Originaire d’un village de montagne, Amine s’essaye à le définir en prenant l’exemple des longues journées d’été de sa jeunesse. « Pendant les vacances, il n’y a que le soleil et la chaleur, décrit-il. Il n’y a rien à faire. C’est le néant, c’est mort. Alors on allait à l’Oued, mais la rivière tous les jours ça cause du dégoutage. Je dirais que le dégoutage c’est un excès de trop ou de rien. »

Je crois que ça vient du vide après un échec, après une déception ou une séparation

Pour Meriem*, 33 ans, habitante d’un quartier de Bordj Bou Arreridj, « le dégoutage, c’est le fait de se sentir incapable de faire quoi que ce soit. Se sentir déprimé sans savoir pourquoi, perdu et mécontent. Je crois que ça vient du vide après un échec, après une déception, après une séparation ».

Si les explications varient d’un Algérien à un autre, toutes semblent conduire vers les symptômes du spleen. Le journaliste, auteur et essayiste, Akram Belkaïd apporte sa définition : « Le terme dégoutage est une manière d’exprimer un mélange de ras-le-bol, de découragement, pour ne pas dire de désespoir, d’amertume aussi par rapport à sa propre condition ».

Une locution inscrite dans la vie de tous les jours

Meriem la bordjienne explique que dire “dégoutage” n’est pas toujours utilisé pour évoquer le spleen, parfois juste un sentiment passager comme la déception. « Quand je suis fâchée contre quelqu’un, je dis : pouf quel dégoutage ».

La défaite de la France contre la Suisse l’été 2021 ? Dégoutage pour les fervents supporters des Bleus. Une trahison amoureuse ou amicale ? Dégoutage. Un projet professionnel pour lequel tu as tout sacrifié mais qui ne prend pas ? Dégoutage. La hagra (méchanceté gratuite NDLR) ? Dégoutage.

Amine, qui s’amuse à appuyer sur le T du mot, explique : « C’est pour parler de quelque chose de léger, mais ça peut être aussi plus profond ». Loin d’une tristesse purement poétique ou d’une banale locution, il est aussi le signe d’une forme de désespoir populaire. Ce terme sert également à euphémiser la question de la santé mentale en Algérie. Sujet tabou, s’il en est.

Un profond malaise social en Algérie

« Il y a tout en Algérie », revendiquent souvent les Algériens. En effet, le pays africain compte d’innombrables richesses. Pourtant, le profond malaise social, appelé dégoutage, est palpable. « La vie est difficile en Algérie. Les conditions économiques sont compliquées, le taux de chômage est fort et peu de perspectives d’avenir s’offrent à la jeunesse. Il y a aussi le pan politique. Malgré le Hirak, on reste dans un pays autoritariste », introduit Akram Belkaïd.

C’est un peuple où les mécanismes de solidarité sont très forts, ce qui permet de compenser, mais ça ne suffit pas

« L’élan modernisateur des années 60 et 70 après l’indépendance s’est estompé. Des gens survivent grâce aux subsides de l’État et grâce au panier social. C’est un peuple au sein duquel les mécanismes de solidarité sont très forts, ce qui permet de compenser, mais ça ne suffit pas et cela nourrit la colère populaire », analyse le journaliste.

Les classes populaires restent nécessairement plus exposées au “dégoutage”. La situation de blocage politique est aussi en cause, et n’épargne personne.  « Il n’y a pas de projets porteurs qui pourraient mobiliser les gens ou leur donner l’impression d’aller de l’avant. Il y a aussi eu des choix économiques inadéquats et une administration qui attend toujours d’être modernisée », ajoute Akram Belkaïd.

Un constat amer pour la jeunesse

Faras*, Constantinois qui se dirige vers la quarantaine, constate : « En Algérie, il n’y a pas beaucoup de moyens de divertissement. Il y a très peu de maisons de jeunes, d’opportunités pour pratiquer un sport dès l’enfance, d’apprendre le solfège ou de faire quelque chose de nouveau ». Conscient des manques de moyens dans les quartiers, les communes ou les banlieues, Faras déplore l’inaction des responsables locaux ou politiques.

Malgré un master en sciences technologiques, comme pour toute une partie de la population, l’accès au travail a été extrêmement pénible pour Meriem de Bordj Bou Arreridj. « J’ai été dégoûtée d’être obligée de travailler dans un domaine que je n’aimais pas. C’était dur pour moi de l’accepter et j’étais incapable de faire mon job correctement », confie-t-elle.

À Alger, Younous* travaille dans la restauration. À 20 ans, il dresse un portrait amer de la société. « Un mélange d’hypocrisie et d’idiotie : une vie sans but ni objectif. C’est vivre pour vivre. Pour ma part, j’essaie de réaliser mes projets. Pour les autres, c’est la déprime et l’ivresse alors que l’ambition est là ». 

J’aime beaucoup mon pays et tant que ce sera le chaos, on se battra

Si le tableau est morose, selon Younous et d’autres, cela n’enlève en rien l’amour qu’ils ont pour leur patrie : « Moi, j’aime beaucoup mon pays et tant que ce sera le chaos, on se battra. » Et de se reprendre : « Hélas, c’est une cause perdue. La corruption a pris le dessus, on doit garder notre sang-froid ».

Autant d’amertume qui explique en partie la détresse des harragas (les Maghrébins qui prennent la mer pour l’Europe, NDRL). Eux ne croient plus en un avenir dans leur pays, malgré sa grande richesse.

« C’est dramatique, car ils ne risquent pas une amende ou un peu de prison, mais leurs vies, souligne Akram Belkaïd. Ils savent que la vie d’un clandestin en Europe est difficile. C’est fini le temps des miroirs aux alouettes. C’est un drame absolu, et un échec pour l’Algérie. »

Le hirak et les espérances : du gusto contre le dégoutage

Pourtant, le peuple algérien n’a pas toujours été dégoûté. Amine, qui est arrivé en France durant la décennie noire, se souvient : « Dans les années 80, de nombreux immigrés sont retournés en Algérie. Il y avait du travail et de l’espoir. Et puis après, ils ont goûté au goût du dégoutage. » 

Akram Belkaïd complète cette idée : « Dans les années 80, il y avait plus d’argent et une dynamique de réforme pour le pays. À cette époque, beaucoup d’enfants d’immigrés rentraient au pays pour travailler ou pour se former. Puis les années noires sont arrivées et les choses ont dérapé ».

Les Algériens de retour après la décennie noire ont aussi eu des moments positifs, d’après Akram Belkaïd. « Les années 2000 étaient plutôt fastes, mais elles ont été artificielles. Les années Bouteflika ont été des années d’illusion. Il y a eu de l’argent, mais pas de réels projets de transformation. Bouteflika n’a pas été l’homme qui a permis à l’Algérie de prendre son envol. Bien au contraire, il l’a gérée comme si c’était sa propriété privée et on voit le résultat aujourd’hui », affirme le journaliste.

Le passé à sa part dans ce spleen. Les Algériens traînent plusieurs boulets mémoriels (colonisation, guerre d’indépendance, décennie noire…). Un héritage pesant sur plusieurs générations et qui ne trouvera de salut sans un travail de mémoire honnête, des deux côtés de la Méditerranée.

Le hirak a été un moment d’intense espérance, le fait qu’il soit retombé explique le désenchantement 

Le hirak, ou la révolution du sourire, avait pourtant commencé à déminer le dégoutage. « Le hirak a été un moment d’intense espérance, le fait qu’il soit retombé explique pourquoi le désenchantement est encore plus fort en ce moment, en plus des conséquences du Covid », indique Akram Belkaïd.

Le dégoutage connaît aujourd’hui plusieurs déclinaisons. Les jeunes le rebaptisent l’vid (le vide), ou legya (écœurement) et d’autres noms, selon les régions. Une évolution sémantique pour un même fléau.

L’Algérie reste cependant une terre à l’histoire riche et complexe. Elle compte nombre de talents, de résilience et de potentiel qui ne demandent qu’à être exploités. Si le hirak a connu un coup d’arrêt, l’espoir, la hargne restent présents : « Nous, les Algériens, sommes libres, mais l’Algérie est toujours en cage. Tu sais, on s’habitue, mais au fond, on veut tout défoncer. Dans le bon sens », promet Younous.

*Les prénoms ont été modifiés

Amina Lahmar

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