Ping-pong, cantine animée et karaoké… Près de l’aéroport, la Base est un univers loin de tout. Les chauffeurs de taxi s’y retrouvent quand leurs voitures rutilantes restent garées à perte de vue sur l’immense parking. Ils peuvent trouver ici un instant de repos, échanger avec leurs collègues ou même, documenter leur travail.

Cette dernière activité, c’est l’idée de Vadim Dumesh, le réalisateur de “La Base”. Il découvre ce lieu il y a neuf ans et décide d’y retourner régulièrement, pour en faire un film. Mais le projet n’est pas de considérer le lieu comme une curiosité, de le filmer comme un parfait étranger. Au contraire, Vadim veut faire un documentaire collectif. Tout le monde peut scénariser et filmer. La caméra, ou plutôt le téléphone, passe de main en main. Entretien. 

Quelle a été la genèse de votre projet et comment avez-vous découvert ce lieu ?

J’ai découvert La Base quand je me suis installé à Paris en 2015. Un ami faisait une recherche en sociologie sur les transports et il m’a fait découvrir ce lieu. Il savait que les sujets documentaires m’intéressaient. J’ai trouvé ça curieux d’arriver là comme un étranger. Ce lieu m’a complètement bouleversé. Je voulais vraiment comprendre comment ils vivaient et travaillaient.

C’est une tentative de comprendre le monde, à travers différents regards

Puis en 2015, avec la rentrée des VTC dans le marché, ces gens voyaient leur capital diminuer à cause d’une concurrence technologique. Ça m’intéressait de les entendre parler de cette situation. Finalement, ce film a pris sept ans à se faire. Pendant les premières années, je m’y rendais presque quotidiennement. À certains moments, j’y allais même dormir la nuit. Puis le format documentaire m’intéressait, car je viens des sciences sociales et je voulais avoir une démarche de recherche. C’est une tentative de comprendre le monde, à travers différents regards. Puis j’écrivais en même temps ma thèse qui parle de la collectivité créative à l’ère numérique et du documentaire.

Comment avez-vous réussi à instaurer ce lien de confiance avec ces chauffeurs de taxi ? Est-ce que certains ont été réticents face au projet ?

Ça a pris beaucoup de temps de nouer une relation de confiance. Au début, j’ai juste commencé à fréquenter cet endroit régulièrement. J’ai même tenté de me déguiser en chauffeur, avec une veste de cuir, etc. Mais ils savaient très bien que je n’en étais pas un. Ils m’ont demandé pourquoi j’étais là, je leur ai expliqué que j’étais un cinéaste documentaire.

J’ai toujours été très transparent. Ils ont été étonnés que je m’y intéresse. Pour vraiment tisser une relation de confiance, ça m’a pris un an, voire deux. Depuis, je suis en contact avec plusieurs d’entre eux et je retourne souvent à La Base. Je viens d’ailleurs de parler avec Jean-Jacques (figure importante du film, ndlr), qui me demandait quand sortait le film.

Arrivait-il qu’ils soient réticents face au projet ? Ou au contraire cela a même ouvert des vocations pour le cinéma pour certains ?

Le personnage de Momo, par exemple, il a fallu beaucoup de temps pour le convaincre. Il disait : « Je ne vais pas filmer pour toi, c’est ton boulot ! Mais si toi, tu veux me filmer, tu peux ». C’était une longue négociation. Finalement, il a fait des choix scénaristiques et a voulu s’exprimer surtout à travers des morceaux de musique dans le film.

Mais d’autres, comme Ahmed, ont développé une vraie affinité pour le tournage, pour des prises de vues abstraites, poétiques. Au-delà de la base, il a continué à filmer son voyage au Maroc. Il y avait tous les profils : certains avaient une grande culture cinéphile, d’autres avaient envie de cinéma militant, activiste, comme Jean-Jacques. Il voulait tout filmer, tout documenter. Il y avait aussi des personnes comme madame Wang avec des connaissances audiovisuelle, habituées à se filmer et à se mettre en scène.

Comment vous êtes-vous positionné en tant que réalisateur ? Et pourquoi avez-vous souhaité faire un projet collectif ?

J’ai longuement réfléchi à ma pratique de réalisateur. J’ai conscience que lorsque l’on s’exprime, il y aura toujours un point de vue. Or, je ne voulais pas qu’il y ait uniquement mon regard dans ce documentaire. Ce dispositif collectif est né de cette réflexion. Il permet de combler et d’aplatir ces inégalités de positionnement qu’il y a lorsque l’on pose le regard sur quelqu’un. Cela permet d’avoir un regard composé, plus situé et riche.

C’est la première fois que je me suis lancé dans un processus collectif  et ça a transformé mon rapport au travail de terrain, documentaire. J’ai demandé à chacun comment ils se voyaient dans le film. À partir de cette relation de co-écriture très individualisée, on est partis dans un processus de réalisation, avec une dizaine de chauffeurs. Nous avons pensé leur personnage et la mise en scène ensemble. Puis certains ont filmé, scénarisé, etc.

Y a-t-il une critique sociale dans ce film ?

Ça, c’est au spectateur de le déterminer. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a la circulation de plusieurs points de vue. Il n’y a pas de narrations linéaires pour permettre au spectateur de s’y retrouver. Mais ce n’est pas un film moraliste. Je voulais surtout montrer comment ces chauffeurs s’y retrouvent dans un monde en pleine mutation. D’ailleurs, ce n’est pas tant un film sur le travail, mais plutôt une spéculation sur ce qui se passe quand les gens ne travaillent pas, quand la mobilité est suspendue.

Les chauffeurs attendent leurs courses, mais ils s’approprient leur temps et leur espace

C’est ce qui m’a fasciné dans cet endroit. Les chauffeurs attendent leurs courses, mais ils s’approprient leur temps et leur espace. Ils sont là pour jouer, se restaurer, etc. C’est fascinant qu’un tel endroit puisse exister près d’un des plus grands aéroports du monde.

Ce documentaire, c’est un produit très brut, pas très travaillé. Cela se voit sur certaines scènes filmées au téléphone, notamment. Pourquoi vouloir cet effet-là ?

Lorsque je me suis lancé dans ce processus de création, et que j’ai récolté les premières images, j’ai été sidéré par ces images qui n’avaient pas du tout les critères de lisibilité de l’industrie standard. Mais cela reflétait tellement la vérité que ces personnes racontent. Le plus important, ce n’est pas de formater l’objet, mais c’est bien de montrer l’humanité et la richesse de cet endroit. Au final, on était convaincu que le film serait beau et qu’il parlerait aux gens.

Propos recueillis par Radidja Cieslak

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