investigation n’est pas de savoir si une infraction a été commise et éventuellement de juger l’auteur de cette infraction devant un tribunal. Cette enquête a un autre but. On peut donc imaginer que cette enquête est diligentée afin de mettre en cause le défunt et de justifier l’action des gendarmes qui a abouti à son décès.

Qu’en est-il des deux autres points que vous évoquiez ?

Le deuxième mécanisme, c’est le problème de la qualification juridique. En droit commun, lorsqu’une personne est arrêtée, le procureur va systématiquement utiliser la qualification juridique la plus haute. Si on arrête quelqu’un qui a fait usage d’un cocktail Molotov dans une manifestation ou dans une émeute, même si ça n’a aucune incidence sur la santé des agents de police, le procureur utilisera la qualification juridique de tentative de meurtre sur personne dépositaires de l’autorité publique.

À la fin, la personne sera accusée de violence et non de tentative de meurtre. Pour les policiers, c’est l’inverse. Quand un agent est mis en cause après la mort d’un homme, on n’utilise jamais la qualification juridique de meurtre. À une exception près : Nahel Merzouk.

Enfin, le troisième point, c’est la différence de traitement ahurissante entre les personnes mises en cause dans des affaires de droit commun et les policiers mises en cause pour des crimes. Prenons la situation où la police découvre un cadavre avec un individu armé à ses côtés : les enquêteurs vont figer la scène de crime, et immédiatement placer en garde à vue la personne détentrice de l’arme à feu.

Lorsque l’auteur du tir est un policier ou un gendarme, ça ne se passe pas comme ça. Dans le dossier du paysan Jérôme Laronze – tué de trois balles par un gendarme en 2017 – les militaires ont été placés en garde à vue le lendemain. On a le sentiment que la justice n’est pas égale pour tous et toutes.

Pourtant la justice est claire concernant l’intention de tuer une personne. Dans votre livre, violences judiciaires (éditions La Découverte, 2022), vous rappelez qu’une jurisprudence existe à ce sujet…

Depuis deux siècles, la jurisprudence de la Cour de cassation dit qu’il y a une intention de donner la mort lorsqu’un individu fait usage d’une arme létale en direction d’une zone vitale du corps humain. Les policiers et les gendarmes ont un pistolet de service contenant un certain nombre de munitions létales.

Lorsqu’on enseigne aux policiers qu’ils peuvent mettre un terme à un refus d’obtempérer sous certaines conditions en faisant usage de leur arme à feu, on n’apprend pas à tirer dans les pneus. On enseigne aux policiers à neutraliser le conducteur, un euphémisme pour donner la mort.

Une analyse sérieuse, objective et sereine devrait conduire tout juriste à constater que lorsqu’un policier fait usage de son arme à feu et tue une personne, il a l’intention de tuer, au sens juridique. Il peut donc être mise en cause pour homicide volontaire ou meurtre. Si on changeait ce vocabulaire, ce type d’affaires évoquerait autre chose dans l’espace public et dans les médias. Par la suite, cela n’empêchera pas au policier de faire valoir qu’il avait le droit de tuer.

Vous dénoncez la confiance totale des parquets dans la parole policière. Qu’est-ce que cela traduit des relations entre la justice et la police ?

Dans chaque jugement de condamnation, rendus sur la base de procès verbaux et d’enquêtes de police, la justice relégitime l’action de la police. La justice dépend de l’institution policière car elle est nourrie par la police. Pour mener les enquêtes, les juges d’instruction ont besoin des policiers. C’est peut-être une des raisons qui conduit à l’impunité ou à un régime d’exception en faveur des forces de l’ordre.

Si on remet en cause la parole de la police, l’édifice judiciaire s’effondre parce qu’il ne peut plus tenir. Dans un certain nombre de dossiers, des procès-verbaux peuvent nous sembler erronés ou mensongers, mais il est extrêmement difficile d’obtenir la condamnation des policiers qui les ont rédigées.

Un article dans le code de procédure pénale rend extrêmement difficile les poursuites contre des policiers pour des faux procès-verbaux. Il y a donc des raisons juridiques, mais aussi des raisons plus politiques ou institutionnelles de dépendance quotidienne de la justice à la police.

Un parquet peut décider de poursuivre ou non un suspect, de classer un dossier, sans expliquer sa décision. Vous critiquez ce principe…

Oui, c’est un principe que je critique effectivement, mais qui est cardinal dans le code de procédure pénale. Dans des dossiers de violences policières moins grave qu’un meurtre, le parquet classe sans suite, sans forcément donner de raison. Parfois, il y a juste une case cochée sur un formulaire disant : « infraction insuffisamment caractérisée ».

Par la suite, il faut demander le dossier au Procureur pour essayer de deviner les raisons qui ont conduit à ce classement sans suite. Et parfois, on a des surprises tout à fait inattendues. Je pense au dossier d’un jeune homme tout juste majeur, il y a presque dix ans à Argenteuil. Il a reçu un coup de de flashball dans le visage qui lui a déformé une grande partie de la mâchoire. Ce jeune homme a été mis en cause pour avoir voulu commettre des violences contre les policiers. Une enquête a été menée contre lui, et il a finalement été relaxé par la justice.

Parallèlement, il a déposé plainte pour les faits dont il avait été victime. Après quelques années, j’ai appris que le dossier avait été classé sans suite. Le procureur m’a envoyé le dossier à la suite de ma demande et en l’ouvrant, j’ai constaté que la plainte de ce jeune homme était constituée exclusivement des procès-verbaux de l’enquête menée contre lui. C’est-à-dire que le procureur n’avait pas enquêté sur la plainte qu’il avait déposée.

Qu’est-ce qui pourrait permettre un meilleur fonctionnement de la justice sur la question des violences policières ?

Les enquêtes sont confiées à des services de police ou de gendarmerie. Mais l’IGPN (inspection générale de la police nationale) ou l’IGGN (inspection générale de la gendarmerie nationale) ne sont pas des institutions qui présentent des garanties d’indépendance suffisante pour enquêter sur des faits mettant en cause leurs collègues.

A contrario, le Défenseur des droits est une autorité constitutionnelle réellement indépendante qui mène des investigations approfondies et bien plus sérieuses que celle de l’IGPN. On se rend compte que l’intelligence, le raisonnement et l’honnêteté intellectuelle permettent d’aboutir à des conclusions plus solides et étayées d’une logique policière. Je pense qu’il faudrait confier les enquêtes à une institution indépendante qui pourrait également bénéficier de pouvoir coercitif : le défenseur des droits, avec les pouvoirs de l’IGPN.

Aujourd’hui cette parole peut paraître inaudible dans l’espace politique..

La réponse du gouvernement au meurtre de Nahel Merzouk et aux émeutes qui s’en sont suivies a été la repression. Une circulaire du garde des Sceaux a demandé la plus grande sévérité à l’égard des émeutiers. Des gens se sont retrouvés en comparution immédiate, d’autres en prison.

Peu après, Emmanuel Macron déclare le réarmement de la police et de la justice. Avec cette idée qu’il faut donner plus de moyens pour interpeller, poursuivre, arrêter et incarcérer. La justice est vue comme un outil de maintien de l’ordre social et un outil de répression uniquement.

Propos recueillis par Lilian Ripert

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