Monsieur le Président de la SNCF, Guillaume Pepy,

Le procès en appel des « Chibanis de la SNCF » s’est tenu les 15 et 16 mai 2017 devant la Cour d’appel de Paris parce que vous avez fait appel de la décision du Conseil de prud’hommes de Paris de septembre 2015. Le jugement était pourtant lourd de sens : il condamnait la SNCF pour discrimination selon l’origine de 843 salariés. 843 cheminots. La décision en appel, qui sera rendue ce mercredi 31 janvier 2018 viendra clore, nous l’espérons, cette procédure longue de plus d’une dizaine d’années. Face à la gravité des faits qui sont aujourd’hui reprochés à votre entreprise, vous ne vous êtes, jusqu’à présent, jamais exprimé, ni vous, ni vos prédécesseurs, sur le sort de ces centaines de cheminots d’origine marocaine en majorité, mais aussi algérienne et sénégalaise qui ont contribué, de par leur labeur, à faire de la SNCF ce fleuron de l’industrie ferroviaire en Europe qu’elle est aujourd’hui.

« Nos pères ont été victimes de discriminations de la part de la SNCF »

En effet, nous sommes les filles et fils de ces cheminots, que les médias appellent « Chibanis de la SNCF », « indigènes du rail » ou encore « déclassés de la SNCF ». Nos pères, tout comme leurs collègues cheminots étrangers, ont été victimes de discriminations de la part de la SNCF. Pourtant, le contrat de travail signé entre la SNCF et ces jeunes hommes qui n’étaient pas encore des Chibanis stipulait l’égalité de traitement et de rémunération avec leurs collègues français. En réalité, les Chibanis n’ont jamais pu bénéficier des mêmes droits que leurs collègues français : évolution de carrière, carte de circulation, formation, accès aux soins, durée de cotisation, retraite etc…

Nos pères ont été recrutés dans les années 1970 par la SNCF pour faire le travail que plus personne ne voulait faire, en particulier dans les triages : le calage et l’accrochage des wagons, hiver comme été, un travail très physique et tellement dangereux dans le brouillard notamment que certains d’entre eux y ont laissé la vie. Eux et leurs collègues ont assumé leurs responsabilités jusqu’au bout, sans jamais se plaindre, au détriment de leur santé.

« Leurs dos s’en souviennent : ils en ont payé les frais : savez-vous qu’un mètre de rail pèse 100 kilos ? »

Faut-il également rappeler que nos pères ont été transportés du Maroc dans des wagons semblables aux trains de marchandises sans que soit prévus nourriture et eau nécessaire à un si long voyage ? Une fois arrivés en France, des membres du personnel de la SNCF les ont accueillis, les conduisant dans des baraquements en bois, sans douche, sans cuisine et sans véritables placards. Leurs vestiaires étaient à l’écart de ceux de leurs collègues français. Pourtant, cette catégorie de cheminots étaient mobilisables de jour comme de nuit, les week-ends et jours fériés, avec la peur, en cas de refus, d’être renvoyé. Ces cheminots travaillaient aussi à l’installation des voies ferrées et à leur maintenance, c’est-à-dire au renouvellement des traverses, des rails et des appareils d’aiguillage avec des outils rudimentaires : pelles, pioches, brouettes et parfois même, à mains nues. Leurs dos s’en souviennent : ils en ont payé les frais : savez-vous qu’un mètre de rail pèse 100 kilos ?

Le nom d’une voie de chemin de fer réalisée entièrement par les Chibanis porte encore leur nom. Sur les documents officiels de la SNCF, elle se nomme « la voie des immigrés ». Cette voie a été créée entièrement à la main, ils en ont fait le terrassement, la pose des voies et des traverses.

« Nos pères ont tous été décorés de la médaille d’honneur des chemins de fer par le Ministère des transports pour récompenser la qualité et la durée de leurs services »

Malgré tous ces sacrifices et ce dévouement, certains d’entre eux se sont vus refuser des évolutions de carrière car ils n’avaient pas la nationalité adéquate. Pourtant, nos pères ont tous été décorés de la médaille d’honneur des chemins de fer par le Ministère des transports pour récompenser la qualité et la durée de leurs services.

Lorsque nous nous sommes rendues au tribunal le 15 mai dernier, vos avocats ont justifié le blocage de carrière et la différence de traitement qu’avaient subi nos pères par rapport à leurs collègues français par un supposé illettrisme. Or, les conditions fondamentales pour intégrer la SNCF à l’époque était la maîtrise de la langue française : à l’écrit et à l’oral, suivi de tests physiques, ceux-ci sont inscrits noir sur blanc sur leurs contrats de travail. Cela ne leur a jamais été reproché au cours de leurs carrières et cet argument indigne est arrivé au moment d’un recours devant la justice. En justifiant de la sorte l’absence d’évolution de carrière, vos avocats ont non seulement humilié nos pères mais aussi, leurs enfants. Nous enfants des travailleurs devenus chibanis, que vous avez exploités et discriminés, soutiendrons jusqu’au bout la lutte de nos pères !

« Nos pères sont sortis du tribunal émus et fiers de la décision de justice de 2015 honorant leur combat pour la dignité »

Le 21 septembre 2015, le Conseil des Prud’hommes de Paris a reconnu coupable la SNCF de multiples discriminations. Nos pères sont sortis du tribunal émus et fiers de cette décision honorant leur combat pour la dignité. Le traitement discriminatoire, dont ils ont été victimes, tout au long de leur carrière, est, au bout le 10 ans de lutte, officiellement reconnu par la justice française. Cependant, in extremis, vous avez fait appel de la condamnation. Cela a eu pour effet de retarder, encore pour quelques années, la reconnaissance de leurs droits et d’allonger la liste des personnes qui sont décédées depuis le début de ce long procès. Le temps n’est pas en la faveur de ces personnes âgées et la SNCF a décidé de jouer « la montre ».

Même si la SNCF reconnait aujourd’hui « son plus profond respect et toute sa reconnaissance envers ces salariés car ils font partie de la famille cheminote » selon les propres termes prononcés durant le procès en appel par Béatrice Lafaurie DRH de la SCNF Mobilités, votre entreprise continue de nier toute discrimination. Devons-nous rappeler que la plus haute autorité administrative de lutte contre les discriminations en France, Le Défenseur Des Droits, a retracé dans un rapport de 26 pages les discriminations subies à l’encontre de ces Chibanis ?

Monsieur Pepy, nous vous demandons aujourd’hui de bien vouloir vous exprimer sur les discriminations que votre entreprise a fait subir à nos pères et sur votre acharnement à prolonger le combat judiciaire alors que le Conseil des prud’hommes de Paris a condamné la SNCF pour discriminations selon l’origine de ces 843 cheminots.

WAFAA et MADJELIL, ainsi que tous les autres enfants de cheminots

Crédit photo : Meritxell CORTES

Articles liés