« J’ai oublié ! Comment ai-je pu oublier tout cela ? » C’est ce que je me suis dit quand je suis retombé sur le texte que j’avais écrit après ma première marche des fiertés à Paris. C’est en cherchant le mail d’un ami que je suis tombé sur ce texte que je lui avais envoyé en 2018. J’avais totalement oublié l’existence de ce texte, je n’avais aucun souvenir de l’avoir écrit.

Le titre lui-même ne me disait rien : « Je suis seul ». Mais c’est en relisant les premières lignes que tous les souvenirs me sont revenus : « la veille j’étais au micro de France Culture, le thème était l’amour et la musique, je disais de manière totalement apaisée et tranquille mes amours, mes crush, mes obsessions que ce soit des hommes ou des femmes. Il semble bien que j’ai fait mon coming out public même si je n’ai pas prononcé les mots ‘Je suis bisexuel’. 

J’étais heureux de me dire que je marcherai avec mes amis. Mais ce ne fut pas le cas. 

Aujourd’hui je me retrouve seul Place de la Concorde pleurant derrière mes lunettes de soleil à la Pride de Paris, ma première Pride. Hier j’étais heureux comme tout, heureux d’avoir assumé qui j’étais devant Marie et devant la France qui tendait l’oreille, heureux de me dire que le lendemain je marcherai pour les personnes comme moi, heureux de me dire que je marcherai avec mes amis. Mais ce ne fut pas le cas, me voilà hésitant, passant des appels à la recherche d’un ou d’une ami·e, cherchant dans mes contacts ceux qui m’avaient dit qu’ils seraient là pour moi, ceux qui m’avaient dit que je pouvais compter sur eux quand je leur ai fait mon coming out. Personne, je suis seul ». 

C’est en relisant ces lignes que je me suis souvenu de ma solitude, du mal être dans lequel j’étais, et de la honte de ma sexualité profondément inscrite en moi par le monde social. Deux semaines avant cette marche des fiertés j’avais insisté vis-à-vis de la plupart de mes amis – tous hétérosexuels, je ne connaissais pas d’autres minoritaires sexuels à l’époque – pour qu’ils m’y accompagnent. Je ne voulais pas être seul à la pride. Mais aucun d’eux ne m’y a accompagné, j’étais seul.

Pendant un moment ils m’ont fait oublié ma tristesse, je veux les mettre en story Instagram mais je n’y arrive pas parce que je suis seul.

Mais en vérité je pense aujourd’hui que la réalité de ma solitude ne résidait pas dans le fait que mes amis à l’époque avaient préféré regarder le match de la coupe du monde plutôt que de m’accompagner – même si je dois avouer que j’ai été blessé –,  mais qu’elle réside plutôt dans la honte d’être qui j’étais. J’écris dans ce texte quelques lignes plus loin :

« Je vois un groupe qui dansait, un groupe qui transpirait le bonheur et la joie de vivre, un groupe qui transpirait la fierté. Pendant un moment ils m’ont fait oublié ma tristesse, je veux les mettre en story Instagram mais je n’y arrive pas parce que je suis seul. Je n’y arrive pas parce que j’ai encore, au fond de moi, la honte d’être qui je suis, j’ai encore peur qu’on me voit pour qui je suis, un mec bi. Et les mettre dans ma story c’était montrer que j’étais à la marche des fiertés, marche à laquelle j’étais seul et y être seul et le poster sur les réseaux sociaux c’est dire en filigrane que je faisais partie de la communauté LGBTQ+. »

Je vois aujourd’hui – et je devais sûrement le voir à l’époque sinon je ne l’aurais pas écrit – que je ne voulais pas être seul à la pride pour ne pas dire ouvertement, publiquement, qui j’étais. C’était une manière d’être out sans vraiment l’être.

J’avais toujours honte de moi et de qui j’étais au point que je ne pouvais pas partager la joie et la fierté des gens comme moi.

On peut lire plus loin : « Le moment d’hésitation [de faire la story] a été pour moi un coup de massue, voir ce bonheur et ne pas pouvoir le vivre ou le partager m’a fait fondre en larmes. Je décide de quitter la rue principale de la Pride, et d’aller dans les rues parallèles, le temps de me reprendre mais surtout pour cacher mes larmes ».

La vieille de cette Pride j’avais enregistré des extraits qui allaient être utilisés pour une série d’été sur France Culture : « Chant d’amour – Géographie musicale des états amoureux », j’avais hésité à y participer parce que parler des mes états amoureux voulait dire faire mon coming out « publiquement », mais j’ai fini par le faire. Je croyais qu’après cela il en était fini de la honte, mais ce fut loin d’être le cas. J’avais toujours honte de moi et de qui j’étais au point que je ne pouvais pas partager la joie et la fierté des gens comme moi.

Contrairement à Genet qui dans Journal du voleur écrivait : « À ces humiliés toujours sur le ventre, je me veux mêlé. Si la métempsycose m’accorde une nouvelle demeure, je choisis cette planète maudite, je l’habite avec les bagnards de ma race », moi je n’y arrivais pas. J’avais honte de faire partie de cette planète maudite, même si j’avais réussi à faire mon coming out à mes frères et ma sœur, à mes amis. À ce moment précis, au milieu de la fierté qui habitait certain·e·s ma honte m’isolait d’eux. Voilà ma vraie solitude, voilà pourquoi j’étais seul.

La honte m’a isolé à cette pride, il est vrai, mais j’ai fini par sécher mes larmes et j’ai combattu la honte en moi, je me suis assumé, j’ai fait autant de stories que je le voulais, et j’ai même rencontré des personnes qui sont aujourd’hui de très bons amis.

Aujourd’hui je fais mes études en Roumanie, à Iasi, dans la troisième plus grande ville de Roumanie, et c’est une toute autre solitude qui m’habite. Il n’y a pas de marche des fiertés dans cette ville.

Aujourd’hui je fais mes études en Roumanie, à Iasi, dans la troisième plus grande ville de Roumanie, et c’est une toute autre solitude qui m’habite. Il n’y a pas de marche des fiertés dans cette ville, pas de communauté LGBT visible, pas de lieux de vie, de rencontre LGBT. Et en relisant mon texte je me demande combien d’autres sont isolés par la honte ici, et par le fait de se savoir exposé à la violence du monde hétérosexuel ? La Roumanie a d’ailleurs été condamnée par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) le 1er juin 2021 pour homophobie, et avant 2002 la majorité sexuelle était plus élevée quand il s’agissait de rapports entre deux personnes du même sexe.

Les marches des fiertés produisent des changements, des métamorphoses, même chez celles et ceux qui n’y participent pas mais qui les voient défiler.

L’existence de lieux de rencontres, de socialisation, et d’événements comme la marche des fiertés luttent contre la honte inscrite en nous. Les marches des fiertés produisent des changements, des métamorphoses, même chez celles et ceux qui n’y participent pas mais qui les voient défiler. Ce ne sont pas forcément des changements radicaux du jour au lendemain, mais ils permettent aux minoritaires sexuels de penser leur identité politique, de voir les structures de domination qui régissent leur vie et de lutter contre elles et contre la honte que ces structures inscrivent en eux.

On n’a jamais totalement gagné contre la honte, tant que les structures de domination sont là, la honte sera notre compagne. Didier Eribon écrivait dans La société comme verdict : « La théorie dont on se revendique, même quand elle est vécue dans sa chair, et que la politique dont on se réclame, même quand elle vient du plus profond de soi-même et de l’expérience passée et présente, ne sont pas dotées d’une efficacité – performative – suffisante pour cesser les inerties du monde social autour de nous et en nous ».

Même quand nous ne reconnaissons plus le regard que pose la société sur nous, que nous nous revendiquons enfin membre de cette planète maudite, il arrive que la honte nous rattrape. Genet écrivait : « Je compris alors comme il est difficile d’accéder à la lumière en crevant l’abcès de honte ». Mais c’est en parlant de la honte, en racontant ce qu’elle produit en nous que l’on peut espérer la transformer.

Miguel Shema 

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