« C’est du vrai miel ça ? ». La question revient plusieurs fois en quinze minutes sur le marché de Sevran ce samedi matin. « Vous voulez goûter ? », lance Karim Jemaï aux sceptiques. Les bâtonnets en plastique plongent alors aussitôt entre les pots de miel, de châtaigne, ceux d’acacia, de miel crémeux ou de forêt, les clients ont le choix.

Karim est producteur de miel. À côté de ses pots bien disposés sur son étal, cire et pollen sont aussi en vente. « C’est bien d’avoir un vrai producteur qui vend ses produits ici ! » sourit Mohamed, un client régulier qui a déjà recommandé les miels de Karim à plusieurs amis. À Sevran, l’apiculteur vend ses produits tous les jeudis et samedis matin et au quartier de la Rose-des-Vents à Aulnay-sous-Bois tous les vendredis et dimanches. Ici, Karim est chez lui.

J’ai dû batailler pour être apiculteur. Pôle Emploi refusait de m’orienter vers la filière apicole car ma demande semblait farfelue par rapport à mon métier

Karim Jemaï est un garçon du terroir. Né et grandi à la cité des 3 000 d’Aulnay-sous-Bois, il y a deux ans, l’homme décide de se lancer dans l’apiculture. Pas encore considéré professionnel, il fait partie de la grande majorité des apiculteurs en France reconnus « producteurs familiaux ». « En France, il faut avoir plus de 200 ruches pour être reconnu comme professionnel » explique-t-il. En deux années, Karim est parvenu à cumuler une cinquantaines de ruches. Il produit aujourd’hui entre 20 et 40 kg de miel par ruche, soit entre 600 et 1 200 kg par an de miel sur ses quatre récoltes.

Pourtant, la voie pour parvenir à exercer sa passion n’a pas été simple : « J’ai dû batailler pour être apiculteur, lâche Karim. Pôle Emploi refusait de m’orienter vers la filière apicole car ma demande semblait farfelue par rapport à mon métier. J’ai dû aller dans un lycée agricole de province pour trouver une formation longue, d’un an, qui proposait une option apiculture ». Finalement, direction Tilloy-les-Mofflaines, près d’Arras, pour apprendre le métier. Repêché sur liste d’attente, il s’inscrit en septembre 2016 au CFPPA (Centre de formation professionnelle et de promotion agricole, ndlr) où il sera formé.

Stages en Tunisie et en Bourgogne

Avant de « tomber dans la piscine de miel », comme dit l’homme de 37 ans, le chemin a été long. « J’ai fait des études supérieures en informatique et dans le bâtiment. J’ai travaillé pendant une quinzaine d’années dans ces deux domaines ». Entre deux missions, Karim multiplie les lectures sur les abeilles. « Mon premier constat, c’était déjà notre totale déconnexion avec la nature ! Avec l’âge, je me demandais de plus en plus ce qu’il y avait dans mon assiette, d’où venait mon alimentation, se souvient-il. J’ai été marqué par la mortalité des abeilles, il y avait beaucoup de communication là-dessus. J’ai voulu en savoir plus, comprendre ce qui n’allait pas ». Piqué au cœur, Karim se plonge dans les techniques d’apiculture, notamment la lecture du livre de 200 pages de la bible en la matière signé Frère Adam, Ma Méthode d’Apiculture. « Ça me semblait être un bon loisir, alors j’ai voulu essayer ! J’ai contacté plusieurs apiculteurs par Facebook, en Tunisie et en Bourgogne. Et j’ai arrêté d’acheter du miel en grande surface ! J’ai commencé à commander différentes sortes de miel sur Internet ».

En 2014, déjà la curiosité l’anime. Karim part faire des stages en Tunisie et un an plus tard en Bourgogne, près d’Auxerre auprès d’un apiculteur, lui aussi originaire d’Aulnay-Sous-Bois, Ahmed Taouassart. Il est plus convaincu que jamais : « J’ai été en contact avec des abeilles, il a fallu se faire piquer pour voir si j’avais des allergies et ça m’a aussi permis d’observer la charge de travail que ça représentait. Ca m’a beaucoup plu de gérer ce vivant et de comprendre cet insecte social, d’observer la manière dont il vit ». Amateur de jeux vidéos, notamment de Age of Empires ou de Civilization, Karim se sent redevenir enfant au contact des abeilles. Ses yeux pétillent lorsqu’il raconte la manière dont elles chassent les mâles en période de disette, leur sens du sacrifice si elles sentent la colonie en danger ou lorsqu’elles exécutent leurs danses. « Quand je vois ça, j’arrête tout et j’observe ».

Des ruches en Seine-et-Marne et dans l’Oise

Karim casse donc ses économies et achète ses premiers essaims. Ahmed Taouassart, son mentor, le rejoint pour développer cette nouvelle activité. Lorsque Karim suit sa formation près d’Arras, c’est lui qui s’occupe des abeilles. « Grâce à son expérience, surtout sur la division des essaims, nos ruches ont triplé sur six mois ! », sourit Karim. Il achète d’abord un premier terrain dans un bois privé. Très vite à l’étroit, Karim décide ensuite de contacter des propriétaires qui n’arrivent pas à obtenir de permis de construire. « Un propriétaire m’a mis son terrain à disposition pour que je puisse commencer à faire mon miel. En échange, il reçoit une portion de la production ». Pour Karim, les dangers pour la mortalité des abeilles à cause des pesticides sont « surestimés ». Il persiste, investit dans du matériel et développe son cheptel. Aujourd’hui, ses ruches s’étalent sur quatre communes différentes : en Seine-et-Marne à Dammartin-en-Goële, Othis et Montgé-en-Goële et dans la commune de l’Oise, à Mortefontaine.

Pour l’extraction du miel, c’est plus compliqué : faute de matériel et d’espace, Karim et Ahmed sont contraints de se rendre quatre fois par an en Bourgogne, où vit l’ex compagne d’Ahmed, apicultrice elle aussi, qui leur propose des tarifs préférentiels pour utiliser son matériel d’extraction. Ils emmènent avec eux les « hausses », ces étages supplémentaires posés au dessus des ruches, destinés à servir de grenier pour que les abeilles y stockent leur miel.

Sensibiliser et transmettre

Trois jours par semaine, Karim continue son métier de conducteur de travaux dans le bâtiment. Le reste du temps, il enchaîne les marchés et l’entretien de ses ruches. Mais à côté de cette pluriactivité, il tient aussi à intervenir auprès des plus petits en milieu scolaire, pour les sensibiliser sur les modes de production et de consommation. « Les gens doivent comprendre que ces métiers sont en voie de disparition à cause de la casse des prix. Les enfants sont notre avenir, c’est important de les sensibiliser sur un modèle d’extraction de ressources naturelles qui ne soit pas destructeur, qui respecte l’environnement, l’écosystème. On doit inverser la tendance, s’indigne-t-il. Réorienter la consommation pour qu’elle ne soit pas nuisible à l’environnement. Si on refuse de consommer du poulet de batteries, plus personne n’en produira ! ».

Pour Karim, ce travail de sensibilisation est un versant crucial et primordial dans l’apiculture. Pour lui, cette branche de l’agriculture est naturellement bénéfique à l’environnement. Élever des abeilles, c’est ré-élever le milieu dans lequel on les implante, puisqu’elles contribuent à la fertilisation de leur environnement grâce à la pollinisation. « Depuis que je fais cette activité, je revois des papillons ! », s’exclame-t-il les yeux qui brillent. « Et le propriétaire qui me prête son terrain m’a dit que depuis qu’il y avait des abeilles à proximité, son potager se porte mieux ! C’est donnant-donnant ! »

Venant d’un quartier populaire, je n’aurais jamais imaginé faire ce métier

C’est cette démarche de transmission qui a amené Karim à participer à l’évènement « Meetup » dédié à l’entrepreneuriat et organisé par l’association sevranaise NetWork’In au Micro-Folie de la ville à la mi-mars. Sur scène, pendant trois minutes pas plus, il a décrit son activité devant une trentaine de personnes. Une main se lève pour intervenir. « Est-ce que vous avez pris en compte la disparition des abeilles dans votre business plan? » Réponse de Karim qui fuse : « C’est justement l’une des raisons pour lesquelles je me suis lancé ! ». « Ça fait plaisir de voir quelqu’un qui entreprend dans une activité peu commune ! »,  salue un jeune homme du public.

Hors de scène Karim se prêt aux confidences. « C’est vrai que si on m’avait parlé d’apiculture lorsque j’étais plus jeune, j’aurais vu ça comme une sanction ! Parce que les lycées agricoles et ces filières-là sont peu valorisés. Alors que si on expliquait aux enfants ce que ça représente, de travailler en connexion avec la nature, en extérieur, de voir la concrétisation de son travail lorsqu’on récolte son premier miel, de vivre de sa passion tout respectant l’écologie et l’environnement, ça changerait les regards ! »

Karim le reconnaît : le poids du déterminisme social et familial est très fort, encore aujourd’hui. « Venant d’un quartier populaire, je n’aurais jamais imaginé faire ce métier ». Et pourtant aujourd’hui, Karim ne reviendrait en arrière pour rien au monde. Son autre rêve désormais ? Ouvrir une boutique où le public pourrait observer l’activité des abeilles au travers de ruches vitrées.

Amanda JACQUEL

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