Depuis la désillusion de l’après-mondial 98, on sait que les larmes de joie ne nettoient les plaies qu’en surface. On sait aussi que la consécration d’« Un prophète », de Jacques Audiard, samedi aux César, n’aurait pas été possible il y a dix ans. Le film est calé dans une époque de « vérité » qui fait parfois flipper : aujourd’hui, chacun y va de sa profession de foi : halal pour les uns, laïque pour les autres. Où cela mènera-t-il ? Ailleurs que dans un gouffre, espérons-le.

Cette époque de vérité, c’est aussi celle du talent qui explose comme les fleurs du magnolia au printemps. La joie venait toujours après la peine, écrivait Apollinaire. Et samedi, c’est une joie immense qu’on a vue sur les visages de Tahar Rahim et d’Abdel Raouf Dafri, l’acteur principal et le coscénariste d’« Un prophète ». Du bonheur pour tous. D’abord parce que le film est un chef-d’œuvre, ensuite, parce que cela montre que sous la surface des arguments de malheur, progresse et croît une génération d’excellence qui nourrit la France de la plus belle des manières.

L’art, à côté des savoirs académiques, est ce qui forge le plus sûrement l’identité d’un pays. Les Italiens et les juifs, plus récemment les Noirs avec Spike Lee, ont fait la richesse du cinéma américain. Les Français d’origine maghrébine sont une bénédiction pour le 7e art. Leur vécu est insuffisamment présent sur la pellicule. Il renferme d’infinis scénarios. Les nations naissent aussi, se renouvellent et se renforcent à l’écran.

Les salles de cinéma fabriquent du fonds commun, pour peu qu’on admette que la « rive gauche » a quelque chose à dire à la « banlieue », et inversement. Pour peu qu’on reconnaisse que « rive gauche » et « banlieue » ont des valeurs à partager. Césarisé pour « Les beaux gosses » (meilleur premier film), le dessinateur et réalisateur Riad Sattouf, dont on n’a pas étudié le pedigree et ce dont on se moque, est bien la preuve qu’un « Arabe » est dans son élément lorsqu’il raconte une histoire pas spécialement estampillée « immigration ». Personne, en raison de son origine ou de son lieu de vie, ne doit être assigné ou s’assigner lui-même à tel ou tel univers culturel au détriment d’un autre.

On peut désormais s’attendre, et c’est pour s’en réjouir, à une abondante production cinématographique puisant dans le passé et le présent des Français qui ont en eux une part de culture maghrébine. Les Noirs ont sur ce point du « retard », il est temps pour eux de le rattraper également. Il y aura des perles – tant mieux – et il y aura des navets – pas grave. Sortiront des films qui font, pensera-t-on, le procès de la France. Qu’importe, tant qu’ils ne transpirent pas la haine et la thèse assénée à coups de gros symboles. Le cinéma c’est aussi ça : un miroir qui montre aux hommes ce qu’il y a de mauvais en eux, mais un miroir qui absorbe et permet de faire le deuil des rancoeurs.

Rachid Boucharef, l’auteur d’« Indigènes », met la dernière main à son prochain film – peut-être en compétition à Cannes au mois de mai –, où l’on retrouvera côte-à-côte Jamel Debbouze, Roschdy Zem et Sami Bouajila. Trois frères quittant l’Algérie pour la France après les massacres de Sétif et Guelma de 1945, le film s’achevant dans les eaux sales du 17 octobre 1961. Pourquoi reprocherait-on aux cinéastes et acteurs français originaires du Maghreb de traiter une histoire douloureuse et déplaisante pour le confort de la mémoire de certains ?

On ne s’offusque pas, à juste titre, des films qui retracent les horreurs commises par le régime de Vichy envers les juifs. L’un d’eux, « La Rafle », de Roselyne Bosch, avec Gad Elmaleh et Mélanie Laurent, présenté comme le premier long-métrage sur la rafle du Vel’d’Hiv de juillet 42, sortira en salles le 10 mars. N’entrons pas ici dans le débat nauséabond de la concurrence mémorielle, entretenu par de sombres idéologues assoiffés de revanche et versant dans le négationnisme. Ceci pour dire que c’est le droit le plus strict des cinéastes que de porter à l’écran les moments compliqués et peu glorieux d’une nation. La démocratie et la liberté, en principe, en sortent renforcées. Et tant pis si le cinéma devance l’œuvre de paix que devraient entreprendre les politiques (la France et l’Algérie, en l’espèce, se comportent comme des nulles).

Mais, décidément, rien n’est simple. Si « Un prophète » fait apparemment l’unanimité autour de lui, « La journée de la jupe », qui décrit le quotidien infernal de professeurs dans un lycée de banlieue, divise. Une vision trop dure à encaisser, « stigmatisante », critiquent certains pour s’affranchir de l’effort d’affronter une réalité – qui n’est pas toute la réalité. Au point que le téléfilm de Jean-Paul Lilienfeld n’a pas été projeté au-delà du périphérique. C’est à ce genre de « signes » qu’on mesure l’état d’une société. Et l’état de la société française n’est pas bon. Pourquoi, au lendemain des César, « Un prophète » et « La journée de la jupe » ne seraient-ils pas montrés, ensemble, à Rosny 2 ?

Grandiose Isabelle Adjani, samedi, recevant son césar de meilleure actrice pour son rôle de prof dans « La journée de la jupe ». Hommage à sa mère, à Diams (comme quoi la générosité se fiche des jupons et des voiles). Et puis ce père, algérien. « C’est la soirée de tous les possibles », a clamé, radieux, Tahar Rahim. Avé prophète !

Antoine Menusier

Retrouvez « La journée de la jupe » et « Un prophète » dans les articles du Bondy Blog :

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