Dans la banlieue Lyonnaise, la nuit de la Saint-Sylvestre ressemble à s’y méprendre à toutes les autres nuits. Saïd est allé prendre la température, entre plans d’un soir et espoir, rien ne semble perturber les jeunes du quartier. Récit.

Le vendeur d’oranges est possédé. « Allez-y madame, goutez ! ».« Allez, c’est parti mon coco. Allez on profite c’est la fin de l’année ! ». Le marché du Mas du Taureau entame sa dernière ligne droite, il est bientôt 17 heures. Il n’a pas fait pas si froid que ça dans la région lyonnaise aujourd’hui, le ciel était tellement dégagé que de Rilleux-la-Pape à Caluire, les mieux placés pouvaient même apercevoir au loin un petit bout de Mont-Blanc.

Tout se vend au marché de Vaulx-en-Velin, des tissus, des verres, de la viande, des légumes. Trois boucheries halal ambulantes se font concurrence, un boucher me regarde et me dit en arabe qu’il y a tout ce que je veux « a djaj woula dinde ! ». Les détritus se balayent vite, c’est une symphonie humaine, rythmée par l’agilité des marchands qui démontent leurs emplacements. C’est un monde que je traverse sans m’en rendre compte. Des chibanis s’engueulent, on peut entendre parler chinois, turc, sentir les odeurs de tissus neufs. On devine celle des pyjamas dans un plastique bizarre que toutes les mères achètent à leurs petits gones.

Une dame avec un voile en panthère était assise en face de moi dans le bus qui m’a amené ici, 5 arrêts que nous étions les seuls usagers de ce bus, je la retrouve devant le vendeur d’oranges qui continue de chanter sa sérénade, la regardant hésiter il lui hurle « Allez-y madame, c’est presque gratuit pour vous ! ».  Possédé, mais avant tout commercial. En sortant du reste de la foule qui persiste à rester autour des animations survivantes, j’emprunte le chemin des barques je retrouve 5 jeunes hommes en bas de chez eux, ils expriment un réel amusement quand je leur demande ce qu’ils font ce soir.

« Soirée Lapinou ! Soirée Lapin à Corbas ! » Yannis, veste en jean, basket et casquette EA7, m’explique le plan : « on va se changer on va s’habiller proprement on va voir ce qui se passe hein ! S’il y a moyen de bannaver deux trois ptites meufs ». Ils ont tous moins de 20 ans et pour eux il n’y a pas que pour le réveillon qu’il faut faire la fête : « Nan mais nous on s’amuse quand il le faut, comme l’autre soir ». Des rires éclatent. Ils ont tous grandi ensemble dans ce coin de rue et c’est pour cela que d’après eux ils s’y sentent bien. Yannis résume l’idée générale de l’équipe : «  Ouai, bah si on se plait ici c’est parce qu’on se connaît tous, mais franchement si demain y’a le million je reste pas là, frère, je reste pas une seconde ici ».

Nous parlons des horizons différents, des pays étrangers qui s’offrent à eux. Les sourires apparaissent. « Hollande, Suisse, Thaïlande, Bahamas », Stéphane, petit mec, bonnet noire veste noire, s’explique « Laisse tomber pelo ! Tu me laisse les moyens pour le faire, je l’oublie Vaulx-en-Velin, après je sais que tout le monde a envie de bouger de là où il est né, même le p’tit fils de riche, c’est la nature des gens ».

La discussion semble les amuser, mais quand il s’agit de parler d’initiative intéressante dans la ville le brouillard s’installe. Ahmed, le grand de la team, bonnet raiders en zèbre jacte : « S’investir ici ? Vas-y même les grosses têtes d’ici ne mettent pas un centime dans la ville, faut avoir des thunes déjà ». « Ah mais qu’est-ce que tu investis pelo ? ajoute Yannis. Qui investit pour toi déjà ?» Un autre intervient pour la première fois dans la discussion, sa voix est cassée : « après si tu as les moyens et que t’as des bonnes idées tu peux faire des trucs ici, il y a des gâches ! »

Yannis le coupe « Arrête ton bannave frère, personne n’a investi pour moi, on m’a jamais dittiens, viens, montre nous, prends, t’es tout seul frère !’ Démerde-toi tout seul ! Vas chercher ton billet tout seul ! »

Nous sommes interrompu par un trentenaire, grand costaud, qui engueule le groupe à cause des odeurs de clopes dans l’allée si je comprends bien « Je sais que vous avez pas d’autre endroits où squatter mais imaginez ma petite fille elle respire l’odeur de la fumée, je fais comment moi ! ‘Tain, ayez peut de hachma [honte] quand même ! ». Le cassage de délire est instantané, un lourd silence avec son lot de têtes basses. Après un petit moment de flottement Yannis reprend sur un tout autre sujet : « toute façon on ne va pas parler à un gars qui arrive avec son cameraman et qui fait des gros plan des tours, ils savent qu’on ne va pas leur dire ce qu’on pense. Eux même, ils viennent ici pourquoi à ton avis ? Ils sont là, ils reniflent des histoires et plus c’est hard plus ils kiffent parce que ça se vend bien ».

Le jeune à la voix cassé me regarde directement « toi direct à ta dégaine on sait que t’es pas dans ce délire, déjà t’as une tête cramée ! ». Le groupe m’indique le chemin pour retrouver l’arrêt de bus le plus proche. « Ici c’est un jour comme un autre, le 31 à Vaulx-en-Velin ça se fête pas ! » Khalid 25 ans transpire avec son short de l’équipe de France. Il vient de finir son foot et attend le C3 pour descendre dans 2 arrêts « chui trop claqué pour marcher là ».

Le réveillon pour lui c’est « un truc qu’on fête que dans les grandes villes où y’a de l’oseille. Je vois pas de gars d’ici s’endetter pour acheter une bouteille à 100 balles ? » « T’façon ici tu sais que t’as la police derrière s’il se passe un truc ce soir ».

Le bus est blindé :« je te laisse la gâche je descends après », la nuit est tombée d’un coup ici, un jeune derrière moi réponds au téléphone et donne rendez-vous à l’Opéra, Khalid me regarde en tirant la langue. Avant de me saluer et de descendre, il me balance à voix haute sans gêne et presque pour que les autres usagers entendent « La majorité des gens de ce bus vont descendre à Laurent Bonnevay, ils en ont rien à foutre du réveillon surtout si il tchaff le lendemain, à part deux trois qui bluffent tu crois vraiment que les gens dans ce bus s’organise pour ce soir ? ».

Entre bluff et « plan lapinou », soirée galère et devant la télé pépère, le 31 décembre à Vaulx est un moment de spéculation, de réflexion, avec ses marronniers, tous pourris : les chiffres des voitures brulées dans les journaux, les textos envoyés, les « surtout la santé » de la pharmacienne. Un rituel que nous essayons de faire au moins une fois pour soulager l’ego et croire à un épanouissement personnel, autour de soirées qui se ressemblent dans leurs déficits de brassage social. Vaulx-en-Velin se met sur son 31 avec peut-être moins de moyens, moins d’ effervescence, mais avec authenticité.

Saïd Harbaoui

 

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