« J’ai toujours eu du mal avec les injustices et les inégalités. Petit déjà, je pouvais m’embrouiller si tu n’avais pas le même nombre de bonbons que moi. » Chahid a maintenant 27 ans. Il ne s’embrouille plus pour des bonbons mais sa lutte contre les injustices et les inégalités n’a pas bougé.

Son combat quotidien depuis plus de deux ans : les Rohingyas. « C’est la plus grande injustice au monde », lance-t-il lors de notre rencontre dans les locaux du collectif Hameb (Halte au massacre en Birmanie), dans lequel il est engagé. Il est question d’un peuple musulman issu d’Asie du Sud. L’ONU considère qu’il s’agit aujourd’hui de la communauté la plus persécutée au monde. Et leur défense est devenue le mantra de Chahid, qui le partage avec son millier d’abonnés sur les réseaux sociaux.

Pour comprendre l’engagement de Chahid, il faut remonter le temps. L’aîné d’une fratrie de quatre enfants a grandi à Bordeaux, « entre la campagne et la street ». La campagne parce qu’il y a habité jusqu’à ses 10 ans. La street, et plus particulièrement dans le quartier de Lormont, parce qu’il y a grandi, étudié, travaillé. D’ailleurs, il raconte qu’il est encore entre ces deux univers : « Je suis un campagnard de la street, sourit-il. Par exemple, j’ai deux poneys en ce moment chez moi, ça choque tous mes potes mais moi ça me fait kiffer, et ça fait surtout kiffer ma petite sœur. ». Son enfance tourne essentiellement autour du foot et de l’école – « le foot prenait même le dessus, je pensais foot, je rêvais foot, je vivais foot ». Jusqu’au jour où il se rend compte qu’il n’en fera pas son métier. Alors, il passe un bac pro vente, s’inscrit en licence LEA (langues étrangères appliquées) en anglais et espagnol. Ça ne lui plaît pas, il a besoin d’être plus cadré. Il intègre alors un BTS privé en commerce international. Ça ne lui plaît toujours pas. Il n’ira pas au bout et se lance dans le monde du travail.

Il a 20 ans et des projets plein la tête, dont un de taille : son mariage. Il enchaîne alors les jobs ; « je ne sais même plus par quoi j’ai commencé, tellement j’en ai fait. » Dans le désordre, donc : électricien, préparateur de commandes, livreur, plombier, « j’ai aussi travaillé dans les vignes bordelaises. »

Mon premier voyage, c’est un tour du monde

Il travaille pour se lancer dans la vie active, anticiper les contraintes d’un foyer mais aussi pour financer sa lune de miel. Chahid raconte qu’à ce moment-là de sa vie, il n’a encore jamais voyagé. Il y a bien le Maroc, le pays dont sont originaires ses parents « mais je ne le compte pas, on y allait en voiture depuis que j’étais petit. Je n’avais jamais pris l’avion. »

Finalement, son mariage a été annulé. Sauf que Chahid avait déjà pris quelques billets. Au pluriel parce qu’il avait vu grand. Il n’était pas question d’une seule destination mais bel et bien d’un tour du monde. Les billets sont nominatifs, l’éventuel grand départ approche. Après une longue phase de réflexion et de remise en question, il décide finalement de partir seul. « La veille du grand départ, forcément j’étais entre l’excitation et la peur parce que je fonçais dans l’inconnu. Sans compter que je parlais très très mal anglais. » A l’époque, Chahid est totalement déconnecté des réseaux sociaux, « j’étais très loin de cette ‘mode’ du voyage, je ne connaissais personne physiquement ou virtuellement qui avait tenté cette aventure. »

C’est pour cela qu’autour de lui, la démarche est considérée comme inédite. Il raconte qu’il n’a pas été simple de convaincre sa famille, d’expliquer le concept à ses amis.

Avec son sac à dos, il démarre donc son périple en Europe du Nord à Copenhague, il file ensuite aux Etats-Unis : Las Vegas, San Francisco, Los Angeles. Puis Hawaii, une destination qui l’impressionne pour ses paysages, sa flore. Il raconte « renouer » avec la nature : « je tombe clairement amoureux de certains paysages et surtout je me rends compte que les gens viennent hyper facilement vers moi. C’est bizarre mais à ce stade du voyage j’ai vraiment l’impression de me découvrir, j’ai l’impression d’avoir une vraie vocation pour le voyage, pour l’autre », constate-t-il timidement.

Pour visiter chaque pays et s’imprégner de sa culture, il se note à chaque fois quelques lieux emblématiques à visiter puis se laisse porter par la ville, par les gens : « je prévoyais de ne surtout rien prévoir. » Il se documente sur internet, fait du couchsurfing, arpente les marchés « j’adore les marchés, on y rencontre du monde et je trouve que ça dit beaucoup d’une ville, d’une culture. »

Il passe ensuite par l’Australie avant d’arriver en Asie, en Malaisie, son véritable coup de foudre : « J’ai pris une énorme claque. Je n’étais pas prêt. Le paysage, les gens, tout était magnifique. Etant de confession musulmane, je découvre à ce moment-là une nouvelle facette de ma religion, avec un peuple hyper accueillant, hyper souriant, hyper optimiste. »

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Dieu ne te donne pas plus que ce que tu ne peux porter .. mais ce que tu peux porter TU DOIS le porter ! – – Voilà c’est la fin de cette mission Ramadan 2019. Objectif : -100 tonnes de colis alimentaires distribué ✅. – Merci à tous ceux qui ont participé de près ou de loin à cette opération ceux qui ont donné de leurs argent, de leurs temps qui ont eu une prière ou même une pensée pour les Rohingyas. – Merci à tous ceux que j’ai harcelé avec les pulls ou tee shirt ( toujours dispo d’ailleurs 😉 ) et qui ont répondu présent ! – Merci à mes 2 capitaines @mohamedkohlanta @chrysler75 et toute la team @collectif.hameb X JVM merci à notre docteur @yacine.germany, notre réalisateur @hadjalimenad 🇩🇿 – Merci à @moussabanistreet de nous avoir ouvert la porte de son école ! Que dieu t’accompagne dans tout tes projets mon frère. – Merci à mes parents qui m’ont encore une fois laissé partir à contre cœur, pardon et merci pour leurs patience et leurs prières. – Voilà la Oumaxx bonne fin de ramadan à tous les concernés. BANGERING 💥 – – #machallahlasolidarite #freerohingya #bangladesh #bengali #humanity #freeRohingya #solidarity #justice #children #coxsbazar #oneyearslater #muslim #nothingchange #help #tiersmonde #thanksgod #alhamdulillah #humanitarian #mission #solidarity #hameb #smile #foodpackaging #family #orphelin #orphan #asia #ramadan #thanksgod #alhamdulillah ♥️🙏🏽🌍✌🏽

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Son engagement humanitaire arrive à ce moment-là. Il visite la célèbre mosquée sur l’eau de Putrajaya. Pour garder un souvenir, il demande automatiquement à quelqu’un de le prendre en photo.

Une première distribution clandestine, l’armée et la prison

Comme souvent après ce type de photos, le voilà parti dans une grande discussion. Cette fois, son interlocuteur lui explique qu’il est birman, rohingya, qu’il a quitté sa famille et sa région pour faire ses études à Rangoon. Il a monté son entreprise, se dit à l’aise financièrement. Tout va plus ou moins bien, mieux, pour lui mais il ne peut plus retourner voir sa famille. Ce serait un aller sans retour. Chahid connaît encore peu de choses au sujet de cette communauté : « tout ce que je savais c’est qu’ils avaient des difficultés avec l’Etat, qu’ils étaient enfermés dans des camps ». Il lui pose donc beaucoup de questions mais son nouvel ami est plutôt pressé. Il lui file sa carte et lui propose de passer boire un café chez lui pour en discuter davantage. Il aura fallu plusieurs cafés pour comprendre la complexité de la situation, de l’histoire des Rohingyas. Cette histoire bouleverse notre globe-trotter : « cette rencontre a clairement changé ma vie, ça ne m’a plus jamais quitté. A partir de là j’ai voulu en savoir encore plus, faire quelque chose pour ces gens. »

Sauf qu’il a rendez-vous avec ses potes de Lormont en Thaïlande. Ils avaient prévu de s’y retrouver à la moitié de son tour du monde de quatre mois. S’il était, au départ, excité de retrouver ses amis d’enfance, le jeune homme n’a plus la tête à faire la fête. Son séjour à Pukhet ne durera finalement que trois jours : « depuis ma discussion avec le Rohingya, ça me trottait trop en tête, je m’étais documenté sur internet, j’étais halluciné. Je ne pouvais pas profiter de mes vacances farniente comme si de rien n’était. »

Le voilà donc de retour à Rangoon. Ses amis bordelais le prennent pour un fou « mais depuis que j’étais parti en sac à dos du quartier, ils me prenaient pour un fou donc bon… » Son ami lui explique alors comment la résistance s’organise. Chahid insiste pour se rendre dans les camps. L’ami en question n’est pas tellement pour. Après dix jours d’âpres négociations, il le laisse finalement partir. Il fait le voyage de manière totalement clandestine, à l’arrière d’un camion, entre des sacs de riz. « A ce moment-là évidemment qu’on a peur mais la curiosité prend le dessus. Il ne faut pas oublier que j’étais dans l’aventure depuis 2-3 mois. J’avais escaladé des volcans, visité des grottes, donc je commençais à avoir l’habitude d’avoir peur. Mais c’était surtout la première fois que j’avais une sensibilité envers une vraie cause. »

Une fois arrivé, avec une association locale, il escalade des barbelés et distribue des colis humanitaires entre trois et huit heures du matin : « C’était court mais j’ai pu comprendre en quelques heures ce que mon ami m’expliquait depuis plusieurs semaines, à quel point ce peuple est traité comme des animaux. »

Ils se feront finalement braquer par l’armée. Chahid a le réflexe de montrer son passeport français au moment de l’arrestation : « Je ne sais pas pourquoi j’ai eu ce réflexe et c’est triste mais je pense qu’il m’a sauvé la vie, pour eux c’est moyen de tuer un français. » Chahid sera mis en prison pendant trois jours. Ses camarades, issus de l’association locale, sont toujours en prison, plus de deux ans après cet événement.

Tu ne peux pas reprendre le cours de ta vie comme si tu revenais de Thaïlande

A Rangoon, il reprend son tour du monde qu’il écourte : « Après ce qui m’est arrivé j’avoue que je n’ai qu’une hâte : retrouver mes proches. D’ailleurs, à l’heure qu’il est, ils ne sont pas au courant de cette histoire d’arrestation. Déjà que c’est compliqué de les convaincre de partir, encore aujourd’hui, s’ils le savent je suis mort. S’ils lisent cet article, je suis cuit. » Avant de rentrer, Chahid passe par l’Inde, « ce n’était pas le pays le plus évident à faire là aussi, c’est hyper éprouvant psychologiquement parlant. » Il passera ensuite par la péninsule arabique, Abu Dhabi, Dubaï, puis Istanbul et enfin Paris.

En rentrant, Chahid est encore sous le choc et éprouve le besoin de s’engager pour la cause rohingya. « Tu ne peux pas rentrer et enchaîner, reprendre le cours de ta vie comme si tu revenais de Thaïlande. Non, tu as vu des trucs de ouf, tu sais ce qu’il s’y passe et tout ce que tu as envie de faire c’est en parler avec des gens, alerter tout le monde. » Il rejoint alors le collectif Hameb qui se présente comme une association qui défend les droits de ces minorités délaissées par la communauté internationale et « s’efforce d’être leur porte-parole pour exiger que justice soit faite. »

Aujourd’hui, Chahid travaille dans la sécurité ferroviaire. « Je ne travaille que pour coffrer et repartir en voyage », assume-t-il. Il se dit « piqué de voyages. » Par principe, il a refait la Thaïlande avec ses potes, mais aussi les Maldives, le Mexique, le Brésil et le Bangladesh, dans les camps des Rohingyas.

Depuis deux ans, son quotidien est rythmé par des allers-retours entre Bordeaux et Paris. Il est responsable de la cellule bordelaise du collectif Hameb. Il « monte » régulièrement à Paris pour récupérer de la marchandise à savoir des pulls, des t-shirt réalisés par le collectif, avec l’inscription ‘Free Rohingyas’. L’objectif : les vendre pour récolter des fonds « pour intervenir au maximum là où il y a le plus besoin et actuellement c’est au Bangladesh. »

La cité nous apprend la solidarité

Il fait aussi beaucoup de sensibilisation : « Autour de moi, via mes réseaux mais avec le collectif on essaye aussi d’être hyper présent sur les réseaux Hameb. On est peu dans les médias classiques, on nous invite quand il y a un énorme drame mais c’est assez ponctuel alors que leur drame est quotidien finalement. »

« Les allers-retours à Paris, arpenter sa région pour livrer des pulls, participer à des événements pour sensibiliser à la cause, être actif sur les réseaux, c’est du temps, des sacrifices mais j’en ai besoin, confie-t-il. Le plus gros sacrifice, je pense, c’est ma famille. Je me rends compte que je vois, par exemple, ma petite soeur de sept ans une fois tous les deux mois, parfois j’ai l’impression de ne pas la voir grandir mais c’est comme ça. »

Dernière grosse opération en date : la vente de sweats pour aider les Rohingyas à vivre leur mois de ramadan dans de meilleures conditions. Le pull est vendu 25 euros, soit le prix d’un colis pour une famille, pendant un mois.

L’opération fonctionne très bien mais la veille de son départ, Chahid se rend compte qu’il lui reste des sweats « et surtout que les mecs de quartiers ne s’étaient pas mobilisés. Il y avait une belle mobilisation du côté des filles mais pas assez à mon sens chez les gars. » Chahid les provoque donc sur ses réseaux sociaux en formulant ce constat en story : « Le lendemain, tous mes potes d’enfance, du quartier m’ont contacté pour que je leur amène des pulls. Je suis arrivé, j’ai ouvert le coffre et finalement ils ont pris tout le stock. C’est bizarre hein, mais j’étais hyper fier, fier qu’ils montrent et concrétisent ce soutien, cette force qu’ils me donnent depuis le début. »

Pour Chahid, solidarité et quartiers populaires vont de pair : « La cité nous apprend la solidarité. Ce n’est pas pour rien que beaucoup d’humanitaires viennent de quartiers populaires finalement. Au Bangladesh, il y a beaucoup de mecs de quartiers, idem dans notre association. Il y a un lien quasi évident entre la soif de justice sociale, d’égalité et nos quartiers. »

Sarah ICHOU

Crédit photo : Instagram @chahidbhl

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