Entre un collège et un théâtre se trouve un arrêt de bus propret, doté d’un banc prévu pour trois fessiers. Les matins, des ouvriers et des étudiants s’y pressent. Et quand l’heure de pointe est passée, un vieil homme abîmé par la rue s’y endort, trois sacs à ses pieds. Ce quartier de la Garenne-Colombes est mignon : les HLM neufs cohabitent avec des résidences peuplées de cadres-sup.
La frontière avec Nanterre, ville géante, endeuillée et embrasée, est à cinq-cents mètres, sur une ligne droite qui conduit à la route où Nahel a été abattu par un policier. Mercredi, dans la nuit, une dizaine de jeunes, à peine majeurs ou pas encore, se sont retrouvés autour de cet arrêt de bus (le 163) qui relie Paris à Nanterre. Ils portaient des capuches, des survêtements et des parpaings. Rien n’avait l’air prémédité, comme s’ils s’étaient donnés rendez-vous cinq minutes plus tôt. Entre deux caillassages, ils ont crié “Nahel” !
Acte 1. Un jeune homme, très fin, tente de terminer le boulot. Boum ! Boum ! Les cailloux ont déjà amoché l’arrêt de bus, mais une vitre résiste encore. Il a pris de l’élan et mis un immense coup de pied. Mais la vitre a repoussé son corps maigre, comme une balle rebondit sur un mur. Les premières têtes sont apparues aux balcons. Des locataires et des proprios. Les jeunes encapuchés ont barré la route en renversant maladroitement des poubelles, auxquelles ils ont mis le feu. Ils veillent à ne pas être reconnus, mais s’appellent parfois par leurs prénoms.« Est-ce qu’on filme tout de suite ? » s’interrogent-ils aussi. Les réseaux sociaux se régalent. Les vidéos d’insurrection, de Nanterre à Lyon, sont diffusées en direct. BFM capitalise sur les images de quartiers arrosés par des tirs de mortiers.
Quelques heures plus tôt, cette partie des Hauts-de-Seine était figée. Le choc du drame, et celui de se voir à la télé. L’inquiétude de regarder des voitures de police rôder ou rouler à tout berzingue. Tout le monde parle de Nahel, en ressassant ces répliques ridées, qui traversent les générations – « Pourquoi ils ne tirent pas dans les roues, au pire ?”, “Au pire, s’il se sauve, il ne pourra pas aller très loin”, “On voit bien que c’est un gamin”. Une ouvrière en pantacourt est allée au turbin à pied. 40 minutes de marche, qui ont taquiné son arthrose.
Les transports étaient perturbés, dont le 163 qu’elle emprunte du lundi au vendredi. Elle n’est pas contre “le bordel”, comprend la douleur des mioches à condition que ce même bordel ne s’éternise pas. Elle souffle, les traits tirés : “Quand même, une balle dans la tête….”. Des quadras de retour du bureau se demandent ce qu’auraient donné les révoltes urbaines de 2005 avec des smartphones.
Acte 2. Une vieille dame apparaît à la fenêtre d’un HLM, aux murs de briques. Sa tête tourne à droite et à gauche. Vous devez appelez la police ! lance-t-elle à son jeune voisin qui prend des photos. Qui sourit poliment pour lui signaler qu’elle n’a qu’à s’en charger. En fait, la police est déjà là, un peu plus loin. Mais reste à distance. Les jeunes aux visages masqués négocient avec des automobilistes, bloqués par le barrage de feu. Demi-tour, pas le choix. Des cris et des bruits de ferraille qui frottent le sol transpercent la nuit et les doubles vitrage des immeubles.
Les curieux se demandent qui sont “ces” petits”, dont les voix n’ont pas toujours mué. Sont-ce ceux qui squattent sur les marches du théâtre ou devant le collège ? Ceux que la police municipale chassent quand leurs éclats de rire, dans la fumée du narguilé, font trop de boucan ? Un père de famille en short, bedaine vers l’avant et crâne lisse, vient récupérer son fils aux alentours d’une heure du matin. Ce dernier était dans un entre-deux : s’il n’a vraisemblablement rien cassé, il était tout proche du barrage. Père et fils ne se sont pas adressé un mot. Ils ont marché comme s’ils allaient aux courses.
Acte 3. Une jeune femme, la vingtaine bien entamée, descend récupérer son conjoint, posté à deux mètres des poubelles en feu. Elle lui passe le bras par le cou, et le conjure de rentrer à la maison. Ils négocient en se touchant les épaules. Il tente de gratter un délai avant de remonter chez lui : “Je veux apaiser la situation”. Elle ne veut rien entendre. Pendant dix minutes, ils disparaissent tous les deux vers des immeubles qui donnent sur les voies ferrées. Et Lui, petite trentaine, réapparaît, en allongeant ses foulées. Il n’est pas là pour apaiser ! À haute voix, il donne un tuyau à l’un des jeunes, en quête de munitions : “Il y a des parpaings par là-bas, regarde !”. Drôle de nuit, où des habitants perchés ont un œil braqué sur la rue, et un autre sur les réseaux sociaux. Où l’un des ados masqués tente d’arracher, en vain, une branche sur un arbre gringalet. Ses bras tremblent. Plus tard, il fulminera : un automobiliste l’a reconnu – “j’ai le démon”.
Acte 4. Le théâtre de la Garenne-Colombes, neuf et lumineux, est la cible d’après. À la mi-juin, il avait accueilli un spectacle de fin d’année, avec des gamins déguisés. Boum, boum. Sa devanture a eu droit à sa part de parpaings et de coups de pied. L’agent de sécurité, qui garde le lieu, a déserté sans paniquer. Et ceux qui l’ont chassé sortent leurs téléphones portables pour crier victoire et conjuguer le verbe “niquer”. C’est une révolte – ou une émeute, c’est selon. Mais aussi une compétition : chaque quartier veut montrer qu’il fait partie de l’Histoire. Des odeurs de caoutchouc cramé obligent les curieux perchés sur leur balcon à rentrer. Ça pue. Et demain, ils travaillent.
Acte 5. Au petit matin, c’est comme si l’arrêt du 163 était à poil. Plus de vitres. Des ouvriers en gilets jaunes pansent le bitume : ils tentent de gommer les stigmates du feu sur la route. Des menuisiers taillent des planches comme on décolle des pansements : ils recouvrent les vitres brisées du théâtre, en attendant de le retaper comme il faut. Des passants prennent des photos furtives, comme si ça faisait d’eux des complices. Après l’heure de pointe, quand les ouvriers et les cadres ont embauché, le vieil homme abîmé par la rue est revenu sur son banc pour se reposer. Il était torse-nu.
Ramsès Kefi