Qui étaient-ils et que venaient-ils faire en Libye ? L’un s’appelait Kouya, né à Bakondo, au Cameroun, en 1915, sans que l’on sache quel jour de quel mois, et son prénom s’est perdu dans les sables de l’histoire ? On connaît en revanche avec précision la date et le lieu de sa mort, c’était le 10 juin 1942 et il participait à la bataille de Bir Hakeim. Le premier fait d’armes qui allait remettre la France dans la Seconde Guerre mondiale comme autre chose qu’un vaincu pitoyable, balayée en quarante jours en mai et juin 1940 par les armées du III° Reich. En luttant à 3000 contre 30 000 assaillants commandés par Rommel, ils vont tenir assez longtemps pour permettre aux troupes britanniques de se réorganiser et arrêter la progression de celui qui sera surnommé le Renard du désert.

Des soldats presque inconnus

En principe les noms des morts durant un conflit sous l’uniforme français se trouvent sur le site du ministère de la Défense Mémoire des hommes*. Étrange intitulé qui oublie donc la moitié de l’humanité et ne relève que 40 morts à Bir Hakeim quand MémorialGenWeb* en compte 169. Parmi les 40 soldats on ne trouve que 8 Polynésiens, un Algérien, un Syrien, un soldat venu de l’archipel des Vanuatu, un Camerounais et un « disparu » natif « d’Afrique Équatoriale » une vaste partie de ce qui s’appelait l’Empire,  et qui s’appellent aujourd’hui République du Congo, la République centrafricaine et le Gabon.

On en sait encore moins sur le tirailleur Kométémé une fiche de MémorialGenWeb* le raccroche à l’histoire par un fil ténu puisqu’on on ne sait rien de sa naissance, ni le lieu ni la date. Il avait intégré le 2e Bataillon de Marche après avoir fait ses classes en novembre 1940 en Oubangui-Chari qui deviendra plus tard la République Centre-Africaine. Il a, lui aussi, trouvé la mort au même endroit que son camarade d’infortune, le 9 juin 1940. Madougou figure bien sur Mémoire des hommes, mais il n’a ni prénom, ni date de naissance, juste l’année, 1914, ni pays ni grade.

L’administration en Algérie devait être un peu mieux tenue puisque de Brahim Kaloufi on ne connaît que l’année de sa naissance, 1917, et le lieu de sa naissance écrit en toutes lettres : Djamaa, Algérie. Prudent, le rédacteur de la fiche de MémorialGenWeb a mis un point d’interrogation derrière Djamaa, comme s’il doutait de l’orthographe ou de l’existence même de la commune. Rassurons-le, Djamaa existe bel et bien et se trouve à 50 kilomètres au nord de Touggourt, dans la Wilaya d’El Oued, le long de la frontière tunisienne. Sapeur au bataillon du génie il avait 24 ou 25 ans le 1er juin 1942 quand il a été déclaré mort pour la France à Bir Hakeim, un monticule de sable que la 1re Division française libre a défendu du 27 mai au 12 juin.

Quatre visages pâles, pas un Noir

De l’événement, on ne retient en général que le nom de celui qui les a commandés, Pierre Kœnig et les visages des quatre acteurs qui le racontent dans un Taxi pour Tobrouk, le film réalisé par Denys de La Patellière, en 1961. Quatre visages pâles, pas un Noir, sinon une ombre dans les dernières images, pas un « Indigène », comme on disait alors. Il y a Lino Ventura, le Titi parisien, Charles Aznavour, Juif errant pas fâché de prendre les armes, Maurice Biraud, crevant d’ennui entre papa et maman, et le beau gosse espagnol antifasciste, Germán Cobos. On ne verra pas Bala Méméré, dont on sait encore moins que ses camarades sinon qu’il a cessé de vivre la veille de l’échappée belle qui permettra aux survivants de rompre l’encerclement comme Méo ou Moe Nguyen Van, probablement venu du Vietnam, Teriihopuaré Marée des troupes du Pacifique ou Razafinierana venu de nulle part sans prénom, sans date ni lieu de naissance. Encore un jour et ils étaient sauvés, en tout cas pour cette fois-ci. Le 12 juin il en est mort encore, mais moins, beaucoup moins, 7 ou 8, contre 48 ou 49, selon que l’on compte Miloud Bouchacha le 11 ou le 12. Il est sans doute le plus effacé, Miloud, dont on ne connaît même pas la date de la mort.

Les anonymes de Bir Hakeim, invisibles quand un film leur rang hommage, ont au moins une existence historique. Bir Hakeim n’est pas qu’une station de métro à Paris, elle est aussi une bataille inscrite dans la mémoire collective. Il existe même avec quelques photos comme celle prise par un photographe britannique sur laquelle on voit trois soldats venus d’Afrique noire, mais dont on n’a pas pris la peine de noter les noms et les prénoms, mais qui seraient originaires du Sénégal, d’Afrique équatoriale et de Madagascar. Tous trois artilleurs, ils pourraient s’appeler Baro Sidiki, Samaba Dian, Philibert Razafindratoko ou Ralaisabotsy, mais ça n’est qu’une hypothèse plausible.

De Bir-Hakeim à Monte-Cassino

Les combattants d’Afrique de Monte-Cassino se retrouvent eux un peu plus loin dans l’effacement que ceux de Bir Hakeim. Nous sommes en mai 1944 et depuis cinq mois les Alliés butent sur ce verrou posé par les troupes allemandes commandées par le Maréchal Kesselring. La route de Rome et le monastère haut perché du Monte Cassino n’ont pas d’intérêt stratégique, mais impose aux troupes du IIIe Reich de mobiliser 80.000 soldats dans le Sud de l’Italie. Les meilleures troupes d’assaut britanniques ou américaines et les 60.000 hommes du Corps expéditionnaire français majoritairement venus d’Algérie, du Maroc et de Tunisie, s’embourbent dans une région tout à tour montagneuse et marécageuse. En février, le 4e régiment de tirailleurs tunisiens a perdu les deux tiers de ses 2000 hommes dans la bataille du Belvédère. Au début du mois de mai, les troupes marocaines de montagne enlèvent les postions hautes, pendant que la 3ème Division d’infanterie algérienne enfoncent enfin les lignes allemandes dans la vallée du Liri. La route est libre, Kesselring retire ses troupes pour éviter l’encerclement.

De ces faits d’armes on ne dit pas grand-chose, quand on fête chaque année la libération de Paris, le 24 août. Il y a bien eu 10 jours d’accrochages et 3000 morts côtés français, mais rien à voir avec la libération de Caen ou de Colmar. Cela donnera un film à grand spectacle où sont réunis tous les acteurs français qui passe et repasse à la télévision à la fin du mois d’août. Paris Brûle-t-il ? Là encore, on peut regarder l’œuvre de René Clément, construit autour d’un casting très blanc.

 Il est souhaitable que la division mentionnée plus haut [la 2ème Division blindée] soit constituée de soldats blancs.

Il faut dire que la question de la couleur de la peau des soldats de la 2e Division blindée du Général Leclerc de Hautecloque avait donné lieu à une négociation au plus haut niveau. Les discussions avaient commencé en décembre 1943, pour aboutirent au début de l’année suivante. Les troupes françaises pourraient libérer Paris huit mois plus tard, mais pas à n’importe quelle condition. Dans un document « Confidentiel », le Major General Walter Bedell Smith, le bras droit du chef d’État major des Alliées, Dwight Eisenhower, écrivait : « Il est souhaitable que la division mentionnée plus haut [la 2ème Division blindée] soit constituée de soldats blancs. » A l’époque, l’US Army ne fait pas combattre côte à côte les Blancs et les Noirs, la déségrégation n’interviendra qu’en 1948. De Gaulle accepte la requête et Leclerc s’exécute, 3600 soldats noirs, le quart de l’effectif, sont renvoyés chez eux ou invités à s’engager dans l’infanterie. Il ne restera qu’un seul soldat à la peau noire pour entrer dans Paris : Claude Mademba-sy. Lui avait la nationalité française, il peut rester et il entrera dans Paris et dans l’histoire comme le rescapé d’une hallucinante négociation avec l’Amérique ségrégationniste. Pour maintenir les effectifs il faudra aller chercher des soldats du Maghreb dont la couleur de peau ne posait pas problème. Ils seront Marocains, Tunisiens, Algériens, mais aussi Espagnols.

Le second blanchiment

Si le général de Gaulle n’a rien dit dans ses Mémoires de guerre du premier blanchiment de la 2ème DB il s’est étendu sur le second. Après la Libération de Paris, les Dupond et Durand souhaitent s’engager et participer à la campagne de France qui prend des allures de marche triomphale. Il était moins cinq pour le rendez-vous avec l’histoire. Mais, si l’unité était placée sous commandement français, elle dépendait entièrement du Pentagone pour l’intendance. Et pour les Américains il fallait s’en tenir aux uniformes, aux armes et aux véhicules prévus initialement.Pour le chef de la France Libre, Britanniques et Américains n’avaient pas envie de voir l’Armée française prendre trop de place sur le champ de bataille. Dès, lors il fallait renvoyer les soldats d’Afrique, peut-être allaient-ils même prendre trop de place aux yeux du Général de Gaulle.

En retirant de la scène militaire ces soldats venus d’Afrique, de Gaulle faisait en quelque sorte place nette avant que la mémoire collective, le cinéma comme la littérature, ne les oublie

Cette fois, il justifie le second blanchiment de la 2ème DB : « Comme l’hiver dans les Vosges comportait des risques pour l’état sanitaire des Noirs, nous envoyâmes dans le Midi les 20 000 soldats originaires d’Afrique centrale et d’Afrique occidentale qui servaient la première Division française libre et à la 9° Division coloniale. Ils y furent remplacés par autant de maquisards qui se trouvèrent équipés du coup. Plusieurs régiments nord-africains, particulièrement éprouvés par deux années de combat, retournèrent dans leurs garnisons de départ, tandis que des corps tirés des forces de l’intérieur héritaient de leurs armes et de leur rang dans l’ordre de bataille. »

En retirant de la scène militaire ces soldats venus d’Afrique, de Gaulle faisait en quelque sorte place nette avant que la mémoire collective, le cinéma comme la littérature, ne les oublie et que les mémoires numériques ne viennent encore confirmer le grand effacement.

Le cas de la LVF (Légion des volontaires français)

Il reste un dernier volet de cette manière très française de gommer la présence de soldats d’Afrique dans ces rangs. Mais, cette fois c’est à Vichy que nous le devons, ou plutôt aux partis collaborationnistes qui montent en juin 1941 la Légion des volontaires français contre le bolchevisme, la LVF. Quand, quelques jours après la rupture du pacte germano-soviétique, Pierre Doriot et une demi-douzaine de fascistes français appellent à la mobilisation. On ne se bouscule pas à Versailles où a été installé le centre de recrutement. Une fois éliminés les malportants, les mineurs et les candidats trop vieux ils ne seront pas plus de 8000, et jamais plus de 3000 simultanément au front. Alors, on va chercher d’anciens soldats en Afrique du Nord. Ils seront entre 150 et 200 à venir renforcer les rangs de la LVF.

Mais, la Wehrmacht s’étonne de cette situation et en 1942, quand, après la première bataille, il faut réorganiser la LVF, une brigade arabe est créée, la Deutsch-Arabische Lehrabteilung qui deviendra le Deutsch-Arabisches Infanterie-Bataillon 845. Ils iront se battre et mourir en Tunisie et en Grèce. De cette incorporation on a peu de traces, les anciens de la LVF qui ont écrit leur mémoire n’en parlent pas ou peu. Une phrase, un paragraphe ou quelques mots suffisent en général à évoquer ces compagnons inattendus pour aller à la guerre au côté de l’extrême droite.

En 1951, Eric Labat, l’un des premiers mémorialistes de la LVF, publie Les Places étaient. Il fait un constat qui vaut que l’on s’y arrête en soulignant que les Arabes ont leur uniforme, quand les François doivent revêtir celui des armées allemandes. Et puis, un écusson l’intrigue : « l’étendard vert de l’Islam s’y trouvait avec un tigre rouge et une inscription en arabe. Une devise en allemand surmontait le tout : Freies Arabien, l’Arabie libre. […] Les interprètes qui encadraient le détachement musulman semblaient faire preuve de beaucoup de prévenance pour leurs ouailles, et leur attitude tranchait singulièrement sur celle du personnel chargé de notre instruction. Le résultat d’un tel comportement ne tarda pas à se manifester. Les Arabes n’eurent que trop de facilités à admettre que les Allemands étaient les futurs libérateurs de l’Islam et qu’ils avaient, en détruisant la puissance impérialiste française, brisé en même temps les chaînes du monde arabe. »

En 8 mai 1945, le massacre de Sétif marquera la première manifestation de la volonté d’indépendance de l’Algérie. L’histoire ne dit pas si Mohamed Kerouani Seghir Ben et Lakdav Nechadi qui avaient rejoint la LVF, étaient présents.

Philippe DOUROUX

*Recherche des soldats tunisiens morts pour la France sur le site de Mémoire de France du Ministère de la Défense

*Recherche des soldats algériens morts pour la France sur le site de Mémoire de France du Ministère de la Défense

*Recherche des soldats marocains mort pour la France sur le site de Mémoire de France du Ministère de la Défense

 

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