« Théo a souffert » sonne comme une évidence. Il a fallu le dire, tout de même, après plusieurs jours de procès où se sont succédé les membres de l’institution policière. « Théo a souffert », glisse avant d’être renvoyé chez lui un témoin de l’interpellation du jeune homme.

Depuis le 9 janvier, le tribunal de Bobigny (93) décompose seconde par seconde l’interpellation de Théodore Luhaka. Le jeune homme aura tout encaissé : les vidéos du jour J passées en répétition, les photos de son intimité projetées sur écran géant et les propos détachés. « On comprend qu’à ce moment il est pénétré. Vous voyez là, il n’oppose plus de résistance », balance un enquêteur de l’IGPN. Théo ne réagit pas.

À la base, je voulais être un grand footballeur. Aujourd’hui, je suis connu parce que je suis aux assises

« Grand garçon », Théodore Luhaka a fêté ses 29 ans au tribunal de Bobigny. Il en avait 22 ans au moment des faits. Petit dernier d’une grande famille de huit enfants, Théo rêve de foot. « En 1ère, j’ai passé six mois à Laval (Mayenne) en centre de formation. C’est à ce moment qu’avec ma famille, on s’est dit “Bon. Je vais jouer au foot sérieusement’ », raconte Théo à la barre, lundi 15 janvier. Son rêve le trimballe entre Dijon (Côte-d’Or) où se trouve son nouveau centre de formation, la Belgique et son club, et sa ville natale d’Aulnay.

« À la base, je voulais être un grand footballeur, pas un footballeur lambda. Aujourd’hui, je suis connu parce que je suis aux assises », regrette-t-il.

« Il a mis de la force. C’était vraiment son but »

Théodore Luhaka aime son quartier des 3000. Il a même « une certaine aura », remarque la Cour. Depuis l’obtention de son BAFA, il est connu et apprécié.

Le 7 février 2017, le jeune homme est chez lui et regarde « sa » série Monk. Il profite de la coupure pub pour rendre un service à sa sœur. En chemin, il croise des amis qu’ils saluent. La Brigade spécialisée de terrain les contrôlent. « Le tutoiement, le ton, l’attitude » des policiers le mettent en alerte, déclare-t-il. D’après plusieurs témoignages, le policier Castelain met une gifle à l’un des jeunes. Théodore Luhaka s’interpose.

Le contrôle dure huit minutes au cours desquelles Théo certifie avoir reçu des coups et des insultes racistes. Lors de « l’échauffourée », la victime reçoit huit coups de matraque et un coup de poing au niveau de la tête de la part de Marc-Antoine Castelain. C’est l’un de ces coups qui le blesse au niveau de la zone anale. Le policier « a mis de la force. C’était vraiment son but [de me pénétrer] », répète Théo depuis le premier jour de l’affaire.

Je me suis senti violé

Marc-Antoine Castelain est aujourd’hui poursuivi pour violences volontaires ayant entraîné « une mutilation ou infirmité permanente ». Vendredi dernier, une ribambelle de médecins se sont succédé et ont été unanimes : « le sphincter n’est pas réparable ». Théo aura besoin de soins toute sa vie et a été déclaré handicapé à 90 %.

Depuis le 9 janvier, on parle d’ « incurie », un phénomène psychologique assez fréquent qui désigne la perte d’envie de se soigner, une auto-négligence qui peut être extrême. Théodore Luhaka, après une séance de rééducation douloureuse, n’est plus allé consulter de médecin. Il a tout de même répondu aux sept expertises médicales et psychologiques demandées par la Justice. « Je me suis senti violé. Si j’avais été une femme, il n’y aurait pas eu de débat. Et aujourd’hui, j’ai les séquelles d’une femme. » Il y a quelques jours, une experte médicale avait souligné que la rupture du sphincter était plus rare chez les hommes.

« Je me considère comme mort »

Théo, après avoir enduré, a eu le droit à son moment. Lundi 15 janvier, le jeune homme a longuement témoigné, et répondu aux questions pendant plus de trois heures. Calme, poli et perspicace : Théodore Luhaka a pu surprendre la Cour qui s’attendait à voir un homme « fataliste » et abattu comme l’ont décrit les psychologues. Pour les spécialistes, sa présence studieuse au procès représente un grand pas pour lui.

Car depuis plusieurs années, Théo ne sort plus de chez lui. « Je regarde Monk encore et encore », confie le jeune homme. « Je me considère comme mort », lâche-t-il d’une voix neutre.

La seule chose qui m’aiderait, c’est que l’on me redonne mon corps d’avant

Son « élan vital est fortement impacté pour un jeune de son âge », constatent les psychologues qui, à la demande de la justice, l’ont rencontré en juillet 2020 et décembre 2023. « Les policiers ne seront pas condamnés et dans 10 ans, je serai toujours comme je suis. La seule chose qui m’aiderait, c’est que l’on me redonne mon corps d’avant », détaille-t-il lors d’une consultation.

La médiatisation n’a pas aidé Théo

Depuis 2017, « son évolution psychique est particulièrement inquiétante », notent les médecins. D’abord « combatif », Théodore se rapproche de plus en plus de la dépression. « Pendant un an, j’ai rencontré mes joueurs de foot préférés, mes rappeurs préférés. J’ai réalisé tous mes rêves. Puis quand je n’ai plus eu de rêves, il restait la vie. Je n’ai réalisé qu’après ce qui m’était arrivé », raconte Théo.

Après son interpellation, Théodore Luhaka participe à des manifestations contre les violences policières. « Les gens disaient Zyeb, Bouna, Théo et Adam… Je ne suis pas un infirme, je suis mort », lâche-t-il.

Je ne suis plus qu’un truc, une agression

Érigé en symbole des violences policières, Théo explique que cette médiatisation soudaine lui a parfois coûté. Sur internet, son visage a été ajouté à des montages pornographiques, a-t-il dénoncé. « Je ne suis plus qu’un truc, une agression », résume-t-il.

Son prénom est même devenu synonyme de “viol » dans la bouche de certains. « Les jeunes d’Aulnay ont peur de se manger une Théo », lâche-t-il. Dans son quartier, il entend à son passage : « Regarde, il y a Théo, celui qui s’est fait violer ».

Ce lundi 15 janvier, pendant plusieurs heures, Théo a témoigné des conséquences intimes que ce drame a causé. « Une mort », a-t-il répété à plusieurs reprises.

« Ce qu’on est en train de vivre actuellement sur le plan symbolique aura un impact sur Monsieur Luhaka », alerte une psychologue sans savoir si cet impact sera bénéfique ou destructeur. La Cour a posé la question au jeune homme. Après un moment de réflexion, Théo essaye : « Je suis fan de Chris [Christopher, un de ses frères, NDLR]. Peut-être que je vais faire un effort pour lui, parce qu’il n’aime pas me voir comme ça ».

Méline Escrihuela

Articles liés