« En France, contrairement à l’Angleterre, on n’a pas de modèle sud-asiatique. On a qui ? À part Vikash Dhorasoo ? En Angleterre, il y a beaucoup plus de références, que ce soit chez le médecin, à la mairie ou dans le sport, tu les vois au quotidien. Tu te sens représenté, intégré », constate Junaid Farhat, 30 ans fondateur de IAM DESI Magazine, site web qui s’efforce de déconstruire les clichés et donner une autre image de la communauté desi, représentée comme silencieuse et modèle.

Desi, ou quelques fois deshi est un terme sanskrit (langage issu de la civilisation brahmanique de l’Inde, NDLR) signifiant nation, pays ou compatriote. Compris par la majorité des peuples sud-asiatiques, comme les Pakistanais ou les Indiens, cette appellation renvoie à l’ensemble de cette immense communauté hétérogène du sous-continent.


Le terme Desi lui-même n’est pas forcément connu par tout le monde, comme le prouve cette vidéo publiée par le magazine I AM DESI. 

Il n’y avait pas de princesses ou d’héroïnes, mais plutôt quelques personnages marginaux, secondaires peu développés et caricaturés.

Au fil des siècles, les Desis se sont installés en France pour différents motifs. Du voyage d’étude aux raisons économiques jusqu’aux exils forcés par la guerre, les frontières du consentement de la migration sont quelquefois très poreuses. « Les circonstances de départ influencent la manière de se positionner dans le pays l’accueil, ici la France. Que ce soit dans l’urgence ou non, peut-être que l’intégration sera plus ou moins facile en fonction de l’objectif de départ », explique la docteure en psychologie clinique et transculturelle Mélanie Vijayaratnam.

Et les trajectoires ne sont pas l’unique caractère de différenciation dans les parcours en France.  Le passé colonial a fini par créer un lien, et paradoxalement des repères pour les ex-colonisés dans les anciens empires. Pour les espaces anciennement sous le joug de la Grande-Bretagne, telles que l’Inde du Nord, le Pakistan ou le Bangladesh, la langue française est bien moins usuelle que l’anglais.

« Dans les années 70, la Grand-Bretagne resserre sa politique migratoire. Les Tamouls du Sri Lanka, par exemple, se sont installés en France alors qu’ils voulaient aller en Angleterre. Ça induit une nécessaire adaptation. Certains se sont acclimatés, d’autres moins car ce n’était pas l’objectif de départ. Pour d’autres encore ça a été douloureux, d’autant plus s’ils ont vécu des traumatismes comme des guerres », avance la psychologue transculturelle Mélanie Vijayaratnam.

Mais difficile de connaître les proportions exactes de ces différents parcours migratoires ou de disposer de chiffres avérés. Le champ de recherche universitaire français sur les communautés sud-asiatiques, pourtant diverses, reste maigre.

Apprendre à jongler entre ses appartenances et les représentations

Les sources de représentations vont être véhiculées par les productions artistiques, médiatiques mais aussi l’héritage colonial britannique et par extension français. C’est, pour cette génération, comme un flottement entre deux mondes de perceptions. « A titre personnel, quand j’étais enfant il n’y avait pas de personnages sud-asiatiques dans les histoires. Il n’y avait pas de princesses ou d’héroïnes, mais plutôt quelques personnages marginaux, secondaires peu développés et caricaturés, » témoigne la chercheuse. Alors comment s’identifier et avec quels critères ?

Pour se définir, les Asiatiques utilisent une multitude de critères, et une grille de lecture différente de celle des Européens. « Ça va par exemple être l’ethnie, la religion, la couleur de peau, le métier ou même la caste, un critère auquel on n’accorde pas la même importance en Europe ». L’approche est assez différente de la France où beaucoup méconnaissent cette culture.

On me dit ‘Ah, j’adore Bollywood, les films, les naan, le tandoori’.

Ounsa, 33 ans, est d’origine pakistanaise et a grandi en banlieue parisienne. Elle travaille dans la recherche en neurosciences depuis quelques années. « On me prend pour une maghrébine parce que j’ai la peau plutôt claire. Au premier abord, les gens sont plutôt méfiants et une fois que je dis que je suis pakistanaise, je vois leur visage changer. On me dit « Ah j’adore Bollywood, les films, les naan, le tandoori' », explique t-elle.

Pour Ounsa, le rejet qu’elle a vécu est plutôt dû au fait d’avoir une origine étrangère, plutôt qu’à son origine en tant que telle. « Au collège ou au lycée, on me disait que j’étais hindoue mais je ne comprenais pas parce que c’est une religion. Je me suis posée la question. Jusqu’à ce qu’on m’explique qu’hindou c’était pour dire sud-asiatique ».

Pour la scientifique, il est clair qu’il y a une méconnaissance de sa culture pakistanaise. « Je leur explique que le Pakistan est un pays qui est à la frontière de l’Inde et de l’Afghanistan, donc il y a plusieurs carnations. Les gens ne le savent pas forcément », sourit-elle. Ces petites leçons instantanées, qu’elle apprécie donner malgré tout, lui ont permis de mieux connaître sa culture familiale et « de s’affirmer au fil des années ».

La minorité modèle : outil de libération de la parole raciste

« Il y a les clichés habituels comme quoi nous sommes uniquement des vendeurs de marrons ou de maïs à la sauvette », explique Sabrina Ganeswaran, 23 ans, d’origine sri-lankaise, ingénieure et cheffe de projet informatique, et élue municipale à la Courneuve. « On est perçus comme des personnes discrètes, qui se laissent faire et n’osent pas. »  En bref, une minorité modèle, silencieuse et docile. A propos de ce cliché, la sociologue de l’immigration Ya-Han Chuang avertissait du danger de cette sémantique sois-disant positive et de ses effets pervers qui introduisent une comparaison dangereuse entre les populations, et l’accentuation de l’invisibilisation.

Puisqu’« ils ne disent rien », jouer avec les limites ou les franchir devient permis pour certains. « Avec la barrière de la langue, on leur parle mal dans les bureaux par exemple. Les gens peuvent perdre patience plus rapidement. Ils se disent qu’il n’y aura pas de répercussions puisqu’ils n’iront pas voir leurs supérieurs. Après, peut-être que les darons desis peuvent lâcher l’affaire plus rapidement », remarque Junaid Farhat. Le faux bénéfice de la minorité modèle n’a pas empêché les discriminations et le racisme. Ils sont principalement véhiculés de manière verbale mais aussi par des violences physiques.

L’humour, c’est loin d’être un problème. Le souci c’est quand des personnes que tu ne connais pas utilisent des blagues pour te rabaisser. 

Pour Sabrina, qui a grandi dans en Seine-Saint-Denis et étudié dans un lycée prestigieux de la capitale, « les insultes n’étaient pas dites en face quotidiennement, c’était plutôt des propos qui étaient dans les discussions. » Mais cela ne l’a pas empêché d’entendre le terme de « pakpak ». « Les gens généralisent par rapport aux Pakistanais. Nous ne sommes pas tous Pakistanais, deuxièmement, on ne peut pas réduire une personne à ses origines. »

Le mot « paki » quant à lui, sonne de manière douloureuse pour les concernés. L’expression porte une consonance dénigrante et raciste, et qui rappelle les « paki-bashing« , dans l’Angleterre des années 1970 où les immigrés Pakistanais, ou toute personne identifiée comme telle, étaient visés dans de violentes agressions, parfois meurtrières, perpétrées par des groupes d’extrême-droite et de skinhead.

 

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Le magazine I AM Desi est revenu sur l’utilisation de certains termes à connotation raciste pour la communauté Desi. 

« Une fois j’ai vu des jeunes appeler un père de famille en train de travailler ‘poundé’, raconte Junaid Farhat. « Je pense qu’ils ne sont même pas conscients de ce qu’ils disent. » « Poundé », c’est un terme qu’Ounsa a aussi déjà entendu puisque c’est comme ça qu’elle pouvait être nommée. Pour autant, c’est seulement durant notre entretien qu’elle apprend la définition : vagin, en langue tamoule.

Quand tu tapes Pakistan dans dans les actualités de la presse francophone, c’est des histoires de viol, de terrorisme et de décapitation. Mais où sont les événements positifs ? La culture, les festivals, les initiatives?

« C’est un racisme qui est décomplexé, sous couvert d’humour. Au collège ou au lycée, c’était les blagues à deux francs. J’étais jeune pour moi ce n’était qu’une blague, je ne saisissais pas ce qu’il y avait derrière. Avec mes amis intimes qui sont d’origines différentes, on rigole entre nous, on se répond, c’est même un échange de balle. L’humour, c’est loin d’être un problème. Le souci c’est quand des personnes que tu ne connais pas utilisent des blagues pour te rabaisser », expose le fondateur d’IAM DESI Magazine.

Une représentation médiatique négative

« Je dirai qu’il y a deux versants pour les Desis, notamment les Pakistanais. Le côté accueillant, gentil et qui fait ce qu’on lui dit sans broncher, et le côté religieux, rigoureux et terroriste », réfléchit Ounsa, avant de reprendre. « Depuis les attentats du 11 septembre 2001, je trouve qu’il y a eu un changement chez les gens. » Junaid, quant à lui, n’a pas vraiment senti la différence au quotidien. « C’est plutôt sur les réseaux sociaux que j’ai vu un déchaînement. En même temps, quand tu tapes Pakistan dans dans les actualités de la presse francophone, c’est des histoires de viol, de terrorisme et de décapitation. Mais où sont les événements positifs ? La culture, les festivals, les initiatives? »

« C’est vrai que les hommes desis sont vus comme dangereux », appuie Sabrina. « Pour moi, il y a un problème de machisme dans notre communauté, mais ce n’est pas pour autant que chaque homme est macho. Et puis il y a un fantasme autour des femmes : des femmes soumises et sexualisées. »

Des passerelles pour sortir de la dévalorisation et de la culpabilité

« Au travail, on est plutôt bien vus. De mon point de vue, la discrimination est plutôt sociale. Dès petit, tu le captes, avec les blagues, mais tu vas aussi être mis à l’écart. Par exemple, t’es pas forcément invité aux fêtes. On se dit: lui c’est mort, c’est le geek. Tu ressens qu’on ne te regarde pas réellement. » C’est un peu le même constat pour Ounsa, la « première de la classe » qui a vécu l’isolement dans l’enfance.

A l’adolescence également, le rapport à la séduction peut être compliqué quand on ne représente pas le canon de beauté et la norme. « T’entends des phrases du genre: jamais de la vie je sortirai avec pako, ça pue le curry », atteste énergiquement Junaid. A un certain âge, on évite de décrocher le téléphone devant les autres. Aux fêtes où chacun met sa culture en avant, on hésite à porter les habits traditionnels parce qu’on sait que les commentaires où les moqueries vont sortir.

« A force d’entendre les mêmes choses en boucle, les personnes peuvent finir par y croire et douter d’eux. Ça crée aussi une culpabilisation par rapport au manque d’information sur la culture des parents », prévient Mélanie Vijayaratnam. Vivre avec une image de soi dépréciée a des conséquences sur l’estime de soi. « Je connais des personnes qui se sont isolées, ne développent pas leurs projets et passent à côté de belles opportunités », déplore Junaid.

Je mélange ma culture française et pakistanaise. J’ai appris à ne pas avoir peur de me montrer et d’affirmer, j’aime bien faire cette fusion dans ma manière de m’habiller par exemple.

Pas facile  de communiquer sur ses sentiments et ses problèmes avec les parents, surtout lorsque le syndrome du « parent asiatique » refait surface : se défoncer à l’école ou au travail, c’est le plus important. « Je n’ai pas eu envie de causer de la peine à mes parents », confie Ounsa. « Mon père n’a jamais été dans un discours de victimisation mais plutôt d’apaisement. Il n’aurait pas voulu qu’on développe une forme de haine sociale », souligne Junaid.

Tout comme Sabrina ou Junaid, Ounsa est fière de ses origines, sans pour autant vouloir être réduite à un cliché répété. « Je mélange ma culture française et pakistanaise. J’ai appris à ne pas avoir peur de me montrer et d’affirmer, j’aime bien faire cette fusion dans ma manière de m’habiller par exemple. »

 

« Lors des thérapies, j’encourage mes patients à créer des passerelles entre leur culture sud-asiatique et française. On n’est pas obligé d’être l’un ou l’autre à 100%. Selon les situations, on peut s’adapter en jaugeant le pourcentage », relate Mélanie Vijayaratnam. Mais la professionnelle tient à mettre en lumière l’importance de tisser et de garder une relation saine avec soi-même et ses deux cultures. « La psychologie positive a ses limites, car certaines personnes ne se retrouvent nulle part. On touche aux questionnements de l’existence. Ça peut être dur à gérer. Cela peut mener à des dépressions, des décompensations psychiques », prévient la psychologue.

Notre génération est en train de faire bouger les choses.

« Je dirais qu’il y a une prise de conscience timide de la communauté », avance Sabrina. L’ingénieure a choisi de s’engager dans le collectif féministe Sororasie, un réseau d’entraide qui lutte contre les discriminations et l’invisibilisation des Asiatiques. « Un jour  je marchais à Paris, un vieux alcoolisé lâche en plein jour ‘je me ferai bien l’Indienne’ en parlant de moi. La personne non-desi qui était avec moi a eu un déclic de se dire que c’était pas normal. Il y a quand même de petites évolutions », analyse la jeune femme.

Alors que la parole se libère lentement, une partie des Sud-Asiatiques nés en France compte aller de l’avant. Il y a déjà 10 ans, Junaid créait I AM DESI, qui était un petit blog. Aujourd’hui, en plus des activités journalistiques, c’est une véritable association qui veut créer des passerelles intra et extra-communautaires.

En plus des événements culturels, l’association propose une aide comme la traduction de documents.  « Moi j’aimais bien la musique, j’organisais des événements avec des amis. L’idée est née après un concert à la Cigale il y a dix ans. Il y avait des gens de la communauté chaldéenne, des Nord-Africains, c’était mélangé et l’ambiance était incroyable. Ça a plu et c’était une preuve pour nous qu’on pouvait faire quelque chose », relate Junaid.


Le producteur Byro allie influence Desi et instrumentales Drill. 

« Quand on était plus jeunes, sur Booska-P, il n’y avait pas de références chez nous. Il y a 10 ans, jamais je n’aurais imaginé qu’il y aurait des Desis dans la réal’ par exemple. Aujourd’hui, Roby, (DJ Byro) signe un gros contrat pour de l’instru dans le label 13ème Arts Musique. »  Si cette petite victoire réjouit Junaid, il reste conscient qu’il va rester encore du chemin à faire dans la représentation. Mais la première génération ne manque pas de ressources et de détermination. Sur les réseaux, la prise de parole et la conscientisation commencent à émerger. « Notre génération est en train de faire bouger les choses. On a déjà brisé pas mal de barrières », conclut Junaid, prêt à en détruire d’autres.

Illustration à la Une : Demen Art. 

Amina Lahmar

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