LA MARCHE. La Marche pour l’égalité et contre le racisme arrivée le 3 décembre 1983 fut, avant tout, un acte politique fondateur pour une génération, une demande d’égalité et d’accès aux droits. Avec ce mouvement, la France recevait ainsi une  information inédite sur un monde clos, appelé quelques années plus tard, paradoxalement, « zone de non-droit ».

Je voudrais témoigner ma reconnaissance aux marcheurs, à leur spontanéité souvent empreinte de naïveté, à ce cheminement vers l’inconnu jonché d’incertitudes et de dangers, dans la droite lignée de l’émigration des pères venus, quelques années plus tôt, constituer les bataillons de l’infanterie des Trente glorieuses. Cette marche fut, à la fois, une fusée de détresse lancée dans le ciel de France assombri par les nuages de la crise et l’orage de la rigueur, une sirène aiguë dans le tympan de l’opinion séduite par l’émergence du FN naissant à Dreux, un cri d’urgence pour mettre un terme aux bavures policières souvent couvertes par des procureurs arbitraires, et enfin, une invitation lancée aux élites pour accélérer la digestion de la récente guerre d’Algérie. C’était cela le contexte explosif de la France de 1983, deux ans après l’arrivée de François Mitterrand, président PS, promoteur du « Changer la vie… »

Ce fut aussi, un acte introspectif et intrafamilial, une réponse ferme et définitive au mythe du retour rêvé par  les parents. D’une certaine manière, cette marche disait « nous sommes chez nous », et a littéralement sectionné, par voie de conséquence, le cordon ombilical avec les pays d’origine. Cette génération venait de divulguer, d’une façon lapidaire, l’adresse de son destin et son choix de s’enraciner ici et maintenant. Rien ne pouvait arrêter ces jeunes adultes, invisibles jusqu’ici, ayant grandi dans les angles morts des quartiers de relégation. Leurs parents obéissaient au doigt et à l’œil. Pas eux. Cette combinaison politique née du projet de la Marche était inédite, imprévisible, voire dangereuse parce qu’incontrôlable. Les partis politiques n’avaient aucune représentation dans ces territoires, les autorités des pays du Maghreb tentaient, bon an, mal an, de quadriller le terrain avec les Amicales, les églises envoyaient leur jeune prêtre colmater les brèches sociales avec la parole des Évangiles. L’islam était quasi inexistant. Seuls les renseignements généraux grappillaient quelques infos entre deux démonstrations de force des fourgons de la police.

Cette initiative a changé de fond en comble le regard sur ces recoins de France, construits à la hâte, pour loger la main-d’œuvre rurale et étrangère, cette armée silencieuse broyée dans les usines, les chantiers, les mines et l’industrie automobile. Avec l’émergence de la Marche, inspirée des luttes de Ghandi,  il fallait donc prêter attention à ces territoires et y apporter des réponses politiques. Comment répondre à cette explosion démocratique et citoyenne issue de territoires périphériques, au sens politique et géographique, à un moment où la presse faisait l’inventaire quotidien des plans sociaux, d’une économie en quasi récession, d’un président changeant de braquet économique à défaut de changer la vie comme promis ? Ces territoires n’existaient pas dans le scénario de la gauche arrivée aux affaires. On parlait encore d’aide au retour. Nous étions dans la posture de l’immigration de travail et non de peuplement. Ces gens avaient vocation à partir, avec un petit capital financier, une voiture neuve et un peu d’électroménager. On appelait cette mesure « le million Stoléru ».

Ces nouveaux visages de la société française, propulsée dans la lessiveuse médiatique, devenaient un objet de fascination, entre attirance et rejet. Le Parti socialiste, sous l’œil attentif de l’Elysée, s’est engouffré dans la brèche, prenant à son compte le service après-vente de la Marche. Les publicitaires et quelques artistes se sont mis au service de la jeune garde mitterrandienne pour tout border : l’héritage, le message et l’emballage. Le tout symbolisé et ethnicisé  par la « petite main de Fatma », emblème du rouleau compresseur SOS Racisme, crée de toute pièce en 1984. La Marche venait d’accoucher d’un bébé « à l’insu de son plein gré ». Les tensions entre les différents collectifs, l’immaturité politique, l’urgence des situations personnelles des marcheurs, les conflits d’égos rendaient un service inespéré à l’émergence de la « culture beur infantilisante » prônée par SOS Racisme. Celle-ci ne manquait ni de moyens, ni de capital sympathie, ni de couverts aux dîners en ville pour s’approprier le monopole de cette parole nouvelle, de cette France métissée et bancable, férue de grands concerts entre deux séances de larmes de crocodiles. Le spectacle a pris le pas sur la politique et a engendré les débuts de la défiance et la désertion civique. Malgré cette OPA hostile et parisienne, la Marche a ouvert le chemin des initiatives locales. Partout des collectifs, des réseaux informels se sont mis en marche, pour changer le quotidien dans les quartiers. L’histoire du militantisme des quartiers s’est enrichie de nouvelles expériences citoyennes. C’est dans ces années-là que le gouvernement lançait les prémices du futur ministère de la ville (1990), avec la création de la Mission « Banlieue 89 », du Comité interministériel des villes et du Fonds social urbain.

Depuis 30 ans, les difficultés persistent, voire s’aggravent. La question des banlieues s’invite dans le débat, par intermittence, à travers des émeutes cycliques, véritables expressions politiques par défaut, ou bien au gré des campagnes électorales et des promesses d’un futur Grand soir. Nous n’avons pas réussi à sortir des réactions émotionnelles qu’engendre la situation toujours explosive dans beaucoup de quartiers. Il y a une telle tension idéologique autour de la question des banlieues en France qu’il est quasiment impossible de rompre avec un débat binaire sur ce sujet. La pauvreté et le chômage demeurent à des niveaux élevés, les inégalités sont en hausse constante. La relégation, l’échec scolaire et urbain, le chômage, les discriminations détruisent l’estime de soi et suscitent la défiance vis-à-vis de la République. L’Etat-providence disparaît peu à peu. Les gouvernements successifs ont fait du marketing au lieu d’inscrire les banlieues dans un projet politique d’envergure, d’une dimension encore jamais égalée par le passé et pour lequel une mobilisation des ministères régaliens s’imposait. La technostructure a pris le dessus sur la politique. La méritocratie républicaine s’est dissoute dans l’effet placebo de la diversité et des débats nauséabonds sur l’identité nationale. Le séparatisme social et la peur du déclassement taraudent le pays. La religion devient une valeur refuge. Les États-Unis et le Qatar s’invitent dans les débats, parlent d’empowerment. Les banlieues canalisent toutes les angoisses collectives.

En 2013, les marcheurs, cinquantenaires pour la plupart, sont absents de la vie politique. Malgré la Marche, ils demeurent en périphérie de la classe politique contrairement aux apparatchiks. Il est plus simple de faire Marseille-Paris à pieds que d’ouvrir le cadenas du conservatisme républicain. Les véritables héritiers de cette Marche sont à chercher dans les nouvelles générations qui participent pleinement au débat politique, parcourent la planète, explorent de nouveaux territoires, élargissent les cercles et les réseaux, utilisent les nouvelles possibilités techniques et impulsent des initiatives économiques, culturelles sur le territoire français et à l’étranger. Ces nouveaux visages de la société française sont au cœur de la mondialisation, des mutations politiques, économiques et technologiques en cours. Ils sont présents dans le monde de la culture, produisent des films, réalisent des magazines de télévision, remplissent des salles de concert… . Ils sont le nouveau Made in France. Le film de Nabil Ben Yadir, porteur d’un message humaniste et civique, suscite un débat citoyen plus que nécessaire en cette période. Il rend hommage aux marcheurs et encourage ces jeunes générations à prendre le relais sur la route des rêves d’égalité et de liberté.

Nordine Nabili

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