Les lumières se sont à peine rallumées dans la salle du cinéma Malraux que, déjà, les applaudissements fusent. Ce mercredi soir, le cinéma de Bondy est plein à craquer. Les spectateurs ont bravé le froid pour venir assister à la projection du film Tirailleurs. Les derniers arrivants ont même dû prendre place sur les marches rouges d’une salle à court de sièges.

« Souvenez-vous de moi. Souvenez-vous de nous. » C’est par ces mots que se termine ce récit sombre et haletant. Il retrace le destin de Bakary Diallo et de son fils Thierno, deux rôles respectivement interprétés par Omar Sy et Alassane Diong. Les deux hommes sont enrôlés de force dans leur village natal du Sénégal pour venir grossir les rangs de l’armée française durant la première guerre mondiale.

Mon oncle a été blessé lors de la guerre de 14, il a dû passer six ans à l’hôpital du Val de Grâce avant de revenir au Sénégal

Une mémoire encore vivante représentée dans l’audience par quatre anciens tirailleurs : Ousmane Sonko, Gorgui M’Bodji, Oumar Dieme et Yoro Diao. Installés au premier rang, ils sont chaleureusement applaudis par l’assemblée.

Droits et fiers, ils arborent leurs médailles d’anciens combattants suspendues à leurs vestes. Parmi eux, Yoro Diaro. Cet ancien tirailleur sénégalais de 95 ans a combattu pour la France sur les fronts indochinois et algériens.

Le film fait écho à son histoire familiale. « À l’instar de mes oncles et cousins, je me suis engagé dans l’armée française très jeune. Certains de mes cousins ont fait la guerre de 39-45 en France », raconte-t-il.

Il rappelle le parcours de son grand-oncle qui a connu l’horreur de la première guerre mondiale. « Mon oncle avait été blessé lors de la guerre de 14, il a dû passer six ans à l’hôpital du Val de Grâce avant de revenir au Sénégal. Sa mâchoire avait été brisée par l’explosion d’un obus », détaille-t-il.

Rendre hommage à tous les combattants des ex-colonies.

À la fin de la séance, Mathieu Vadepied le réalisateur, Aïssata Seck, ex-élue bondynoise et militante pour les droits des tirailleurs, l’acteur Bamar Kane, ainsi que Christiane Taubira, invitée exceptionnelle, se sont relayés derrière le micro pour échanger avec le public.

Mathieu Vadepied explique s’être attaché à raconter les histoires multiples de ces anciens combattants. « On n’a pas appelé le film Tirailleurs sénégalais pour rendre hommage à tous les combattants des ex-colonies françaises, sans distinction », précise le réalisateur.

Les films de ce genre sont d’habitude racontés du point de vue des puissants 

Une volonté exprimée aussi avec l’utilisation dans le film de différentes langues telles que le Peul ou le Wolof, parlées par les personnages principaux. Ce soir, tous insistent sur l’importance de transmettre ces histoires, trop souvent ignorées, et de s’attacher à le faire à travers le regard des principaux concernés.

« Les films de ce genre sont d’habitude racontés du point de vue des puissants, constate l’acteur Bamar Kane. Ce film est juste, car c’est leur regard qui est mis en avant », ajoute-t-il en désignant de la main le premier rang où siègent les tirailleurs bondynois.

On sent l’émotion poindre dans la voix de l’acteur sénégalais qui interprète Salif, un tirailleur gradé, à l’écran. « C’est rare un film où les acteurs sont aussi proches de l’histoire émotionnellement. Et c’est la première fois qu’on raconte le parcours de ces tirailleurs de cette manière », souligne-t-il.

Ce devoir de mémoire va même au-delà du film. En effet, un projet éducatif a été créé par la petite équipe autour de l’histoire des tirailleurs. Il a d’ores et déjà été envoyé « à tous les collèges et lycées de France. Les enseignants devraient commencer à s’en saisir très rapidement », se félicite l’ancienne adjointe au maire de Bondy, Aïssata Seck.

 

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Bondy et les tirailleurs, une histoire de luttes

L’effervescence créée par la projection du film au ciné Malraux de Bondy ne doit rien au hasard. « Faire venir le réalisateur, un acteur, Christiane Taubira et organiser cette projection à Bondy, c’était une forme de reconnaissance de tous les combats menés ici », soutient Aïssata Seck.

Il y a une dizaine d’années, la lutte pour la reconnaissance des tirailleurs a connu un regain sous l’impulsion de l’élue, unanimement saluée ce mercredi. Pour cette petite-fille de tirailleur sénégalais, tout a commencé par des rencontres avec les tirailleurs de Bondy au marché de la ville. Des liens se sont créés et renforcés au fil des ans. « Aujourd’hui, je les appelle mes papas, mes tontons », sourit-elle.

« L’important, c’était de les raconter eux »

Ensemble, ils se sont lancés dans un combat pour la reconnaissance de leurs droits. Une première victoire a été obtenue sous le quinquennat de François Hollande en 2016. « On a lancé une pétition qui a recueilli plus de 63 000 signataires et a permis d’obtenir la naturalisation des tirailleurs sénégalais », rappelle Aïssata Seck.

C’est donc tout naturellement que Mathieu Vadepied est venu la trouver, il y a six ans, pour lui parler de son projet de film. « Il m’a dit qu’il écrivait un scénario pour faire un film grand public et qu’il voulait rencontrer les tirailleurs », se souvient-elle.

Le réalisateur explique, lui, avoir eu à cœur de ne pas romancer la guerre, et de ne pas verser dans une fascination de la violence comme dans beaucoup de films. « L’important, c’était de les raconter eux. » 

« J’invite les futurs cinéastes à inventer plein de récits, tous ceux qui n’ont pas encore été racontés », ajoute-t-il sous les applaudissements du public.

Un combat de longue haleine qui commence à porter ses fruits

Le film Tirailleurs représente un pas de plus vers la reconnaissance de ces hommes. « Il y a une espèce de dignité retrouvée dans leur regard. Par le passé, il y avait une indifférence ou une incapacité à se rendre compte qu’ils subissaient une injustice profonde », estime Christiane Taubira.

Après l’obtention de leur naturalisation en 2016, les tirailleurs ont arraché une nouvelle victoire début janvier. Le gouvernement a profité de la sortie en salles du film pour annoncer que les derniers tirailleurs pourraient enfin rentrer vivre dans leur pays d’origine tout en continuant à toucher leur minimum vieillesse, une pension d’environ 900 euros. Une victoire bien tardive. « Pour la naturalisation, on était 28 anciens tirailleurs, dont 22 sénégalais. Sur les 22, il en reste quatorze aujourd’hui. Où sont les autres ? Ils sont morts ! », pointe Yoro Diaro, ancien tirailleur.

Ces tirailleurs sont une mémoire vivante, une mine d’or qu’on n’exploite pas assez

Cette avancée ne signifie que le combat pour la reconnaissance est fini. « Il faut continuer, estime Aïssata Seck. Ces tirailleurs sont une mémoire vivante, une bibliothèque, une mine d’or qu’on n’exploite pas assez. »

Alors le travail continue. Et même la polémique nauséabonde autour des propos d’Omar Sy lors de la sortie du film ne viendra pas décourager le réalisateur. L’acteur star a déclaré début janvier : « Quand (la guerre) est en Afrique, vous êtes moins atteints (que pour la guerre en Ukraine, NDLR) ? ». 

Lorsqu’un spectateur interpelle Mathieu Vadepied à ce sujet, le réalisateur balaie d’un revers de la main. « Pour moi, c’est du vent. Ça s’est éteint aussi vite que ça a commencé. Il n’y a pas grand-chose à en dire. » La fachosphère a lancé un appel à boycotter le film, mais Tirailleurs caracole dans le box office avec plus de 700 000 entrées.

Félix Mubenga, Névil Gagnepain

Photo : ©ThidianeLouisfert

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