Il est 14 heures dans les locaux de l’APJC de Pavillons-sous-Bois. Avant de lancer les hostilités, les jeunes lycéens et étudiants présents s’impatientent dans la cuisine de l’association. « T’as écouté le dernier album de Kaaris ?’, « C’est le bordel chez Les Républicains en ce moment ! ». L’ambiance est détendue et contraste avec le stress qui monte côté coulisses. L’événement est rapidement victime de son succès : les organisateurs s’attendaient à 30 personnes maximum. Finalement, 97 ont fait le déplacement. « On doit écarter les murs ! Il n’y a plus de chaises », crie, mi-joyeux mi-inquiet, Yassine Ayadi.

« Apprendre comment « sortir des disquettes » et « jouer du violon »

À l’initiative de ce rendez-vous un peu particulier, Graine d’Orateur 93, une association qui se donne pour mission d’encourager et de donner confiance aux jeunes des quartiers à travers l’apprentissage des bases de la rhétorique. Les exercices sont on ne peut plus concrets : justifier une décision aux actionnaires de votre entreprise, simuler une conférence de presse, promouvoir sa carte de visite… Le public, dont la moyenne d’âge tourne autour de 18 ans, s’est essayé le temps d’une journée aux techniques oratoires, de la persuasion à l’improvisation. À mi-chemin entre une salle de classe et un one-man-show, l’audience, aussi studieuse qu’amusée, apprend comment « sortir des disquettes » et « jouer du violon ».

Nassim dit ne pas être stressé mais son tremblement de jambes le trahit. À 17 ans, cet élève en terminale ES au lycée Suger de Saint-Denis, vient de se porter volontaire pour le premier exercice. Il s’avance vers la scène. Sa mission : se mettre dans la robe d’un prêtre qui prône l’interdiction de l’utilisation de Facebook, tout en marquant le maximum de pauses. L’œil taquin mais bienveillant, Yassine lui explique que « le silence attise la curiosité et donc l’attention ». Soudain, pas un bruit, on entendrait presque les mouches voler. « Vous voyez, lorsque je ne dis rien, vous êtes tous absorbés », réplique le cofondateur de Graine d’Orateur. Le lycéen essaye à son tour… sans succès. Pour autant, il ne se laisse pas abattre. « Le F de Facebook ressemble étrangement aux cornes de Satan », défend-t-il nerveusement. L’encadrant l’interrompt et demande au public de pointer ce qui ne va pas. Nassim recommence en prenant en considération les conseils de l’audience. « Vous pouvez l’applaudir », conclut Yassine.

Ahmet Akyurek (à gauche) et Greazi Abira (à droite), deux des trois co-fondateurs de Graine d’Orateur 93

« Notre Fouquet’s à nous, c’est le kebab ! »

« On ne naît pas orateur, on le devient », assure Yassine, originaire des Pavillons-sous-Bois. L’étudiant en licence d’économie à Paris-Assas de 20 ans est l’un des trois fondateurs de Graine d’Orateur 93. « Ce que l’on enseigne ne sert pas que le jour où tu feras des plaidoiries, poursuit le co-fondateur, Ahmet Akyurek, habitant des Pavillons-sous-Bois lui aussi, 21 ans, en master finance et stratégie à Sciences Po Paris. L’élocution, l’argumentation, la rhétorique, c’est partout ! Quand tu devras justifier une absence chez le CPE, quand tu te présenteras à un entretien d’embauche, quand tu voudras draguer une personne. C’est une manière d’être« . À ses côtés, Greazi Abira, en master Affaires Publiques à Sciences Po, le troisième fondateur de ce que les jeunes appellent ici « Graine d’O ». « La parole est en train de devenir un moyen de se distinguer par rapport aux autres », explique le Bondynois, d’un ton très posé.

Les acolytes, tous les trois anciens du lycée Jean-Renoir de Bondy, ayant fréquenté l’atelier « Sciences Po », ont découvert l’art oratoire il y a quatre ans, lors de leurs premiers pas dans leur facs respectives. C’est aussi à ce moment-là que les amis prennent conscience du fossé culturel et de l’écart des niveaux scolaires entre leur Seine-Saint-Denis et les écoles parisiennes. « Avec ce recul, je me suis rendu compte de la chance qu’on avait d’étudier à Sciences Po où on est formé à bien parler. C’est injuste pour les autres qui n’ont pas les moyens d’accéder aux grandes écoles« , admet Ahmet, le plus prolixe des trois.

C’est autour de nombreux « kebabs » que les trois compères partagent leur volonté de mettre leurs connaissances au profit de ceux qui leur ressemblent : les jeunes, lycéens et étudiants issus des quartiers. « Notre Fouquet’s à nous, c’est le Kebab ! », lâche Greazi, grand sourire aux lèvres. Leur toute première réunion s’est déroulée en 2014 dans leur lycée d’origine. « On ne s’attendait pas à avoir autant de succès. Ça nous a fait comprendre qu’on répondait à un vrai besoin », relate Greazi, un brin nostalgique.

Ce succès leur donne des ailes et l’envie d’exporter l’initiative dans d’autres établissements scolaires de Seine-Saint-Denis. Graine d’Orateur voit alors le jour. Et ça marche ! Les rencontres se multiplient. « Le seul problème que l’on rencontrait c’est qu’en tant qu’étudiant, on avait du mal à s’organiser avec nos emplois du temps respectifs ». Le rythme des interventions scolaires ralentit et les amis décident d’ouvrir une permanence unique à Pavillons-sous-Bois, dans les locaux de l’association APJC, un lieu qui a surtout une portée symbolique. « C’est une manière de se souvenir d’où l’on vient. On ne voulait pas que ce genre d’expérience soit exportée à Paris. En restant dans le 93, on s’engage à ce que notre territoire préserve ses ressources ».

« Graine d’Orateur c’est comme une catapulte, un trampoline qui t’aide à sortir tout le savoir que tu possèdes et à l’exprimer. Ça permet de briser le plafond de verre »

Elton Jumelle ne se voyait pas rater cette opportunité. L’étudiant en BTS négociation relation client (NRC) fréquente l’association depuis maintenant 2 ans après une intervention de Graine d’O dans son lycée de Tremblay-en-France. « Graine d’Orateur m’a appris à m’affirmer, à enrichir mon vocabulaire et à bien m’exprimer. C’est comme une catapulte, un trampoline qui t’aide à sortir tout le savoir que tu possèdes et à l’exprimer. Ça permet de briser le plafond de verre », rapporte-il en agitant les mains. Par exemple, le Tremblaysien de 19 ans est persuadé d’avoir « fait la différence » lors de son dernier entretien d’embauche.

Des acquis qui ont également permis à Sarah Nicole, 18 ans d’entrer à Sciences Po Paris. “Graine d’O m’a appris que c’était possible ». La jeune Sevranaise estime que « le parler banlieue » peut handicaper et freiner les jeunes issus des quartiers dans plusieurs étapes de leur vie scolaire et professionnelle. « Il y a un langage banlieue qui est très discriminant par rapport aux langages des Parisiens qui eux ont déjà quelque clés ». Ahmet Akyurek en est certain. « On juge une personne sur sa façon de parler ou de se présenter : à compétence égale, on va préférer la personne qui est charismatique et éloquente, assure l’étudiant. C’est un enjeu social. L’art oratoire, c’est un pas vers l’égalité. C’est là où Graine d’Orateur va agir. On essaye de corriger ces inégalités ».

« Il faut rêver et oser, c’est ce qui manque aujourd’hui »

Yildiz Algozi, étudiante en droit à Paris 13

Après avoir remporté plusieurs concours d’éloquence, notamment au ministère de l’Éducation nationale devant Najat Vallaud-Belkacem, l’ambitieuse Sarah Nicole, qui se voit au ministère de l’Intérieur dans quelques années, enseigne désormais à son tour l’art oratoire : « Tout ce que j’ai appris en un an, je le transmets. C’est super gratifiant autant pour Graine d’O que pour moi et les lycéens. J’apporte à Graine d’O ce que l’asso m’a déjà donné”. Un cycle vertueux auquel participe aussi Tala Fadul, étudiante en spécialité santé publique à Sciences Po Paris. « J’ai envie de donner toutes ces clés à mes camarades du 93, je veux voir les lycéens des quartiers réussir”, témoigne la jeune femme originaire d’Épinay-sur-Seine très engagée dans les causes humanitaires.

En septembre 2016, un rapport du Cnesco (Conseil national d’évaluation du système scolaire) révèle que la France est le pays dans l’OCDE où le milieu social d’origine influe le plus les résultats scolaires et confirme le haut niveau des inégalités sociales au sein de l’école. À cela s’ajoute l’auto-censure. « Parfois les jeunes de banlieue se disent qu’ils ne sont pas fait pour certaines filières scolaires ou professionnelles parce qu’ils pensent ne pas être à la hauteur, ne pas avoir les compétences et les capacités », souligne Yildiz Algozi, étudiante en première année de droit à Paris 13. « Il faut rêver et oser, c’est ce qui manque aujourd’hui. J’ai envie de montrer que quand tu oses, tu peux aller vraiment loin, il n’y a pas de barrières”. Cette Blanc-Mesniloise de 20 ans y croit dur comme fer. Pas vous ?

Azzedine MAROUF

Crédit photo : Silya FERRAT

Articles liés