Longtemps reléguée au tragique fait divers, la question des violences policières est récemment entrée par effraction dans le langage politique de la gauche. N’ayant jamais été une priorité pour les appareils politiques traditionnels, les luttes des quartiers populaires sont désormais, en France comme aux Etats Unis, le point de cristallisation de la colère sociale, ouvrant le chemin d’une possible alliance stratégique des classes sociales défavorisées et de la petite bourgeoisie, des personnes racisées et des personnes blanches, des campagnes et des zones urbaines.

Ici, comme là-bas, le racisme auquel nous avons affaire est froid et rationnel, il fait système. Loin d’être une passion populaire, il s’inscrit dans une logique d’Etat, qui détermine les  chances de vie de chacun. Il incombe donc, plus que jamais, aux gauches américaine et française de se positionner contre cette violence politique illégitime qui s’exerce contre les plus vulnérables et mine de l’intérieur nos démocraties.

L’onde de choc provoquée par la mort de George Floyd aux États-Unis renforce la base d’une nouvelle conscience de gauche observée, depuis quelques années, avec la réactualisation des idées socialistes portée par des mouvements sociaux tels qu’Occupy Wall Street, Black Lives Matter et l’engouement de la percée électorale au sein de l’establishment démocrate de Bernie Sanders. La remarquable jeunesse et la diversité des foules qui manifestent suggère l’émergence d’une convergence politique entre personnes blanches et non blanches. Elles façonnent une expérience politique inédite depuis les mouvements sociaux des années 1960, dans une Amérique hantée par les effets de retour d’un passé douloureux et traumatique.

En France, une reconfiguration non partisane de la gauche

En France, la surprise du succès du rassemblement organisé, le mardi 2 juin 2020, par le Comité Adama, suite à la publication de nouveaux rapports d’expertise sur les conditions du décès d’Adama Traoré, dépasse la question des violences policières, en participant à une reconfiguration non partisane de la gauche. Une prise de conscience collective sur l’existence de discriminations systémiques au sein de la police semble ébranler la conscience morale d’une gauche connue pour sa cécité républicaine, attachée à l’idéal d’une France color-blind. En témoigne la récente prise de position de l’écrivaine Virginie Despentes, qui sur les ondes de France Inter adresse une lettre rédigée au vitriol à « ses amis blancs qui ne voient pas où est le problème. »  Ses mots affirment la volonté de mettre fin au déni collectif d’un racisme endémique au sein d’une société où les structures, pratiques et idéologies reproduisent le statut privilégié des Blancs.

La mort d’Adama Traoré constitue donc un véritable déclic pour de nombreuses personnalités publiques de gauche

Bien que le phénomène ne soit hélas pas nouveau, la mort d’Adama Traoré constitue donc un véritable déclic pour de nombreuses personnalités publiques de gauche, telles que le romancier Edouard Louis, l’économiste et philosophe Frédéric Lordon, ou encore l’essayiste Geoffroy de Lasganerie. Engagé dans un projet ouvert aux alliances stratégiques, le comité Adama a su également saisir de nombreuses opportunités politiques en soutenant différents mouvements sociaux, dont celui des Gilets Jaunes en 2018 après que ses militants ont été victimes de brutalités  – révélant à l’opinion française l’ampleur du problème de la répression policière. Ce travail de jonction fut notamment initié par un des porte-paroles du Comité Adama, Youcef Brakni, et le romancier Edouard Louis appelant conjointement à une agrégation de toutes les franges lésées de la société française – du monde rural comme des quartiers populaires – contre l’exposition prématurée à la mort des classes défavorisées.

Ici comme outre-Atlantique : l’antiracisme est l’élément bloquant

Des résistances bloquent les conditions d’émergence d’une gauche plus inclusive. Une panique morale s’empare d’une cohorte d’intellectuels français comme américains, de Mark Lilla à Laurent Bouvet, s’opposant vigoureusement aux théories de l’intersectionnalité ou encore à la reconnaissance publique d’un racisme structurel. Ainsi, l’historien des idées et professeur à l’université de Columbia, Mark Lilla, fustige un parti démocrate qui aurait oublié sa vocation originelle : la lutte contre les inégalités sociales, en cédant aux revendications particularistes des identity politics. Le politiquement correct et le manque de courage de l’establishment démocrate face aux pressions des minorités lui auraient fait perdre la confiance d’une classe ouvrière, white trash, séduite par le populisme de Donald Trump. Ce positionnement retranché sur la question sociale est également courant au sein du débat intellectuel français.

En témoigne, l’historien spécialiste de l’immigration, Gérard Noiriel, qui reproche aux antiracistes d’accaparer la scène politique en imposant un agenda qui ne serait pas concomitant avec celui des classes populaires. Cette « gauche identitaire » davantage préoccupée par les discriminations liées au genre et à la race, ne parviendrait pas à faire de la classe un enjeu sérieux de lutte. C’est également la ligne tenue par Laurent Bouvet, fondateur du controversé « Printemps Républicain », en pointant les théories de l’intersectionnalité comme une occultation de la domination sociale en France.

Sur le terrain, ces idées véhiculées par une gauche hostile à l’expression politique des minorités continuent de rencontrer de nombreux suffrages au sein des appareils de la gauche – au niveau local, comme national.  Cette grille de lecture du monde social a même longtemps influencé la pratique du pouvoir de Barack Obama, élu dans l’espoir de dépasser la question raciale aux Etats Unis. Mais l’avènement d’une Amérique post-raciale a été anéantie par le déchaînement de haine raciale avec les meurtres policiers de Trayvon Martin en 2012 ; d’Eric Garner en 2014 ; de Michael Brown en 2014 ; ou encore avec le massacre des fidèles noires d’une église à Charleston en 2015 par des suprémacistes blancs.

À Baltimore, les manifestations protestant contre le meurtre de Freddie Gray ont été manu militari réprimées, par Barack Obama, qui s’est  même montré insultant à l’égard des manifestants qu’il aurait traité de « voyous et criminels ». La présidence de Barack Obama s’est également caractérisée par une politique migratoire répressive et inflexible, avec une expulsion record des personnes en situation irrégulière. Loin d’avoir apaisé la nation, sa mandature a participé à l’exacerbation des tensions raciales – sans essayer pour autant d’apporter une réponse politique satisfaisante aux demandes des nouveaux leaders anti-racistes.

L’électorat noir représente historiquement une réserve de voix fiable pour le parti démocrate. Mais l’abstention guette une communauté qui s’est sentie abandonnée à son propre sort.

Cette insatisfaction se ressent encore aujourd’hui auprès des jeunes suite à la désignation de l’establishment démocrate de Joe Biden (ex vice-président de Barack Obama) comme candidat à l’élection présidentielle au détriment du populaire Bernie Sanders. Lors d’une émission télévisuelle, Joe Biden a déclaré que « Celui qui vote Trump n’est pas Noir. Les Noirs devraient voter pour [lui] et non pour Trump » (“If you have a problem figuring out whether you’re for me or Trump, then you ain’t black.”). Cette déclaration, lancée sous le ton de la boutade, est néanmoins révélatrice du rapport ambigu entretenu par le parti démocrate avec la communauté noire. Considéré comme « un électorat captif » d’après le philosophe Norman Ajari, la posture du parti démocrate avec les Noirs entretiendrait « un relent esclavagiste, comme si [Biden] était possesseur des voix des Noirs ».

L’électorat noir représente historiquement une réserve de voix fiable pour le p arti démocrate. Mais l’abstention guette une communauté qui s’est sentie abandonnée à son propre sort. Plus de six millions d’Américains incarcérés, Noirs ou Hispaniques, ne pourront par ailleurs exercer leur droit de vote lors des prochaines élections. Aucun candidat démocrate, à l’exception de Bernie Sanders, ne s’est prononcé en faveur de ce droit, pourtant, élémentaire d’une démocratie. La crédibilité d’un Biden « panseur des blessures raciales » est également entachée par ses déclarations polémiques et par un passé controversé en tant qu’un des principaux architectes des politiques punitives qui ont réprimé massivement les personnes racisées.

Les dernières saillies de Joe Biden ont de quoi désespérer une jeunesse de plus en plus sensible aux idées de la gauche radicale incarnée par les nouvelles icônes du Democratic Socialists of America, Alexandria Ocasio-Cortez ou encore Ilhan Omar. Ces nouvelles figures nationales détonnent dans le paysage politique en réactualisant une tradition socialiste américaine du XIXe et du début du XXe siècle, longtemps marginalisée par le Parti Démocrate, quand elle ne fut pas volontairement effacée de la mémoire des classes populaires à cause de la guerre froide.

L’instrumentalisation de la lutte antiraciste par le Parti Socialiste et SOS Racisme mettra rapidement un terme à la dynamique de mobilisation née directement des banlieues

En France, les appareils politiques de gauches ne semblent pas non plus ouverts à l’éclosion d’une gauche plus inclusive. Dès le début des années 1980, le pays assiste à une multiplication des agressions et crimes racistes, qui dépasse la flambée de meurtres visant des Maghrébins. La présence accrue de la police, vécue comme humiliante par les populations ainsi stigmatisées, est à la source de la Marche pour l’Egalité et contre le Racisme de 1983. La mobilisation formule une critique plus ou moins radicale du champ politique en général, et des gouvernements socialistes en particulier – jugés responsables de la régression sociale et de l’atmosphère répressive dans les quartiers populaires. Mais l’instrumentalisation de la lutte antiraciste par le parti socialiste et SOS Racisme mettra rapidement un terme à la dynamique de mobilisation née directement des banlieues, faisant basculer une revendication politique à une posture morale inopérante dans la lutte contre les discriminations raciales, et récusant l’existence de discriminations systémiques au sein de la société française.

Les crimes de haine exercés dans les quartiers populaires ont toujours suscité un malaise au sein de la gauche institutionnelle française. La dimension raciste des agissements policiers est évacuée, souvent cantonnée à des actes individuels et déviants qui ignorent le caractère structurel du problème. La répression policière est même accentuée sous le mandat socialiste de François Hollande, instaurant un État d’urgence aux conséquences dévastatrices dans les quartiers populaires avec la multiplication de crimes policiers illustrés par l’affaire Théo, ou encore par le démantèlement violent de camps rroms en marge de Paris. Un contexte qui n’est pas sans rappeler les pratiques d’exception exercées par la police judiciaire en métropole contre les nationalistes algériens pendant la colonisation – dont la répression du 17 octobre 1961 est l’exemple le plus saillant. Cet effet de retour d’un passé traumatique, pour beaucoup de citoyens français issus de cette histoire conflictuelle, témoigne des embarras de l’institution policière a fait lumière sur les continuités post-coloniales du racisme de ses agents.

Des convergences à relativiser

L’urgence de l’actualité fait également porter notre intérêt sur l’attitude du député insoumis, François Ruffin, contre les violences policières dans les quartiers populaires. Figure auto-proclamée de la convergence des luttes, instigateur du mouvement Nuit Debout, sympathisant des Gilets Jaunes, et militant averti de la cause écologiste, l’ancien journaliste, qui se rêve candidat de l’union de la gauche à la présidentielle de 2022, donnait l’espoir d’une possible alliance entre les quartiers populaires et les zones rurales désindustrialisées, dont il s’est fait le porte-parole avec son documentaire Merci Patron!. Mais,François Ruffin a refusé de soutenir publiquement le Comité Adama, de même qu’il s’est montré réticent à l’idée de participer à des rassemblements anti-racistes – contrairement à ses collègues du groupe parlementaire LFI tels que le député Eric Coquerel ou encore la députée Danièle Obono. L’attitude de François Ruffin est emblématique d’une gauche réactionnaire, souhaitant protéger les intérêts d’une France périphérique, blanche et rurale au détriment des quartiers qui auraient, selon eux, accaparé l’attention politique depuis les révoltes urbaines de 2005. Cet agenda, habituellement prêté au Rassemblement National, divise les choix tactiques de la gauche française, tentée par le souverainisme après le délitement du Parti Socialiste à la dernière présidentielle.

La plupart des partisans de Bernie Sanders ont un profil sociologique éloignés de la réalité des  habitants pauvres et racisés des ghettos américains

Aux Etats-Unis, l’effervescence suscité par le parti socialiste (DSA) américain depuis 2016 au niveau national comme acteur d’une nouvelle convergence politique des luttes, mériterait également d’être nuancé. La plupart des partisans de Bernie Sanders ont un profil sociologique éloignés de la réalité des  habitants pauvres et racisés des ghettos américains. Le renouvellement de la gauche américaine, ouverte aux alliances politiques intersectionnelles et radicales, trouve finalement plus d’écho à l’échelle locale. Ainsi lors des dernières élections municipales, l’ancienne procureure démocrate Lori Lightfoot, noire et homosexuelle, a raflé la mairie de Chicago.

Mais loin d’incarner un changement, la nouvelle édile est vivement critiquée par les activistes locaux pour son bilan de procureure et au sein de la police où elle a exercé d’importantes responsabilités. Pour beaucoup, son action en matière de justice pénale s’est révélée défavorable aux personnes racisées. Un passif qui ne rassure pas les habitants noires et hispaniques, après la gestion calamiteuse de la ville par Rahm Emanuel, tristement surnommé “Murder Mayor” (le maire meurtrier) à cause d’une explosion des homicides contre les personnes racisées sous son mandat. Finalement, la surprise fut davantage incarnée par l’intégration au conseil municipal de Chicago d’une jeune délégation socialiste – en phase avec les nouvelles demandes de la société civile.

Aux Etats-Unis, l’intransigeance de jeunes activistes

Mais, en dehors des appareils politiques, la gauche s’organise aussi. Ces dernières années, la ville de Chicago, souvent dépeinte en France comme le fief politique des Obama, a vu émerger de jeunes activistes réputés pour leur intransigeance politique. Les mouvements tels que #NoCopAcademy, Assata’s Daughters, ou encore BYP100 contestent l’impunité policière en organisant des mobilisations offensives comme le blocus d’une nouvelle école de police. Ces protestations ont réactualisé certaines idées du Black feminism promue par des figures comme Angela Davis ou Ruth Gilmore sur l’abolition de la prison et de l’institution policière.

Cette lutte contre les violences policières se poursuit de façon autogérée avec la création de groupes de mères qui patrouillent dans chaque coin de rue des quartiers difficiles South Side de de Chicago, dans une but préventif contre les armes à feu auprès des jeunes. La gestion difficile de la ville de Chicago par Rahm Emanuel, et aujourd’hui par Lori Lightfoot, a paradoxalement fait éclore, ces dernières années, de nouvelles résistances locales qui donnent beaucoup d’espoir sur la réinvention de la gauche.

Dans les quartiers, une gauche fragilisée

En Seine-Saint-Denis, la pérennité de la gauche semble fragilisée par une percée de la droite depuis quelques années dans ses bastions historiques : du Blanc Mesnil où le maire Thierry Meignen (issu d’une droite particulièrement dure) se maintient au pouvoir dès le premier tour de ces municipales à la possible élection de la candidate UDI, Karine Franclet dans la ville historiquement rouge d’Aubervilliers. Si le communisme municipal a pu naguère structurer les ouvriers, il est, depuis la désindustrialisation du département, violemment déconsidéré parmi de nombreux habitants des quartiers, surtout parmi les 20-40 ans, convaincus qu’il a tué toute forme d’émancipation individuelle et instrumentalisé le vote des habitants des quartiers défavorisés.

Le clientélisme et l’opacité connus des élus socialistes comme communistes ont terriblement déçu, favorisant un vote centriste, voire de droite. C’est aussi l’universalisme abstrait exprimé par une gauche archaïque, qui peine à saisir une époque où les inégalités se sont transformées avec les nouveaux rapports de production induits par la mondialisation. La nouvelle précarisation des économies des plateformes, pour lesquels travaillent de nombreux habitants des quartiers populaires comme chauffeurs Ubber ou livreurs Delivroo, est incomprise ou ignorée dans leur logiciel de pensée.

Leur crédibilité anti-raciste est également entachée dans leur gestion policée des quartiers populaires. L’évacuation violente du camp rrom Samaritain en 2015 à La Courneuve par la municipalité communiste témoigne d’une gestion de l’ordre particulièrement coercitive par des municipalités se revendiquant de gauche. Plus récemment, le refus du parti communiste de Saint Denis de fusionner  au second tour de ces municipales avec la liste LFI portée par le candidat Bally Bakayoko à cause de la présence du militant antiraciste jugé infréquentable, Madjid Messaoudene, jette une lumière crue sur l’attitude méprisante de la gauche locale à l’égard des nouveaux leaders politiques issus des quartiers populaires.

De nouvelles organisations locales

Face aux blocages des appareils politiques, de nouvelles organisations locales émergent pour faire valoir les droits des habitants. Inspirée par le Community Organizing, né dans les années 1930 à Chicago, elle visent l’empowerment des habitants. Dans le cadre de la lutte contre les violences policières, de nombreuses associations ont émergé ces dernières années pour alerter sur les dérives et l’opacité de l’institution policière telles que “Urgence Notre Police Assassine” ou encore “Stop le contrôle au faciès”. Ces organisations participent à la reconfiguration politique de la gauche, qui, éloignée des formations partisanes et des visées électoralistes, s’ouvre à de nouvelles alliances au sein de la société civile.

Aux Etats-Unis comme en France, la lutte contre les violences policières est donc un appel pour l’égalité et la justice pour tous.tes, où il n’est plus possible de penser le racisme isolément des autres combats – féministe, sociaux, LGBTQI+, climatique etc. Cette vision intersectionnelle du politique – portée par des mouvements comme Black Lives Matter aux Etats-Unis et le Comité Adama en France – tend à redéfinir, plutôt qu’à diviser, les contours des cadres de coalitions entre les différents groupes sociaux.  Pour la plupart des manifestants de récents rassemblements, la seule solution face à ces divisions profondément ancrées est la lutte en commun – seule susceptible de modifier les idées d’une gauche réactionnaire encore hégémonique dans le débat public et au sein des appareils politiques.

Chayma DRIRA et Henry SHAH

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