Comment faire en sorte que les musées européens cessent d’être « des maisons du colonialisme » ? C’est autour de cette question vertigineuse que se sont réunis les participants du programme Breathe! samedi 4 février à Paris.

Financé par l’Union Européenne et piloté par l’association Alter Natives, ce programme d’étude a réuni 36 étudiants venus d’Europe et d’Afrique. Six jeunes de chaque pays ont pu découvrir les collections de deux musées européens et se documenter sur leurs provenances pendant une vingtaine de jours.

Dans l’auditorium du Centre Paris Anim’ Louis Lumière, les participants ont dressé un premier bilan de cette expérience mêlée d’espoirs et d’illusions déçues. Breathe! est né dans le sillage « des manifestations Black Lives Matter et de la vague de déboulonnages de statues à l’échelle mondiale » qui s’en sont suivies à l’été 2020. En France, des actions avaient notamment été menées en Martinique autour de la statue de Joséphine de Beauharnais, épouse de l’empereur Napoléon Ier qui a rétabli l’esclavage en 1802.

La face sombre des musées français

« Le patrimoine culturel des musées renvoie à la question de la place et de la reconnaissance » des jeunes issus de l’immigration, estime Gora Mame Diop. « C’est un sujet éminemment politique, le vécu des jeunes des quartiers populaires est lié à l’histoire coloniale », pour Gora Mame Diop, travailleur social à la MJC de Belleville (Paris 19).

Les spécialistes estiment à 90 000 le nombre d’œuvres issues des anciennes colonies françaises présentes dans les musées hexagonaux. Par manque de place ou défaut de connaissance sur leurs provenances, la grande majorité d’entre elles résident dans les réserves des musées nationaux, à l’abri des regards.

L’évènement Breathe! a réuni une centaine d’étudiants et professionnels des musées / ©MélineEscrihuela

La restitution des objets volés : une annonce « macronienne »?

En 2017, le Président de la République, Emmanuel Macron, a pris tout le monde de court. À Ouagadougou (Burkina Faso), devant un parterre d’étudiants, il exprime son souhait d’un « retour du patrimoine africain à l’Afrique ». Prise de conscience des musées, rapport gouvernemental et restitution en novembre 2021 de 26 trésors royaux au Bénin : l’effet boule de neige donne le tournis à la profession.

Le discours de Ouagadougou du 28 novembre 2017 soulève un certain nombre de problèmes qui devra mobiliser le Ministère de la Culture, mais pas seulement. « L’annonce d’Emmanuel Macron n’a pas été suivie de financement pour la recherche de provenance des objets volés », soulève Alexandre Girard-Muscagorry, conservateur à la Cité de la musique de Paris, et participant au projet Breathe!

D’autres limites peuvent apparaître. « Les spécialistes en patrimoine originaire des anciennes colonies, souvent, ne peuvent pas travailler, car ils se trouvent bloqués aux frontières faute de visas », explique une de ses collègues.

Des lois cadres attendues par la profession

La restitution des œuvres spoliées pendant la période de la colonisation se heurte aussi à la loi française. Le patrimoine culturel des musées publics est inaliénable. En d’autres termes, les œuvres présentes dans les collections ne peuvent être cédées. La restitution des œuvres royales du Bénin n’a pu être possible qu’après le vote d’une loi spécifique à ces 26 objets.

Rendre les objets, cela ne suffit pas

Rima Abdul Malak, la Ministre de la Culture, a annoncé la préparation de trois lois dites « cadres », qui fixeront les conditions pour la restitution des œuvres volées. Ces nouvelles lois, qui devraient être présentées au Parlement cette année, prévoient trois exceptions au principe d’inaliénabilité : les restes humains, les œuvres datant de la période coloniale et celles volées par le régime nazi.

« Rendre les objets cela ne suffit pas », note tout de même Gloria Agboton, assistante du projet Breathe! au sein d’Alter Natives. « De quel genre de réparation s’accompagnent ces restitutions ? Comment et qui raconte l’histoire de ces œuvres ? C’est tout un travail qui ne fait que commencer ».

Participants du programme Breathe! / ©MélineEscrihuela

Le chantier de la déconstruction

Les participants du projet Breathe! ont esquissé plusieurs pistes de réflexions afin que la France rattrape son retard en matière de décolonisation, qui ne s’arrête pas à la question de la restitution.

« Les institutions doivent être décolonisées », insiste Augustina Andreoletti, chargée des relations avec le public au musée Rautenstrauch-Joest à Cologne (Allemagne). Cela passe par une réflexion sur les expositions mais aussi sur les politiques de recrutements en interne. « Nous devons voir des personnes racisées accéder aux plus hauts postes. Pas uniquement dans les équipes en contact avec le public », martèle-t-elle.

« Il y a eu des expositions temporaires symboliques, mais on a l’impression qu’il n’y a pas de grande réflexion sur les collections permanentes », remarque de son côté Sara, une étudiante en muséologie.

À partir du lycée, les jeunes commencent à nous demander si l’œuvre a été volée

Certains musées bûchent sur ces questions pour se défaire de l’image du sauveur occidental. À l’image de la Cité de la Musique, le musée travaille à réorganiser ses collections. Actuellement, les œuvres extra européennes sont regroupées à la toute fin de la visite « comme si l’histoire de la musique européenne était plus savante », lance son conservateur.

« On est loin d’un sujet de niche réservé aux membres de la profession. À partir du lycée, les jeunes commencent à nous demander si l’œuvre a été volée. C’est un sujet de société », note une employée du musée du quai Branly, venue assister à l’événement Breathe! sur son temps libre.

« Sur le sujet de la décolonisation, certains musées ne sont pas prêts »

Temps fort dans cette journée d’échanges, six jeunes ont pris place sur scène : il s’agit des déçus du projet. Claquement de doigts et applaudissement entrecoupent leurs témoignages. « J’ai encore du mal à en parler », débute Zoul, un étudiant de République centrafricaine qui a participé au programme à Paris et en Belgique.

« Absence de compromis », accès limité aux archives et ambiance lourde : l’échange au AfricaMuseum de Tervuren en Belgique a tourné à « l’horreur » pour cet étudiant. « Une conservatrice du musée portait des lunettes de soleil opaques pour ne pas croiser notre regard », rapportent plusieurs étudiants ainsi que la directrice d’Alter Natives.

« Dans ce musée, il y a une salle qui ne fait pas à proprement parler partie de la collection permanente, mais elle est accessible gratuitement. On l’appelle la salle des dépôts », se remémore Zoul. « Elle est remplie de statues qui reprennent des stéréotypes dégradants, sans contexte », explique le jeune homme. « Quand j’ai demandé pourquoi cette salle existait encore, on ne m’a pas répondu ». 

« Sur le sujet de la décolonisation, certains musées ne sont pas prêts », lâche Christian, un de ses camarades. Présente dans la salle, une représentante du musée belge a finalement décidé de ne pas s’exprimer.

Le chemin vers la décolonisation représente un défi immense, que la nouvelle génération se dit prête à porter. Une étudiante anglaise l’a résumé ainsi : « Je veux d’un monde où la fille de George Floyd n’aurait pas à se battre pour les choses pour lesquelles nous nous battons aujourd’hui ».

Méline Escrihuela

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