Cette association, basée aux Ulis dans l’Essonne, réunit une fois par semaine des jeunes qui passent leur vendredi soir à distribuer nourriture et couvertures aux sans abris. Idir a passé une soirée avec eux.

«Mesdames messieurs, bonsoir. Si je me permets de vous importuner dans le métro après votre dure journée au boulot, c’est parce que je suis actuellement sans abri … ». France = Tiers World. Plus de misère encore, c’est possible ou pas ? C’est le cinquième clodo depuis Gare du nord qui fait la manche sous mon nez enrhumé rempli de kheloulou (intraduisible en français). On part sur une moyenne d’un mendiant toutes les deux stations. Sur la ligne 5 en ce moment, ça pue tellement la crise qu’on sent même plus la pisse.

J’ai craqué un nerf à la vue de cet énième nécessiteux qui en voulait à mes sous-sous, derniers survivants tout maigres de la rafle opérée conjointement par mon loyer, les impôts locaux et l’industrie du kebab bondynois. J’ai pourtant lancé à la face hirsute de ce mendiant un amical encouragement à voir la vie du bon bout de la lorgnette : « Et mon gars ! Quand tu auras fini de trier les poils de ton cul, tu te mettras au turbin pour gagner ton pain ! »

A voir comment les autres passagers m’ont regardé, on dirait que c’est moi qui ai mis ce monsieur à la rue. Heureusement j’ai pu entamer le deuxième round avant que les petites vieilles du métro me lâchent leurs chihuahuas sur les côtes : « Non mais c’est vrai quoi ! T’es un gros fainéant. Vas pas dire le contraire ! Tu commences ta tournée à Bastille. Allo ?! Non mais allo quoi ? Il y en a quatre qui sont passés derrière toi depuis Bobigny. C’est pas du boulot propre ça. Les Manouches eux ils savent faire de la belle ouvrage et en musique en plus. » Tout le métro, mais surtout le clochard, me regarda avec ces yeux qui vous disent : « Toi tu es plus con que la moyenne des ours ».

– « Mais ça paye pas avant Bastille la ligne 5! Ça tout le monde le sait dans le milieu » postillonna ce nécessiteux que j’ai décidé de baptiser Crayon, parce qu’il me rappelle le personnage d’un film.

– « Ah peut-être. Ça je savais pas… » ai-je dis tout gêné en face de cette main tendue, moitié pour me donner une grande gifle, moitié pour me raser un dollar ou deux.

Fort de mon embarras, cette friperie sur pattes en profita pour jeter son filet de pêche : « Il a une piécette le gros malin ? » L’islam et les Restos du cœur me commandent d’aider mon prochain, je fouillai donc dans mes poches et lançai tout sourire de crocodile à mon hôte du métro:« J’ai que trente centimes, ils sont à toi, frère ».

Humour de SDF

J’avais en fait 4 euros 80 mais je suis Bondynois. De par chez nous, 4 euros 50, c’est l’orbite zéro, la réserve de sécurité GFB qu’il ne faut jamais sacrifier, trois lettres qui t’empêcheront toujours de toucher le fond qu’elle que soit la pourriture de ta soirée : Grec + Frites + Boisson. 4 euros 50 et ça repart mon gars.

« Merci » s’exclama le clodo en prenant mes trois pièces. Une bonne fortune qu’il récompensa en m’envoyant un scud d’haleine dans la tête au moment où il me dit bien en face des narines : « Pour trente centimes, je te raconte une blague mon gars ! »

Regrettant d’avoir un nez, j’allais dire « objection votre honneur » mais Golum de Paname ne m’en a pas laissé le temps : « C’est quoi le pluriel d’un petit beur ? »

Il fit bien durer le suspens entre la station Quai de la Rappée et Austerlitz avant de moufter la réponse, ce chiendent de la casse. Pourtant j’ai donné onze fois ma langue au chat, dont une fois en insultant sa grand-mère la russe qui copule avec des ours polaires bien membrés. Oui, quand tu donnes de l’argent à quelqu’un, tu peux l’insulter tout ton saoul. C’est comme au boulot.

Ivre de vin et de mon impatience, Crayon content de son effet 24h chrono, accoucha enfin : « Bon, bon. Le pluriel d’un petit beur, c’est des tout you. T’as compris ? Un petit beur des tou you. »

J’allais reprendre mes trente centimes – par la force si il le fallait – et lui réclamer en sus des dommages et intérêts, mais j’ai fini par comprendre la galéjade au moment il s’est mis à chanter debout au milieu de la rame cet air qu’on entend tous au moins une fois par an, sauf si on est témoin de Jéhovah ou un sans amis : «Un petit beur des tou you ! Happy birthday to you !»

Une blague à trente centimes, une blague de clochard, mais que Dieu et tous les anges de la création me pardonnent, j’avais les mains sur les pains briochés qui me servent d’abdos tellement j’ai ri fort.

Du cœur et des gestes

Trêve de plaisanterie. J’aimerai vous dire qu’à chaque fois que je rencontre la misère ça finit en barre de rire. Mais la vie c’est ni un sketch ni un conte de fées. De base, les sans-abris n’ont pas d’humour. Quelques nuits posées dans le caniveau tétanisent grand fessier et zygomatiques. Les va-nu-pieds entretiennent un dialogue avec autrui une fois par mois en moyenne, c’est pour ça que Crayon n’était pas super au point niveau blague tout à l’heure dans le métro. Certes avec moi, il est tombé sur un public aux oignons grillés mais entre vieux tocards de la vanne on se comprend assez, faut-dire.

Si j’ai quitté mon trou à rats bondynois pour me rendre gare Austerlitz, c’est moins pour le charme du trajet que pour rencontrer des jeunes de banlieue, ceux des Ulis dans l’Essonne en l’occurrence. Ils pensent pouvoir faire mieux pour combattre la misère que Bibi et ses 30 centimes donnés à Crayon.

CoeurzéGeste, leur association, œuvre toute l’année, pour le bien-être des sans abris « et pas seulement quand il neige » me confie Pierre Mebrouki un des fondateurs de cette tribu de bienfaiteurs. Car avec le retour du printemps on oublie que les SDF existent. Quand on s’en souvient, c’est qu’on les envierait presque ! Après tout, ils dorment à la belle étoile, ils ont souvent une vue de premier choix sur les plus beaux monuments de la ville et des champignons du bois poussent chaque matin pour leur petit-déjeuner. Ouais, schtroumpf clodo il vit peut-être comme ça.

Par contre, loin de la forêt enchantée, dans un pays nommé France, les mecs à la rue meurent au printemps. Beaucoup plus qu’en hiver. Les beaux jours sont là mais il fait toujours frisquet la nuit, les pauvres cloches ont tendance à être moins prévoyants niveau gros pull que durant le mois de décembre. Qui plus est, la magie de Noël n’est plus là pour rappeler aux gens qu’il faut penser un chouia aux plus démunis.

Avec CoeurzéGeste, c’est toute l’année qu’on pense à Crayon et sa bande de gratteurs du métro. Au menu : repas complets, café, thé pour tout ceux qui ont su rester un peu dandy malgré les aléas de la vie, sans oublier les petites gourmandises à la fraise et autres denrées cédées par des boulangeries de quartier ou autres commerces désireux de voir ces produits atterrir dans les estomacs les plus hospitaliers.

Les nécessiteux de la gare d’Austerlitz, une trentaine à peu près, s’attroupent autour du stand de distribution dès que les bénévoles sortent les tréteaux. Je ne dirais pas que sur les visages de ces pauvres gens se lit la grande joie de leurs beaux jours, mais il y a du soulagement dans les mercis que chaque affamé distribue aux bénévoles. Les mains de ces derniers sont de véritables cornes d’abondance d’où sortent croissants et parts de tartes chaudes. Une oasis de victuailles dans un désert de misère.

Je demande à deux bénévoles qui suent derrière le stand : « Qu’est-ce que vous faites là à geler dans le froid entourés de gens qui puent ? Il y a rien de mieux à faire le vendredi soir quand on est jeune ? » Ils m’ont regardé quelques secondes, et ont réfléchi un instant tout en se grattant le bout du menton. Ils ont fini par répondre : « Non. Rien. », avant de se remettre à distribuer vivres et boissons à cadence double. Le don de soi résumé en deux mots.

Il y avait tellement de SDF à nourrir, que j’ai été parjure à mon serment de Bondynois :« Article 2 : Un buffet gratuit toujours tu pilleras ». J’y ai pas touché, la misère que j’ai vue m’a coupé l’appétit. Des séropositifs à la rue, des sans-papiers nés sous le soleil de l’Afrique grelottant de froid depuis des semaines et même des travailleurs précaires incapables de concilier le confort d’un loyer et trois repas par jour. Plusieurs fois, j’ai voulu détendre l’atmosphère avec la blague de Crayon mais visiblement, elle est trop connue dans le milieu des SDF pour faire encore rigoler du monde.

Si le SDF ne va pas à Coeurzégeste…

« Comment on devient SDF ? » ai-je demandé, à plusieurs individus. Un homme sur deux m’a répondu : « Ma femme m’a quitté » ou « j’ai perdu mon boulot et ma femme m’a quitté ». On raconte qu’une femme s’en sort mieux qu’un homme quand son monde s’écroule, le mode survie est plus efficace chez ces dames. C’est peut-être aussi pour ça qu’à Koh Lanta c’est presque toujours une nana qui gagne et qu’à la maison, maman a toujours mieux visé que papa au lancé de claquette.

Bref, une fois rassasiés, les nécessiteux attroupés gare d’Austerlitz se remettent à greloter. Ils se sont rappelé qu’une nouvelle nuit sans toit les attends. Un SDF m’a confié : «Tu sors de la douche mais t’avais pas d’eau chaude. Ça t’es déjà arrivé ? Bon. Pendant quelques secondes, celles qui précèdent le moment ou tu mets ton maillot de corps, tu sais ce que c’est qu’être à la rue ».

Mais pour ce soir, pas de soucis, les petits gars de Coeurzégeste ont tout prévu. Après le repas, distribution de doudounes et de couvertures dans la limite des stocks disponibles bien sûr. Et pour les sans-abri qui ne sont pas venus à Coeurzégeste, Coeurzégeste va aux sans-abri sous les ponts. Des équipes de maraudeurs sillonnent les alentours avec des sacs remplis de boustifaille.

La tonne de nourritures amenée par les bénévoles a disparu en une heure. Mais les gens de l’association restent avec les SDF, discutent, prennent des nouvelles des habitués, serrent des mains que je n’aurai même pas osé approcher à moins de 10 mètres. Ces jeunes de banlieue font cela chaque semaine, depuis octobre, sacrifiant le sacro-saint vendredi soir entre potes. Ces moments Nutella passés toute la nuit dans la lumière feutrée d’un hall de cité à tuer le temps en vannant les mères qui ont un compte Facebook et le roi du Maroc. Parfois aussi les Noirs en costume zaïrois et les Kabyles qui mangent du cochon grillé. Mais surtout le roi du Maroc.

Coeurzégeste c’est des gens comme vous et moi. Ils voient la misère à la télévision, ils disent « oh c’est triste ». Mais contrairement à nous, ils n’ont pas oublié les images deux minutes après, entre la poire et le fromage. Une fois leur yaourt fini, ils arrachent leur blouson du porte-manteau et filent affronter le froid et la faim d’autrui.

En rentrant à Bondy, j’avais vergogne de ma grande crevardise. Sur la ligne 5 toujours, j’ai revu Crayon qui racontait la même blague qu’à l’aller à des gens moins bon public que moi. Je suis rentré sans le sous mais lui a eu à manger. Coeurzégrec : bien mieux que rien…

Idir Hocini

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