Décadrage colonial explore les fonds de photographies des années 1920-1930 du Musée national d’art moderne. L’exposition tente, à partir de ces archives, de raconter une histoire des représentations des colonies et des individus qui peuplent ces territoires. L’exposition traite des enjeux de domination et de représentation présents dans la photographie.

Décadrage colonial s’ouvre sur un manifeste : Ne visitez pas l’Exposition Coloniale. Ce texte est tiré d’un tract de mai 1931 des Surréalistes (mouvement artistique des années 1920-1930). Exhortant au boycott de cette célébration de l’Empire colonial français, ils écrivent : « Aux discours et aux exécutions capitales, répondez en exigeant l’évacuation immédiate des colonies et la mise en accusation des généraux et des fonctionnaires responsables des massacres d’Annam, du Liban, du Maroc et de l’Afrique centrale ».

Mettre en avant les luttes

Un autre texte des Surréalistes lui succède : Premier bilan de l’Exposition Coloniale. La présence de ces textes inscrit les photographies dans le contexte historique, celui des luttes marginales contre l’Empire colonial et ses représentations.

Certaines photographies opposent une représentation animalisante de l’Indigène (ce qui permet de justifier l’existence de l’Empire Coloniale), à une autre – à la marge toujours – qui tente de créer une contre-représentation de ce que sont les colonies et les colonisés.

L’Ailleurs que représentent les colonies et leurs habitants dans les imaginaires en métropole constitue une destination et un sujet de choix pour les photographes de l’époque. Ils recherchent en Afrique et à Tahiti une « authenticité primitive ». Cette idée que les sociétés colonisées sont des sociétés authentiques est elle-même un produit du colonialisme.

Ainsi, l’Ailleurs inscrit dans les esprits de ces photographes prend vie dans leurs photos. On trouve par exemple un cliché de Marc Allégret (photographe et cinéaste qui a notamment réalisé le film Voyage au Congo) prise au Congo où l’on voit des hommes noirs, fesses à l’air, courir après un ballon volumineux.

On découvre aussi Pierre Ichac, photographe autodidacte des années 30, connu pour ses clichés de paysages perçus comme « exotiques », comme le désert en Algérie. Un film de Pierre Ichac a d’ailleurs été projeté durant l’Exposition Coloniale de 1931.

Dans la même veine, le travail de Roger Party à Tahiti dépeint une île à la nature luxuriante. Ses habitants semblent confondus avec cette nature, comme s’ils en faisaient partie. Les colonisés sont rattachés à la nature, quand les occidentaux sont rattachés à la culture et à l’esprit.

Une économie articulée autour de la production d’image coloniale

Il existait toute une économie de la production d’images coloniales. Les voyages se faisaient dans le cadre de projets ethnographiques, ou encore de commandes issues de la presse ou de compagnies commerciales de voyages.

Côté presse, Décadrage coloniale expose les Unes de revues populaires de l’époque, comme les hebdomadaires Voilà et Vu.  Certaines sont particulièrement marquantes, comme celle d’un numéro de Voilà, illustré d’une photo d’André Steiner représentant un charmeur de serpent torse nu au Maroc et le titre Mangeurs d’hommes.

Un article de Vu titre quant à lui : quand les Nègres veulent être Blancs. Le papier fait le récit d’un studio de photo à succès au Congo. On peut ainsi lire : « Les noirs préfèrent se rendre à “Photo Express” parce que connaissant le goût de sa clientèle, le photographe leur fournit des épreuves négatives au lieu d’épreuves positives, les visages apparaissent ainsi très “manière de blancs” et ils n’ont pas la tristesse de se voir représentés avec leurs vrais visages noirs. »

La presse n’est pas le seul champ exploré par Décadrage colonial. Il est aussi question d’ethnologie, son ethnocentrisme, et de la manière dont la photographie a redonné un nouveau souffle à cette science qui « est liée au colonialisme », ​​pour reprendre les mots de Bourdieu.

Décadrage colonial tente donc de montrer le cadre de production de l’Imago de l’Indigène, pour reprendre l’expression de Fanon lorsqu’il écrit dans Peau noire masque blancs : « Quand nous disons que la culture européenne possède un imago du nègre, qui est responsable ? ». Mais cette exposition montre les enjeux de lutte et donne à voir les rares résistances anticoloniales qui ont pu exister aussi bien dans la photographie que dans l’ethnographie.

On découvre entre autres le travail des photographes Jacques-André Boiffard et Eli Lotar, dont les photos prises dans les ports marocains de Tanger et Mazagan (El Jadid) mettent en lumière les conditions des travailleurs pauvres, leur labeur. Pour ce qui est de l’ethnologie, on trouve un exemple de L’Afrique fantôme de Michel Leiris. À travers ce mémoire de voyage, Leiris émet une vive critique des pillages perpétrés au nom de l’ethnologie.

On aurait aimé que les archives présentent sur le mur qui aborde la question de la convergence de certaines luttes – communistes et anticoloniales – de ces années soient plus situées politiquement. Il reste difficile pour le visiteur de les comprendre et de saisir leurs enjeux, si ce n’est peut-être la photographie de John Heartfield qui représente deux poings levés, l’une blanche l’autre noire, avec comme titre Social Kunst (Art Social).

Cependant, on passe très rapidement outre ce petit défaut quand on met les casques pour écouter les textes de Suzanne Césaire, des sœurs Paulette et Jane Nardal, de Geogre Sadoul ou encore de Louis-Gontran Damas. Ces textes constituent le début de la pensée noire et anticoloniale, et ainsi répondent aux photos qui produisent et diffusent cet imaginaire colonial. L’expérience est d’autant plus agréable et forte que ce sont les rappeurs Rocé et Casey que l’on entend lire ces textes.

Miguel Shema

Photo : ©CentrePompidou

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