La scène fait sourire. Comme pratiquement chaque jour, Karidia Sanogo, sentinelle, jette un œil par la fenêtre de son appartement. Elle veille, parfois à grand renfort d’éclats de voix, à ce que le décor se mette en place.

Au Franc-Moisin*, à Saint-Denis (93), Karidia Sanogo dirige l’installation d’un petit restaurant créé de toute pièce. Des barils pour griller les viandes, un comptoir pour passer commande ainsi que deux petites tables pour se restaurer prennent place dans le quartier.

Karidia Sanogo, que tout le monde surnomme «Kady», propose des plats d’inspiration ivoirienne, dont elle est originaire, du mardi au dimanche à partir de 15 heures. Et ce, depuis 12 ans. « Elle a nourri tout le monde ici », salue Mohamed, un habitant de 28 ans.

Six jours par semaine, Karidia Sanogo installe son restaurant au pied des tours du quartier Franc-Moisin. ©MélineEscrihuela

« C’est la maman du quartier »

Le jeune homme vit au Franc-Moisin depuis ses 12 ans. Alors, la cuisine de Kady, il la connaît presque sur le bout des doigts. « Je ne me rappelle pas forcément des noms des plats. Mais ça pique de ouf, c’est tout dont je me souviens », glisse-t-il, hilare. Il a découvert la cuisine de Kady encore adolescent, avant que l’affaire devienne une petite entreprise. « Son fils est l’un de mes meilleurs amis. Et Kady, c’est la maman du quartier », indique Mohamed.

Au fil des années, Kady s’est installée en plein air. Toujours au sein du quartier Franc-Moisin. Le menu change au gré de ses inspirations. Agneau et poissons grillés, patates douces ou oignons marinés en guise d’accompagnement, foutou (purée de banane) servie avec une sauce salée selon l’humeur du cheffe. « J’ai une sauce aux oignons dont on me demande souvent la recette. C’est moi qui l’ai inventée », affiche fièrement la cuisinière.

Kady est ouverte. La dernière fois, je l’ai même vu écouter du Niska

Aux alentours de 16 heures, des clients font déjà la queue. Kady « met de l’ambiance dans le quartier », jure Mohamed, qui pianote sur son téléphone devant un hall d’immeuble. Une petite fille dans sa poussette pousse un cri. La petite a été surprise par un piment, expliquent ses parents, mi-amusés mi-compatissants.

Derrière son fourneau, la cuisinière s’active dans tous les sens. « Elle est tellement fière de ce qu’elle fait qu’elle ne te fait pas ressentir s’il y a un problème », observe Mohamed. « Mon petit frère, quand il ne va pas bien, il dessine. Kady, elle, elle cuisine », analyse-t-il. « Je n’aime pas rester assise », évacue Kady.

Karidia Sanogo supervise une équipe de quatre personnes. Elle travaille en famille. ©MélineEscrihuela

La cuisine comme bouée de survie

Cette habitante de Saint-Denis s’est jetée corps et âme dans la cuisine il y a 12 ans. Tout commence un soir de ramadan. Kady commence à proposer ses plats au voisinage. Le succès prend. À la maison, l’ambiance se tend. « Mon ancien mari était jaloux de ma réussite », se remémore Karidia Sanogo. Après des violences conjugales, Kady quitte son époux. « Je m’en suis sortie toute seule », appuie-t-elle.

Désormais mère isolée, Karidia Sanogo s’accroche. Elle suit une formation sur les règles d’hygiène qu’elle finance grâce son compte formation tout en continuant de vendre ses plats.

Figure connue de Saint-Denis, la mairie pense immédiatement à elle, en 2016, pour son projet « cuisine de rue ». Pendant les années qui suivent, Kady est indissociable de son triporteur, mis à disposition par la municipalité et l’association Taf et Maffé. En 2019, toujours avec l’ancienne municipalité PCF de Saint-Denis, elle investit quelques jours par semaine un local avec d’autres cuisiniers de la ville. Pas suffisant pour subvenir aux besoins de sa famille. L’aventure tourne court.

Des relations détériorées avec la nouvelle mairie

Depuis l’élection du maire socialiste, Mathieu Hanotin, les relations se sont tendues. La mairie ne veut plus voir ce commerce de rue trôner devant la Poste. Comme le rapporte StreetPress, Kady décide de passer outre l’interdiction.

En avril 2022, elle installe son stand, comme d’habitude, et voit rappliquer les agents de la police municipale. Très vite, la situation se gâte, elle est traînée au sol par les policiers et son fils, qui vient à son secours, est, lui, embarqué. Un évènement qui a marqué le Franc-Moisin. Depuis, elle n’a plus entendu parler de la mairie et les policiers ne sont pas revenus lui chercher des noises.

Mon souhait est d’avoir quelque chose à moi 

Kady est investi d’un sentiment d’urgence pour rattraper le temps perdu. Arrivée en France à l’âge de 11 ans, elle n’a pas eu l’enfance qu’elle aurait voulu. Elle a travaillé tôt et avoue regretter l’école. « Ce sont mes enfants qui m’ont appris à écrire correctement en français », explique-t-elle.

À 50 ans, le temps presse encore. Elle aimerait que ses efforts payent. « Mon souhait est d’avoir quelque chose à moi », confie-t-elle. Un food truck rien qu’à elle. La cheffe a d’ailleurs passé le code. Elle prend des cours de conduite. « J’ai plus de 50 ans et je sais que je n’aurai pas de retraite  », réalise-t-elle.

Madeleine de Proust de la diaspora ivoirienne

Ses journées de travail lui laissent peu de temps pour elle. Tous les matins, elle se lève à 7 heures pour se rendre sur le marché de Rungis. Récemment, Kady a créé un compte Tik Tok où elle est suivie par plusieurs milliers de personnes. Résultat, son téléphone n’arrête pas de sonner. De nouveaux clients se demandent s’il est possible de commander en avance.

« Il y a des gens qui viennent d’ailleurs. Il ne faut pas croire que c’est quelque chose de communautaire », pointe Mohamed. Un rapide sondage de terrain confirme ses dires : les clients du jour ont fait le déplacement depuis Créteil, Sarcelles ou encore Nanterre. Parfois, ils viennent même de Belgique, nous dit-on.

Ce serait bien que la mairie lui facilite l’accès à un local

« On retrouve un peu de la culture de chez nous grâce aux plats de Kady », apprécie Amadou, également d’origine ivoirienne. Gérant d’auto-école, Amadou a quitté Franc-Moisin il y a 15 ans. Autant qu’il le peut, il revient dans le 93. « Kady a réussi à recréer des saveurs qui sont difficiles à reproduire, jure-t-il. J’ai déjà essayé de refaire ses plats chez moi, mais jamais avec le même résultat. »

Les plats de Kady se méritent : la cuisson peut être longue. Debout depuis des heures, Kady et ses proches auront fait leur sport de la journée. « Elles ont du mérite », souffle Amadou. « Ce serait bien que la mairie lui facilite l’accès à un local », soulève l’ancien du Franc-Moisin. « Cela faciliterait la vie du quartier », juge-t-il. Et celle de Kady.

Méline Escrihuela 

*EDIT : depuis l’interdiction faite à Kady de poser son stand près de la Poste, elle a déplacé son stand dans le quartier du Franc-Moisin.

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