Il y a 50 ans, la bataille de Versailles a eu lieu en France. Le conservateur en chef du château de l’époque, Gérald Van der Kemp, imagine cette soirée pour lever des fonds en vue de restaurer le lieu. C’est ensuite Marie-Hélène de Rothschild qui organise la soirée : 5 créateurs français “affrontent” 5 créateurs étasuniens. Ces derniers sont venus accompagnés de 36 mannequins dont 10 sont noires. C’est symbolique pour les États-Unis et symptomatique pour la France où aucune mannequin n’est autre que blanche.

Christelle Bakima Poundza y consacre un chapitre dans son premier livre, “Corps Noirs”, publié aux éditions Les Insolent.e.s. Christelle est également critique et organisatrice d’événements. Elle est à l’origine de la Nakamurance en mars dernier : une journée dédiée à Aya Nakamura et son influence. Interview.

Dans votre livre, vous dites que ce moment démontre comme, en France, « l’image de la mannequin dans la mode est étroitement liée à la perception blanche et élitiste ». 50 ans après, quel regard portez-vous sur la mode française, son rapport à la société et aux corps ?

La bataille de Versailles est très peu connue dans le monde de la mode. J’ai fait l’Institut français de la mode (IFM) et ça ne faisait pas partie du programme de l’histoire de la mode. Très peu de gens connaissaient cet événement. Alors que par exemple, en juin 2022, au Metropolitan Museum of Art de New York, il y a eu une rétrospective sur cette soirée. Nous, c’est arrivé chez nous, on ne sait même pas que ça existe, encore aujourd’hui.

En 1973, lorsque les mannequins noires américaines viennent défiler au château de Versailles, il y a une sorte d’affront pour les Français. La France est tout sauf pionnière, particulièrement sur ces sujets de société. Les zoos humains existent encore à cette époque en France.

La mode est encore construite par un public blanc, hétéronormé, masculin et dominant

Récemment, je parlais avec une rédactrice en cheffe d’un magazine de mode en France et elle me disait que la seule couverture qu’on lui a refusée dans toute sa carrière, c’est Naomi Campbell. Toute l’histoire nous précède. Tout un discours raciste nous précède.

La mode est encore construite par un public blanc, hétéronormé, masculin et dominant. La plupart des directeurs artistiques qui créent la mode sont des hommes. Beaucoup de créations sont magnifiques et il y en a beaucoup pour dont j’admire le travail, mais la mode française et la société française ont un regard introspectif très pauvre. Cette soirée de 1973 a relancé les rénovations du château de Versailles. C’est l’histoire de notre patrimoine. Et en même temps, personne ne le sait et personne ne le questionne non plus.

Pourquoi, selon vous, parle-t-on si peu de cet événement et plus largement en France, pourquoi a-t-on de telles difficultés à discuter de la place des corps minorisés ?

Les mannequins noires à qui on donne la parole dans les médias français sont questionnées sur tout, on leur parle de tout, sauf du racisme. Par exemple, Cindy Bruna, en France, parle de son histoire à travers les violences conjugales. Aux États-Unis, elle témoigne dans un documentaire de ce qu’est d’être une femme noire et d’être mannequin.

Encore une fois, ici, ces questions ne sont même pas posées. Au-delà de ça, en France, on considère plutôt que quand tu es mannequin – même quand tu es blanche – tu n’es pas là pour prendre la parole. Mon idée n’est pas de dire que les mannequins doivent absolument prendre la parole.

C’est tellement dur de rentrer dans ce milieu que lorsqu’on y est, ce n’est pas si facile de parler

Quand mon travail de recherche a démarré à l’IFM sur la question des mannequins noires pour un mémoire de fin d’étude, j’ai réalisé que l’environnement de la mode contribue à la silenciation des mannequins, aussi, pour des questions d’argent.  C’est un monde ultra-libéral qui dresse des barrières financières très hautes. Je parlais avec un designer récemment qui me disait qu’une collection représente au minimum 15 000 euros. Et l’égalité des chances est une arnaque, on ne part pas tous du même point de départ dans la vie.

La lenteur du changement est intrinsèquement liée au problème du rendement.  Des décisions néfastes sont prises dans un seul but : faire de l’argent. Il y a une vraie lutte des classes dans la mode, silenciée. C’est tellement dur de rentrer dans ce milieu que lorsqu’on y est, par exemple, pour les mannequins, ce n’est pas si facile de parler. Et puis beaucoup de mannequins entrent sur le monde du travail entre 15 et 21 ans et dès cet âge, elles sont tokenisées.

Tout au long de “Corps Noirs”, vous écrivez à la première personne. Quels liens faites-vous entre l’identité et la mode ? Comment cela peut influencer la construction d’une personne racisée avec tous les combats à l’intersection que vous évoquez dans votre livre ?

La mode est un miroir de notre société. Très souvent, on parle de la mode comme si elle était hors société. Finalement, il y a très peu de connaissances autour de la mode alors que c’est un vrai marqueur identitaire. Dès la primaire, qui met quoi comme chaussures ou vêtements compte. La mode n’est pas que dans les magazines ou dans les défilés. La psychose du gouvernement français démontre bien la question identitaire du vêtement et de la place qu’occupe la mode dans la société (cf. L’interdiction du port des abayas dans les écoles).

Pour moi, la mode est un moyen d’expression de sa personnalité. M’habiller de telle ou de telle manière plus jeune m’a permis de me transporter dans différents endroits, de me transformer en différentes personnes. Sans porter des vêtements qui ne sont pas de ton âge, le vêtement peut te projeter dans une réalité qui n’est pas la tienne, te transporter.

C’est en grandissant que je me suis rendu compte de l’oppression liée au corps. Dans mon livre, je parle du moment où Thierry Ardisson dit à Naomi Campbell qu’elle est issue d’”un beau mélange”. Cela pourrait presque relever de l’eugénisme : la couleur de peau noire n’est pas belle en soi, elle doit être mélangée.

J’ai intériorisé très tôt qu’il y a des physiques qui pouvaient accéder à la reconnaissance et à la beauté, mais pas le mien

Par exemple, moi, j’ai toujours été grande et mince, mais je n’ai jamais pensé une seule seconde devenir mannequin. J’ai une sœur qui me ressemble, mais qui a plus les traits d’une Naomi Campbell et à qui on a toujours répété qu’elle pouvait devenir mannequin. J’ai intériorisé très tôt qu’il y a des physiques qui pouvaient accéder à la reconnaissance et à la beauté, mais pas le mien.

Et même si je trouve que j’ai toujours confiance en moi, la confiance ne m’a pas empêché de m’exclure. La confiance ne veut pas dire qu’on ne va pas s’exclure d’un groupe, d’un certain narratif. Et la mode est très forte pour exclure. Toutes ces réflexions m’ont aidé à me construire telle que je suis aujourd’hui. C’est pour ça qu’il est important qu’il y ait de plus en plus de personnes noires en couverture de magazines : des enfants et des adolescents vont considérer ça normal, il faut le banaliser.

Connaissez-vous justement aujourd’hui des personnes dans la mode qui vous inspirent un changement ?

En France, il y a Marvin N’Toumo. Il a gagné le prix Chloé au festival de Hyères, il y a 3 ans. Il mélange le défilé avec un genre théâtral, une performance. Ce qui m’a marqué est son discours qui questionne la race et le genre en France. Fabien Zou, guadeloupéen, a participé à la fashion week de septembre dernier. À travers la musique, les créations, le maquillage, il a repris beaucoup des rites funéraires de la Guadeloupe. Il contribue à raconter des histoires, ses histoires et à changer la manière de se représenter la mode.

Je pense vraiment que lorsqu’on vit une situation, quand on crée quelque chose qui nous traverse, ou nous a traversé, le bénéfice est différent. On ne crée pas à partir d’une image projetée sur, mais à partir de soi-même.

Propos recueillis par Dounia Dimou  

Photo ©CoralieSapotille

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