Pour la rencontrer Jody Danasse, il faut se lever tôt. Pas une seconde à perdre pour celle qui croule sous les réservations de ses visites guidées des enseignes culinaires Tamoul de la Chapelle à Paris. En cette journée de fin d’hiver, là voilà en train d’échanger avec la gérante de ce salon de thé taïwanais niché au Raincy (Seine-Saint-Denis) où elle nous a convié, au sujet d’un énième projet professionnel.

Jody Danasse est d’origine tamoule indienne mais elle souhaite préserver son identité pour elle. Elle travaille (en plus) dans le civil « dans le monde du voyage et de la gastronomie ». Jody, c’est la seconde partie de son prénom; Danasse, son identité virtuelle esquissée depuis 2014 sur un blog où elle illustre des recettes de cuisine.

« Je parlais de recettes que l’on ne trouvait pas dans les restaurants indiens en France. Cela surprenait », glisse-t-elle. Mais aujourd’hui, « c’est le grand saut », assure-t-elle, en annonçant, presque en chantonnant, la sortie de son premier livre A la table d’une famille tamoule aux Editions Alternatives, à paraître le 7 avril prochain.

« J‘avais ce projet de livre depuis au moins six ans dans ma tête. On peut trouver des livres de recettes tamoules en anglais, mais en français, à ma connaissance, cela n’existe pas encore », présente la jeune femme. Son livre papier à elle, mêle plats typiques de l’Inde du Sud et éléments biographiques sur ses parents : un « bébé » qu’elle a voulu « ultra personnel ». « J’ai eu carte blanche pour réaliser ce que j’avais en tête. Je ne voulais pas d’un livre à la Bollywood -ou toutes ces images colorées qui idéalisent l’Inde. Mais qui sont en réalité très inexactes ».

 

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« A la table d’une famille tamoule, c’est un livre de recettes très personnel : plus de 50 recettes de ma maman illustrées par mes soins, des plats que nous français de culture tamoule mangeons vraiment à la maison et surtout c’est un petit bout de l’histoire coloniale française en Inde », écrit-elle sur sa page Instagram.

Les plats de sa mère, la gourmandise de son père

A l’image de son livre, un mot sur deux qui échappe de la bouche de Jody Danasse évoque ses parents, arrivés en France en 1979. Jody Danasse est élevée à Villemomble, en Seine-Saint-Denis, avec ses deux sœurs, où elle mène « une vie de fille de cheminot », sillonnant la France en train. « A mon époque, les enfants des fonctionnaires de la SNCF pouvaient voyager gratuitement », se remémore la jeune femme, tout en se demandant si la mesure existe toujours (pour le moment oui). C’est son père qui lui transmet le goût du voyage, ainsi que la curiosité culinaire. « Mon père aimait voyager pour manger des spécialités locales. Cela lui importait plus que de visiter un monument ou un temple », résume-t-elle.

Comme mon nom de famille commence également par la lettre D, je me suis retrouvée à passer les oraux d’entrée avec tous les élèves qui portaient une particule.

Sa mère se charge de lui transmettre la passion pour les trésors de la gastronomie tamoule. A la maison, c’est elle qui cuisine, pour ses enfants et ses amis. « Ma mère est connue dans le voisinage pour détenir des recettes tamoules que personne ne maîtrise, comme une sauce au tamarin », détaille Jody Danasse. Ancienne couturière, cette figure maternelle est « une cuisinière exceptionnelle », dixit la fille. « Avec ses connaissances et ses techniques, elle pourrait devenir traiteur. J’aimerais bien qu’elle se lance », souffle-t-elle.

« Mes parents étaient un peu chauvins sur les bords en ce qui concerne la nourriture », plaisante la Séquano-Dionysienne. « Ils avaient à cœur de partager les recettes ancestrales de leur communauté », déclare celle qui s’inscrit désormais dans leur lignée.

De l’Inde, Jody Danasse connaît la ville de Pondichéry, où son grand-père était l’un des gardiens du phare, et plus globalement, l’État dans laquelle l’ancien comptoir commercial français se situe : le Tamil Nadu où sa mère est également née. C’est dans cette région de l’Inde que l’on trouve la communauté tamoule, également présente au Nord du Sri-Lanka.

J’aimerais bien passer le flambeau. Que d’autres Français d’origine tamoule se réapproprient le quartier et la culture de nos parents.

Contrairement au reste de l’Inde, sous domination britannique, les Tamouls de Pondichéry restent sous influence française bien après l’indépendance du pays instituée en 1947. Rétrocédée à l’Inde huit ans plus tard, la région pondichérienne garde un statut particulier puisque ses habitants obtiennent la nationalité française. Le père de Jody arrive en France en tant que rapatrié.

En 2018, selon l’Insee, près de 43 000 personnes résidant en France étaient nées en Inde, dont une majorité de Tamouls. Pourtant, « je n’ai jamais eu de modèle, dans les médias ou à la télévision », déclare Jody Danasse. « Cela doit passer par tous les domaines, y compris la cuisine. Notre cuisine existe, nos identités aussi ». 

« Je suis fière de mes deux milieux sociaux » : banlieusarde transclasse

« Alternative ». De la maison d’édition qui publie au mois d’avril son premier livre, à son parcours de vie, Jody Danasse y voit un joli clin d’œil à la trajectoire qu’elle a suivie. La fille de cheminot a choisi le chemin des grandes écoles parisiennes : classes prépa et école de commerce. Un « changement de milieu radical », à peine passé le bac. « Comme mon nom de famille commence également par la lettre D, je me suis retrouvée à passer les oraux d’entrée avec tous les élèves qui portaient une particule », commente-t-elle.

« J’ai cumulé les tares en tant que fille, de banlieue et d’origine indienne », poursuit-elle. « En plus, j’étais en école de commerce pour faire de l’économie sociale et solidaire. J’ai vraiment tout fait de manière alternative », détaille-t-elle en riant.

Cela m’a vraiment fait réaliser que j’étais chanceuse de vivre en banlieue.

« Les écoles de commerce, les gens sont là pour s’amuser. C’est vraiment comme on le voit dans les films : les fêtes, les blagues salaces, et le rapport décomplexé à l’argent surtout. Personne n’est vraiment méchant mais c’est une violence plus insidieuse. On est vraiment confronté à un modèle d’intégration très élitiste ».

« En soirée, par exemple, je devais partir plus tôt à cause des transports mais j’évitais d’expliquer pourquoi », souffle Jody Danasse. « Mais je n’ai jamais eu honte d’où je venais. Je suis fière de mes deux milieux sociaux. Je peux me glisser dans l’un comme dans l’autre », appuie-t-elle, déclarant préférer le terme de transclasse de la philosophe Chantal Jacquet à celui de transfuge.

Chantal Jacquet est une sociologue, spécialiste de Spinoza, à l’origine du concept de transclasse. 

Le 93, sa seule attache

Elle a passé les deux années du Covid dans le 93 à fignoler son livre et à enchaîner les balades dans le département, avec cette bougeotte héritée de son père. « Cela m’a vraiment fait réaliser que j’étais chanceuse de vivre en banlieue. Mine de rien, il suffit de prendre les transports pour pouvoir faire une grande balade en forêt », s’exclame-t-elle.

Jody Danasse a également roulé sa bosse dans des pays d’Asie dans le cadre de ses études (« les études étaient le prétexte pour voyager » dixit la principale concernée) : Philippines, Japon ou encore Taïwan. Jody Danasse aime le calme et les grands paysages mais reste difficilement à sa place. Dans sa vie professionnelle, elle remue sans cesse, quitte à s’en brûler les ailes. Premier emploi, premier burn out. « J’étais chargée de projet pour une ONG. C’est pesant moralement. On a l’impression de porter le monde sur les épaules ».

Une fois par mois, Jody Danasse organise un itinéraire culinaire à La Chapelle pour faire découvrir des spécialités tamoules.

Elle travaille désormais dans le monde du voyage, tout en multipliant les projets artistiques de part et d’autre. « Peut-être qu’un jour je devrais faire un choix mais j’adore mon travail ». Alors elle enchaîne : un livre, des projets dessin, et l’organisation de food tour dans le quartier indien de La Chapelle. « J’aimerais bien passer le flambeau. Que d’autres Français d’origine tamoule se réapproprient le quartier et la culture de nos parents nés en Inde ou au Sri-Lanka. Je crois que ma génération est prête ».

Méline Escrihuela

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