« Nous non plus, nous ne nous laisserons plus faire ». C’était juste avant les vacances de Noël 2017. Au lycée Camille-Pissarro, à Pontoise, quelque 300 élèves, filles et garçons, décident de bloquer leur établissement pour protester contre les violences sexistes dont sont victimes certaines filles au quotidien, des remarques déplacées aux insultes en passant par les mains aux fesses. Le tout « sous les yeux » des professeurs qui resteraient parfois passifs.

À l’initiative de cette mobilisation, première de ce genre, Shanley Clemot MacLaren, en terminale littéraire, issue d’une famille bilingue, d’une mère anglophone, professeure à l’université et d’un père conducteur à la RATP. « Après l’affaire Weinstein, les médias se sont intéressés à ce qui passe dans le milieu du cinéma, dans le monde de l’entreprise… et les écoles dans tout ça ? Rien ! Pourquoi on n’en parle pas ? Pourtant, le sexisme y est omniprésent, ça nous touche tous les jours », rapporte la jeune femme, originaire de Rueil-Malmaison. Avec ce blocus, on voulait frapper les esprits, alerter la direction et les médias. C’est à l’échelle nationale que ça se passe. Il faut dénoncer le harcèlement sexuel dans les établissements scolaires parce qu’il faut savoir que ces comportements commencent dès le plus jeune âge ».

On peut dire que Shanley a réussi son pari puisque le problème a été reconnu par l’équipe encadrante de son établissement, qui a promis de mettre en place une brigade de prévention de la délinquance juridique (que la lycéenne attend toujours) et les cas de harcèlement sont beaucoup moins fréquents. Des garçons du lycée ont organisé un match de foot mixte. « Une victoire, se félicite Shanley. Depuis notre action, il y a eu une prise de conscience de leur part ». De nombreuses élèves viennent la voir pour témoigner, poser des questions et demander conseil. « Je n’ai pas toutes les réponses, mais j’essaye d’aider », confesse-t-elle, en tripotant son collier imposant. Et ses conseils dépassent même les murs de Camille-Pissaro depuis qu’elle a lancé un appel à témoignages sur les réseaux sociaux : « Depuis, je reçois énormément de mots de jeunes filles de partout en France. Beaucoup d’entre elles se confient à quelqu’un pour la première fois de leur vie, c’est souvent très dur ce qu’elles me racontent vivre dans leur lycée ».

« Rencontrer Marlène Schiappa, ça n’est pas une finalité en soi, ça n’est que le début »

Cinq mois après le blocus, Shanley Clemot MacLaren ne s’est pas arrêtée en si bon chemin. Bien au contraire. Du haut de ses 19 ans, la lycéenne, piercing au nez et cheveux décolorés, vestiges d’un rouge ou rose vif, va rencontrer la secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, le 30 mai prochain. Une rencontre, à l’abri des caméras et prévue à l’Élysée, que la « bonne élève » prépare depuis plusieurs semaines, entre les cours et les révisions du bac. Elle travaille chaque semaine sur un grand sujet de société, lit la presse et des livres, et s’interroge beaucoup. Comme sur l’article 2 de la loi Schiappa sur la répression des infractions sexuelles sur les mineurs : « Le gouvernement crée un nouveau délit : l’atteinte sexuelle avec pénétration. Pourquoi ne pas parler de viol ? Ça laisserait une affaire Pontoise se reproduire [un homme de 28 ans devait être jugé pour atteinte sexuelle après avoir eu une relation sexuelle avec une enfant de 11 ans, le procès a depuis été renvoyé aux assises, les faits ayant été requalifiés en viol, ndlr], c’est écœurant ».

Pour renforcer sa réflexion, Shanley a organisé une assemblée générale à la Bourse du Travail, à Paris, le 26 avril dernier, avec l’Union nationale des lycéens, qui a rejoint son combat. Objectifs : discuter, récolter des témoignages, brainstormer sur son sujet devenu de prédilection, le sexisme dans les lycées, afin d’établir « une liste de revendications à donner à Marlène Schiappa ». Autour de la table, une petite douzaine de participants : des lycéennes surtout, mais également deux enseignants et une militante du Planning familial. Face au public, la voix n’est pas totalement assurée, le discours pas encore au point, le propos parfois hésitant et les réponses imprécises, mais le but est toujours aussi clair. « Je me suis lancée dans ce combat avec la volonté que ça prenne une ampleur nationale. Rencontrer Marlène Schiappa, ça n’est pas une finalité en soi, ça n’est que le début. Maintenant, je ne veux pas simplement soumettre mes idées à la ministre mais lui présenter une réforme scolaire, qui sera le résultat de nos échanges et de nos discussions ».

Rapidement, les langues se délient. « Les remarques sur nos tenues, c’est tous les jours. Le règlement est plus sévère avec les filles : pourquoi on peut être sanctionnée à cause de la longueur de notre jupe quand les garçons peuvent venir en short sans problème ? », s’exaspère Julie. « L’école reste trop passive face au harcèlement », juge Nina. Une autre lycéenne enchaîne : « On est 35 par classe, on n’a pas forcément envie d’aller voir le prof, de nous mettre toute la classe à dos et de faire des histoires. Ça nous bloque, c’est dur de dire à un prof qu’on nous a insultées de ‘pute’ par exemple ». Shanley va plus loin : « Pourquoi je suis punie quand je ne rends pas un devoir, mais pas lorsque je profère une insulte sexiste ? L’outrage sexiste n’existe pas au lycée ». Après le constat, émergent plusieurs solutions, comme imposer un règlement intérieur national sur les tenues vestimentaires, créer davantage d’activités mixtes, notamment sportives, insérer plus de noms de femmes scientifiques, écrivaines, artistes dans les manuels scolaires, proposer des « safe personnes », sensibilisées et formées à la question du harcèlement sexuel, à qui n’importe qui pourrait se confier ou encore former l’ensemble du corps éducatif à ces questions.

Shanley Clemot MacLaren, sur l’Esplanade de la Défense

« Au collège, si t’ouvres ta bouche, tu te fais frapper, du coup personne ne parle »

Dans cette AG, une jeune fille prend timidement la parole pour rapporter ce qui se passe dans son collège de Rueil-Malmaison. Il s’agit de Heather, 16 ans, la petite sœur de Shanley Clemot MacLaren. « À l’école, un garçon s’en est pris pendant longtemps à une copine, rapporte l’élève en classe de Troisième. Il l’insultait, lui disait des trucs du genre ‘t’as de gros seins’, ‘je te prends en levrette pour 20 euros’. C’était totalement gratuit. Il y a des garçons qui touchent les fesses des filles, ils envoient des vocales [enregistrement audio sur Snapchat, ndlr], c’est sale ce qu’ils disent. Mais au collège, si t’ouvres ta bouche, tu te fais frapper, du coup personne ne parle. C’est la loi du silence, la loi du plus fort ».

D’après une enquête sur le climat scolaire en collège, rendue publique en décembre par le service statistique du ministère de l’Éducation en 2017, un peu plus de 5 % d’élèves déclarent avoir subi des baisers forcés et 7,6 % de filles témoignent de caresses forcées.

Heather revient sur l’épisode du blocus à Pontoise : « Ça m’a ouvert les yeux, je ne savais pas que le sexisme pouvait aussi exister au lycée. Au collège, à force de le vivre, les filles disent que ça n’est pas grave, elles le prennent comme un jeu. Comme elles sont habituées, elle ne se rendent pas compte… ». « Ça commence hyper tôt, interrompt Shanley. J’ai été confrontée aux violences sexuelles dès l’école primaire, je me rappelle vaguement d’un garçon qui avait soulevé mon tee-shirt et qui avait agrippé mes seins. J’avais ressenti un profond dégoût et je sais que ça m’avait fait beaucoup de mal et qu’après ça, j’ai commencé à énormément complexer. C’est en accumulant ces expériences, harcèlement de rue, insultes sexistes, agressions sexuelles dans les transports en commun, etc., que je me suis dit qu’il faut se battre, surtout qu’en en parlant avec les copines, on se rend compte que ça touche vraiment toutes les filles. En fait, on est conditionnées pour se battre contre les violences sexistes ».

Être indépendante

En aparté, celle qui a découvert très tôt Olympe de Gouges et Simone de Beauvoir révèle un élément déclencheur traumatisant qui a eu lieu il y a deux ans. Alors âgée de 17 ans, Shanley est agressée physiquement par son ex petit-ami, « un pervers narcissique ». Un piège qui s’est progressivement refermé sur elle. « Ça a commencé par ‘arrête de parler aux garçons’, puis il m’a coupée petit à petit de ma famille et de mes amis. C’est quand je me suis retrouvée seule, isolée, qu’il m’a frappée. J’ai fini à l’hôpital et j’ai porté plainte ». Il lui a fallu du temps pour se relever, se reconstruire. « J’ai compris que ce qui m’était arrivé n’était pas quelque chose de personnel mais structurel, c’est une des nombreuses conséquences du sexisme », analyse-t-elle. Sa plainte ne débouche sur… rien. « Il ne se passe jamais rien finalement quand on ose dénoncer. En tant que victime, on n’est pas protégée », se désole la lycéenne.

Durant cette épreuve, l’aînée d’une fratrie de quatre enfants a pu compter sur le soutien de sa mère, Linda. « Je l’ai éduquée en lui disant qu’elle devait être indépendante financièrement et ne dépendre d’aucun homme », relate la professeure d’anglais, arrivée en France en tant qu’étudiante à la fin des années 1980. Cette Australienne d’origine a expérimenté bien malgré elle les inégalités entre les femmes et les hommes en 2011, année de son divorce : les années passées à s’occuper de ses enfants sont des années où elle n’a pas pu cotiser pour sa retraite. Selon le dernier rapport de la direction de la Recherche et des Statistiques, les hommes touchent en moyenne 1 739 euros brut de pensions contre 1 065 euros pour les femmes. « On vit dans une époque où une femme ne peut pas renoncer à son travail », commente-t-elle, las. Aujourd’hui, la maman observe le militantisme de sa fille avec une grande fierté. « Shanley est devenue ces derniers mois beaucoup plus impliquée dans son combat, plus mûre, plus mature, elle croit en ce qu’elle fait. Je crois en elle ».

Fracture générationnelle

Une maturité qu’elle a déjà prouvée lorsqu’il a fallu contourner les multiples tentatives de récupérations politiques de son combat. « Il y en a eu énormément, de Lutte ouvrière à la France Insoumise, en passant par la droite et La République en Marche ! Mais non merci, je veux que mes actions restent neutres ».

Désormais, son attention est totalement tournée vers le 30 mai. « J’espère que la rencontre avec Marlène Schiappa ne sera pas là juste pour l’opinion publique mais pour faire avancer la cause de l’égalité entre les femmes et les hommes, soutient la lycéenne. Je veux qu’elle s’intéresse un minimum à la réforme scolaire que je vais lui présenter ». La jeune femme a bien l’intention de profiter de l’occasion pour évoquer avec la ministre l’article 2 de son projet de loi ou encore les propos qu’elle a tenus à l’encontre de Myriam Pougetoux, présidente du syndicat étudiant Unef à Paris IV, qui a le malheur de porter le voile. « Les paroles de Schiappa sont à la limite de l’islamophobie. Enfin, ce n’est qu’un voile, s’emporte Shanley. On parle de propagande islamiste, c’est n’importe quoi. Certaines féministes pensent que le voile représente la soumission de la femme. Moi, je ne pense pas du tout comme elles. Chacun fait comme il veut ! » Le face-à-face entre les deux femmes s’annonce tendu.

En attendant, cette « briseuse de silence » peut compter sur le soutien de ses proches : sa mère, son petit-copain Samy, qu’elle considère comme son « conseiller », et sa petite sœur, Heather. « Shanley est celle qui va faire changer les choses. Elle m’inspire beaucoup ». La relève est déjà prête.

Récit et photos de Leïla Khouiel

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