A peine avais-je envoyé le premier épisode de ma chronique verte sur l’Iran que je recevais un email de K. Je ne donnerai pas le nom complet de K., un Iranien de Téhéran, parce qu’à chaque fois que je reçois un email de sa part, l’essentiel n’est pas le contenu de son message mais le simple fait qu’il puisse l’envoyer. Cela signifie qu’il n’est pas en prison. K. est un ami, que j’ai parfois engagé comme interprète à Téhéran, mon niveau de farsi étant assez lamentable, surtout pour les interviews sophistiquées.

Au printemps dernier, K. a rejoint l’équipe du candidat Mir Hossein Moussavi, aujourd’hui chef de file de l’opposition, et a travaillé dans le quartier général pour la campagne électorale. Depuis le 12 juin, il envoie chaque jour trois ou quatre emails à plusieurs centaines d’adresses. Il s’agit principalement des prises de position du mouvement vert, d’informations importantes parues dans la presse iranienne et parfois de photos ou de dessins comiques. Lorsque je ne reçois pas d’email de K., je m’inquiète. Parce que beaucoup de mes connaissances ou des siennes sont en prison ou en sont sorties après plusieurs moins, le plus souvent en piteux état.

Ce jour-là, K. faisait circuler une déclaration de Zahra Rahnavard, la femme de Moussavi, sur la détermination du mouvement vert et sa disposition au sacrifice suprême pour la démocratie et la liberté. Même si c’est courageux, il n’y avait là rien de très nouveau. Sauf qu’à côté de ce texte en persan, l’envoi de K. contenait aussi un fichier son. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait de la même déclaration, enregistrée et j’ai donc été assez surpris quand j’ai cliqué dessus : c’était « how you remind me », le tube du groupe canadien Nickelback, une histoire d’amour qui finit mal.

Je me suis alors demandé quel était le rapport entre la déconfiture sentimentale d’un chanteur canadien et la frustration d’une bonne partie des Iraniens après l’élection manipulée du 12 juin dernier. A première vue, aucun, sauf la confirmation des craintes du Guide Suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, qui ne cesse de fustiger la perversion culturelle occidentale.

Je n’ai pas eu le temps, la dernière fois à Téhéran, de parler de pop et rock avec K. Et je m’abstiens de répondre à ses mails, pour éviter de lui attirer des ennuis. Mais je devine son intention : il s’agit de se donner du courage. Beaucoup de jeunes Iraniens savent qu’en Occident aussi, il a fallu se libérer d’un carcan, le fameux travail, famille, patrie, contre lequel s’est dressé mai 68. Ils savent aussi le rôle qu’a joué le rock dans cette libération, de Bob Dylan à Pink Floyd. Et même si Nickelback n’est pas à proprement parler un rebelle, mais plutôt un petit chaînon de la chaîne cynique du show business, je veux bien croire que cela donne de la pêche, en descendant dans les rues d’Iran, d’écouter Nickelback crier « these five words in my head scream : are we having fun yet ? »

Le même jour, vendredi 22 janvier, la chaîne « the week in green » sur Youtube mettait en ligne la nouvelle édition de son programme, consacrée à l’actualité de la semaine précédente et à l’interview d’un professeur iranien des Pays-Bas sur le post-islamisme. Je dois dire que je suis assez impressionné par la production de cette petite équipe autour d’un professeur iranien de la Columbia University de New York, le Dr Hamid Dabashi, 58 ans. La qualité de l’entretien, l’emballage impeccable, tout cela montre que le mouvement vert est à la fois un phénomène politique majeur en Iran et une véritable révolution médiatique par son usage des nouvelles technologies et du journalisme citoyen.

Je me suis bien sûr demandé pourquoi la diaspora iranienne en France, ou les iranologues distingués de l’Hexagone ne faisaient rien de tel. Allez, Fariba Adelkhah, une petite caméra numérique et le tour est joué ! Allons, Olivier Roy, n’attendez plus d’être invité sur France 2, faites votre propre chaîne. Debout, Farhad Khosrokhavar, c’est bien d’être directeur de recherche à l’EHESS, vos étudiants vous adorent mais c’est sur le web que les internautes vous attendent !

Pour le reste, l’actualité de la semaine a été dominée par la manipulation de l’agence de presse Fars, qui appartient au corps des Gardiens de la révolution et qui a réussi le 25 janvier à déformer les propos de Mehdi Karoubi, l’autre leader du mouvement vert, pour lui faire dire qu’il reconnaissait le président Ahmadinejad. La manœuvre a produit l’effet recherché : le New York Times et la plupart des médias occidentaux titraient le lendemain que l’opposition iranienne renonçait à son exigence d’une nouvelle élection.

Il a fallu attendre les corrections apportées par l’intéressé sur son propre site pour y voir plus clair. « Ahmadinejad, dit-il, n’a pas été élu, mais appointé par M. Khamenei. » En Iran, où le régime tente de conférer au Guide Suprême des qualités divines, le désigner comme « Monsieur Khamenei » est déjà une insulte. Quant au président, Karoubi l’a qualifié d’irresponsable et d’illégitime avant d’estimer qu’Ahmadinejad n’arrivera sans doute pas au terme de son mandat.

D’autres développements sont à signaler, et d’abord l’effort des ultraconservateurs pour être eux aussi présents sur le web. Avec par exemple cette vidéo assez étonnante, qui tente de montrer à quel point Moussavi n’est qu’une marionnette des « ennemis étrangers » du pays. Le film se termine par un pseudo procès et la pendaison de Moussavi.

Les images utilisées pour cette dernière scène sont celle de Saddam Hussein se balançant au bout d’une corde et c’est bien sûr intentionnel : les partisans du président Ahmadinejad tentent d’assimiler le chef de l’opposition, pourtant très pacifiste, au dictateur irakien, unanimement haï pour avoir déclenché la guerre en 1980. Un décryptage du fil est disponible ici.

Mais c’est surtout la peur du régime que l’on sent à l’approche des célébrations du 31e anniversaire de la révolution, le 11 février. Et c’est ainsi qu’il faut comprendre la pendaison le 28 janvier de deux opposants soi-disant monarchistes, Mohamad-Reza Ali-Zamani et Arash Rahmanipour (19 ans). Al-Jazeera raconte leur histoire, parle à son père et à l’avocat (photo), qui n’a pu voir son client que 15 minutes durant toutes la procédure et n’a pas pu assister au procès.

Ils ont été arrêtés en mai, c’est-à-dire avant les élections et n’ont pas pu participer aux protestations d’après l’été. Cette exécution va-t-elle freiner les prochaines manifestations ? L’ayatollah Ahmad Jannati en doute. Lui qui menait vendredi matin la grande prière à Téhéran a demandé que la justice procède sans attendre à l’exécution des autres prisonniers dont elle dispose. Extrait de son sermon :

« Le Prophète Mohamad avait signé un pacte de non-agression avec trois tribus juives. Les Juifs n’ont pas tenu leur promesse et Dieu a ordonné leur massacre. Lorsqu’il faut éradiquer l’ennemi, la compassion divine et l’indulgence n’ont pas de sens. La justice doit s’occuper des émeutiers qu’elle a arrêtés. Je vous connais bien, oh juges ! Vous avez sincèrement accepté vos responsabilités. Vous êtes révolutionnaires et dévoués au Guide Suprême. Pour l’amour de Dieu, restez fermes comme vous l’avez déjà été avec votre prompte exécution des deux condamnés. Dieu a ordonné au Prophète d’égorger sans merci les hypocrites et les gens malintentionnés qui ne renoncent pas à leurs convictions. Le Coran demande ces morts avec insistance. Puisse Dieu ne pardonner personne qui se montrerait trop indulgent contre la corruption sur terre. »

Pendant ce temps, les diplomates iraniens à l’étranger continuent de passer à l’ennemi. Après le consul à Oslo, c’est Abolfazl Eslami, de l’ambassade d’Iran à Tokyo, qui publie une lettre appelant ses collègues à la démission : « Après la révélation du scandale de Kahrizak (la prison où trois détenus au minimum ont péri sous la torture et de nombreux autres ont été violés), nous devons reconnaître que nous avons passé toute notre carrière à défendre un régime qui a tué et torturé des innocents. Nous connaissions mieux que n’importe qui l’existence de ces atrocités et de beaucoup d’autres (…) et nous, au ministère des Affaires étrangères, avons tenté d’excuser ces crimes. Nous avons vécu dans des résidences payées par les dollars des semblables de ceux qui étaient tués, nous avons embrassé nos enfants dans ces salons luxueux.

» Nous avons pavané devant les étrangers en citant les vers de Saadi gravés sur le fronton des Nations unies (une seule côte frappée, c’est déjà assez). Nous nous sommes vantés que l’imam Ali a pleuré lorsqu’il a vu une femme juive se faire humilier. Nous nous sommes vantés que notre devoir religieux était de rejeter la tyrannie et de prendre le parti des opprimés, et maintenant que notre Conseil Suprême pour la Sécurité Nationale publie un rapport qui confirme la mort de jeunes gens sous la torture, nous avons oublié tout ça ? (…) Je vous supplie de reprendre vos esprits. Il y a une voie de sortie. Dieu est notre Sauveur. »

Pour finir sur une touche d’humour : les iconographes officiels ont été chargés de supprimer la couleur verte du drapeau iranien dans les dernières affiches géantes à la gloire d’Ahmadinejad, du Guide Suprême et de la révolution. C’est à la fois la couleur de l’islam, de l’espoir et du mouvement de contestation. Ils s’en sortent bien, le pli du drapeau ne laisse plus apparaître que le rouge et le blanc.

C’est tout pour cette semaine, restez branchés et bon dimanche !

Serge Michel

Les CHRONIQUES VERTES paraissent tous les vendredis. Elle font le récit des bouleversements de la société iranienne. Pour contrer le black-out du régime sur l’info, les opposants s’emparent du web.

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