Trois ans après sa biographie du rappeur américain Kendrick Lamar, Nicolas Rogès publie un nouveau livre, cette fois sur le rap hexagonale. Et plus précisément, sur la ville qui a vu émerger de grands noms du rap français : Boulogne-Billancourt.

Avec “Boulogne : une école du rap français” (Eds. JC Lattès, 2023), il retrace cette folle histoire locale. Quelques jours avant sa parution, Le Bondy Blog a rencontré l’auteur de 31 ans dans un café situé non loin de la mythique Place-Haute. Interview.

Qu’est-ce qui t’a donné envie d’écrire ce livre sur l’histoire du rap à Boulogne ?

Ma passion pour le rap américain et le rap français m’a poussé à m’y intéresser. J’ai commencé à écouter du rap américain vers 2003, lorsque j’avais 12 ans avant de découvrir le rap français et notamment Les Sages Poètes de la Rue. En m’intéressant à ce groupe, j’ai vite été amené à écouter d’autres rappeurs tels que Booba, LIM ou Salif avant de me rendre compte que tous ces rappeurs venaient du même endroit : Boulogne-Billancourt.

Une fascination est née. Qu’est-ce qui a bien pu se passer dans cette ville du 92 pour qu’autant d’artistes talentueux aient émergé du même sol ? Ça m’a donné envie de creuser et de parler avec ceux qui y ont grandi afin de comprendre comment tout cela est né et pourquoi ici en particulier.

Dans l’introduction de ton livre, tu écris que Boulogne est une “ville de contrastes”. Pourquoi ?

Boulogne est une des villes les plus riches, elle-même située dans les Hauts-de-Seine, soit le département le plus riche d’Île-de-France. Pourtant, au milieu de cette population très bourgeoise, il y a deux îlots très populaires : le quartier du Pont-de-Sèvres*- Place-Haute et les squares de L’avre et des Moulineaux.

À Boulogne, la musique n’est autre que le reflet de la ville, purement et simplement

La culture hip-hop boulonnaise s’est construite sur cette opposition riches/pauvres. Un contraste si puissant qu’on le retrouve au sein même des groupes de rap dans lesquels les forces ont tendance à s’équilibrer : chez Les Sages Po’, Melopheelo est “le sage”, Dany Dan, “le poète” et Zoxea, “la rue”. Même schéma chez Lunatic où Booba incarne l’ombre et Ali, la lumière. À Boulogne, la musique n’est autre que le reflet de la ville, purement et simplement.

En quoi “Boulbi” est-elle une ville à part dans l’histoire du rap français ? Qu’est-ce qui la démarque d’autres villes du rap comme Paris, Marseille ou Sevran ?

C’est l’école de rap qui s’est le plus pris la tête sur la forme. Je ne dis pas que le fond a été sacrifié, mais comme je l’écris dans le livre, à Boulogne “c’est la technique qui prime”. Les rappeurs boulonnais sont des psychopathes de la rime. Par exemple, pendant les cours qu’il donnait aux petits du quartier dans les années 1990, le rappeur Zoxea mettait un point d’honneur à ce que ses élèves savent manier les assonances et les multisyllabiques.

Ce n’est pas pour rien que Les Sages Poètes de la Rue ont un morceau qui s’appelle “Teknik dans la peau”. Une minutie qui s’explique surtout par la forte filiation du rap de Boulogne au rap américain : les boulonnais étant très tôt influencé par le rap jazz, soul et funk des Native Tongues (comme A Tribe Called Quest), mais aussi par des sonorités plus froides et crépusculaires portées par Mobb Deep ou le Wu Tang Clan.

Au fil des pages, on comprend que l’histoire du rap de Boulogne est avant tout une aventure collective. Pourquoi ce besoin de se ressembler ?

Parce que le rap boulonnais est avant tout une histoire de famille : les frères Kodjo (Zoxea et Melopheelo) traînent avec leur cousin Egosyst pendant que leur sœur Dolly prenait des cours chez la mère de Kohndo (du groupe La Cliqua) qui était leur voisin de l’étage d’au-dessus. C’est que la quasi-totalité des rappeurs dont on parle habitent le même quartier (Pont-de-Sèvres) voire, pour certains, le même immeuble.

Aussi, le voyage de Zoxea à New York a été déterminant puisqu’il se rend dans un des quartiers qui a vu naître les membres du groupe Wu Tang Clan. Il est alors frappé par l’émulation collective : partout où il va, les gens rappent et jouent de la musique. Zoxea capte cette énergie et se dit qu’il y a quelque chose à faire en rentrant chez lui. De là lui vient l’idée de créer un collectif, Beat 2 Boul, avec l’ambition de mettre Boulogne sur la carte du rap français. S’en suivront alors de nombreux groupes tels que Mo’vez Lang, Coup d’Etat Phonique, Malekal Morte ou encore des duos comme Lunatic ou Nysay.

Tu parles beaucoup de Zoxea. C’est un personnage central dans ton livre : à la fois éminent rappeur du groupe Les Sages Poètes de la Rue, il fût aussi un acteur décisif dans le développement du rap boulonnais.

Zoxea est le fil rouge de l’histoire du rap à Boulogne. Rappeur d’exception, il est la figure centrale des Sages Po’ et rencontre un succès d’estime en solo notamment avec son album À mon tour d’briller sorti en 1999. Mais Zoxea est surtout le premier qui, très tôt, a l’envie de fédérer et former les jeunes artistes de son quartier.

C’est le cas des Mo’vez Lang (composé de LIM, Cens Nino et Boulox) qu’il découvre et dont le premier album Héritiers de la rue est produit par son frère Melopheelo -lui aussi chef d’orchestre du rap boulonnais- ou encore de Booba et Salif dont il participe à la révélation. Parce qu’il a un talent pour sentir les talents, l’autoproclamé “King de Boulogne” est réellement un incontournable du paysage de la ville.

Un autre nom est omniprésent : celui de Booba. Aujourd’hui considéré comme le plus grand rappeur français, notamment par sa longévité, il a su se frayer un chemin singulier parmi tous les rappeurs de Boulogne. Pourquoi lui et pas un autre ?

Booba est un visionnaire. Il a très tôt compris comment l’industrie fonctionnait et a su ce qui marchait ou non. Quand il sort le morceau “Boulbi”, c’est un raz-de-marré : le rap français s’installe dans les clubs de façon définitive. C’est lui qui popularise également l’auto-tune avec son album 0.9 sorti en 2008, bien qu’il ne soit pas le premier à l’utiliser**, ou qui, avec les sons “Validée” et surtout “DKR”, lance une tendance devenue légion aujourd’hui : celle de mêler le rap aux sonorités afro-caribéennes.

Booba est, en quelque sorte, la boussole du rap français. Un avant-gardisme qu’il tient peut-être de sa fascination précoce pour les États-Unis, toujours à la pointe de l’innovation musicale. Le rappeur, qui a séjourné à Détroit pendant son adolescence et vit aujourd’hui à Miami, en a aussi hérité la mentalité de self-made man et la réussite ostentatoire qui va avec.

Il est aussi intéressant de noter qu’en dépit de ses altercations avec de nombreuses figures de la scène rap, Booba a conservé un rapport sain et un certain respect pour ses pairs boulonnais. Ses rares conflits (Zoxea, Mala, Ali) ayant été apaisés ou tout simplement inexistants. Comme si la ville qui l’a vu s’élever était devenue un cocon intouchable.

On ne peut pas faire l’impasse sur une dernière légende du rap boulonnais : Salif. Écœuré par le manque de soutien et de reconnaissance autour de sa musique, le rappeur décide de raccrocher les crampons en 2010 sans se retourner jusqu’à, encore aujourd’hui, se tenir loin des projecteurs…

À l’inverse de Booba, Salif n’a pas voulu jouer avec les codes de l’industrie musicale. C’est un homme entier qui a posé son cœur sur la table. Une sincérité peut-être trop précoce dans l’histoire du rap francophone et qui lui a desservi à l’époque, mais qui fait aujourd’hui son succès d’estime. Madizm, un producteur qui a beaucoup travaillé avec lui, insiste sur le fait que Salif était en avance sur son temps : encore jeune rappeur, il donne déjà l’image d’un homme abîmé par la vie et dont les leçons sont emplies d’une maturité précieuse.

Mais il est avant tout le reflet d’une génération maudite du rap français, victime de la crise du disque. Profondément dégoûté d’un succès commercial qui tarde à venir, il a préféré quitter le rap brutalement, préférant certainement de pas compromettre sa musique en élaborant un produit qui ne lui correspondrait pas. Encore aujourd’hui, Salif jouit d’un statut à part dans le rap français, lequel respecte son choix et son silence. C’est pour cette raison que j’ai préféré ne pas le solliciter pour mon livre.

Outre les stars de la ville, tu cites aussi de nombreuses figures de l’ombre ayant permis au rap d’exister et de grandir à Boulogne. Laquelle t’as le plus marqué ? Pourquoi ?

Peut-être la figure d’Obiwan. J’ai trouvé ça intéressant de voir que le développement scène rap de Boulogne est intimement lié à celui du graffiti, de la danse et du beatbox dont il a été l’un des pionniers en France. Il fut également l’un des fondateurs du street-marketing, lui qui placardait tout Paris de stickers et de tags, avant d’évoluer dans les labels et de monter ses propres structures. Son histoire est à elle seule un hommage à la culture hip-hop.

L’héritage des rappeurs de Boulogne est-il encore visible et audible aujourd’hui ?

Bien sûr ! Il n’y qu’à jeter un coup d’œil sur la scène rap d’aujourd’hui. Booba est toujours là et a rempli le Stade de France l’année dernière. Ali était en feat sur les derniers projets de Dinos et Prince Waly, deux rappeurs très attachés à la technique et au rap dans son sens le plus académique. Dany Dan est régulièrement présenté comme “le rappeur préféré de tes rappeurs préférés” et son art de la métaphore a autant influencé Freeze Corleone qu’Alpha Wann.

La Fève et Benjamin Epps citent Zoxea et Melopheelo dans leurs textes. Les groupes parisiens 1995 et L’Entourage, dont les membres réalisent de brillantes carrières solo, se sont toujours réclamés de l’école des Sages Po’. Sans compter les nouvelles têtes de la ville apparues ces dernières années, je pense à Tuerie et Tismey par exemple. Le rap de Boulogne continue d’exister et il n’est pas prêt de disparaître.

Alexandre Bourasseau

*Le quartier Pont-de-Sèvres a été construit dans les années 1970 pour loger la main-d’œuvre des usines Renault situées en face sur l’île Seguin. Les rappeurs de Boulogne sont donc, pour la plupart, les enfants de cette génération d’ouvriers précaires.

**C’est Mala, qui, le premier, importe l’autotune dans le rap français avec son album Himalaya (voir son interview chez Booska-P)

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