Prendre la ligne 13 entre Fourche et Saint-Denis Université est un sport de combat : un mix de capoeira et de MMA. Tout est question de feintes, d’anticipation, de pugnacité. Je sens d’anciens réflexes d’enfant des périphéries remonter à la surface. Il faut rester solide sur mes appuis, le regard toujours aux aguets. Pour passer du quai à la rame, on sollicite plus des formes avancées de yoga, ashtanga pour la souplesse, kundalini, pour la respiration.

Les gars sont aguerris, tactiques, rapides, debouts aux coins des rames, contre les sièges, à peine visibles. Parfois, ils arrivent même à sortir un bouquin. Je n’en repère certains qu’à leur déo Axe, trop fort. Les meufs sont tout aussi astucieuses. Leurs corps moelleux, en jogging molletonné ou jean-baskets, se compactent, glissent et se coulent dans le moindre espace disponible de la rame surpeuplée. Danse organique. Une danse seulement perceptible à l’éclat de leurs joues fardées, lèvres glossées, cils longs ou quelques bijoux à leurs cous et poignets.

La fatigue souffre mal le bruit strident des roues sur les rails, la chaleur qui étouffe, la gêne occasionnée

C’est plus difficile pour les mères. Elles sont souvent chargées : bébés, poussettes, cabas, caddies… La mine sérieuse, elles se tassent au mieux, ajustent un foulard, sortent une tétine ou un biscuit pour le petit qui pleure. J’imagine leurs journées, longues et harassantes. La fatigue souffre mal le bruit strident des roues sur les rails, la chaleur qui étouffe, la gêne occasionnée.

« Pourquoi on paie un pass Navigo hors de prix ? »

Les anciens sont les plus mal lotis. Ils se tiennent larges et crispés près des portes. Ils ont des chaussures massives, des manteaux sans âge, parfois un kufi (le chapeau porté par les hommes africains qui symbolise l’âge et la sagesse) vissé sur la tête. Leurs dos, leurs membres sont rigides, leurs réflexes diminués. Leurs rides au front, autour des yeux, sont profondes. Ces rides posent des questions semble-t-il : « Pourquoi on nous bouscule ? Pourquoi nos impôts ne financent pas des transports en commun dignes de ce nom, un service public digne de ce nom ? Pourquoi on doit laisser passer plusieurs métro avant de pouvoir y monter ? 

Pourquoi on peut pas se déplacer dans notre propre ville ?

Pourquoi on paie un pass Navigo hors de prix ? Pourquoi on doit se fondre dans le décor et fermer sa gueule ? Pourquoi on peut pas voyager en paix ? Combien ça va coûter encore cette histoire si nos lunettes elles tombent dans la bousculade ? Pourquoi on peut pas se déplacer dans notre propre ville ? Pourquoi on nous bouscule, nos genoux nous font déjà assez mal comme ça ? Pourquoi on nous colle ? Pourquoi on ne respecte pas notre espace ? Pourquoi on peut pas s’asseoir ? Pourquoi on nous bouscule ? Dans quel pays on bouscule ses anciens ? Dans quel pays on ne laisse pas s’asseoir ses anciens ? C’est quel pays, ça, qui bouscule ses anciens, qui ne laisse pas s’asseoir ses anciens ? 

Nassera Tamer

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