« Bourdieu est mort. » Il est mort depuis maintenant 19 ans, mais ce n’est que très récemment que cette phrase s’est imposée à moi avec un grand abattement. « Bourdieu est mort. ». Il est mort, il n’est plus là, il ne peut pas nous parler, nous ne pouvons plus l’écouter, il n’est plus. J’avais deux ans quand il a disparu. Quand j’ai entendu parler de lui pour la première fois, il était déjà mort depuis longtemps. Quand je l’ai lu pour la première fois, il n’était plus, depuis encore plus longtemps.

Bref, je me rendais compte qu’une personne qui a été si importante pour moi depuis ces quatre ou cinq dernières années était morte. Qu’il ne me reste que ses livres, et des interviews d’archives – et heureusement, il y a de quoi faire. En cet anniversaire de la mort de Bourdieu, je viens vous parler de l’une des dernières leçons que Pierre Bourdieu m’a enseigné.


“La sociologie est un sport de combat”, un documentaire de Pierre Carles, sorti en 2001. 

 Moi qui disait : ‘L’amour ne peut pas tout’, j’aurais dû être capable de comprendre et de dire : ‘L’expérience ne peut pas tout !’. 

Il est deux heures du matin quand en mai dernier j’envoie un mail à mon copain, qui devait sûrement dormir, après le visionnage du documentaire La sociologie est un sport de combat de Pierre Carles sur Pierre Bourdieu, et je lui écris : « J’ai fini La sociologie est un sport de combat et j’ai l’impression que notre Pierrot nous a tout simplement éclairés sur notre discussion sur l’expérience. Pour être honnête c’est moi qu’il a éclairé. Je pense que tout le film est traversé par la question : ‘Que faisons-nous de notre expérience du monde ?’. En y repensant maintenant j’aurais dû appliquer à ‘l’expérience’, la même critique que j’applique à l’amour. Moi qui disait : ‘L’amour ne peut pas tout’, j’aurais dû être capable de comprendre et de dire : ‘L’expérience ne peut pas tout !’. » 

En effet, j’ai souvent dit et longtemps cru que si l’on faisait l’expérience de la domination on était les plus à même d’en parler. J’ai longtemps cru en « l’expérience ». J’ai souvent dit, très souvent : « J’en fais l’expérience, donc je sais de quoi je parle ». C’est une chose qu’on peut aussi très souvent entendre dans les milieux militants, « ceux et celles qui font l’expérience », « j’en fais l’expérience », « je suis concerné, j’en fais l’expérience ». Donc pendant très longtemps j’ai cru que l’expérience nous permettait d’appréhender le monde social, de le comprendre.

Il ne suffit pas de faire l’expérience de la domination pour en comprendre
les mécanismes.

Mais il fallait se rendre à l’évidence que ce n’était pas le cas, qu’il ne suffit pas de faire l’expérience de la domination pour en comprendre les mécanismes. La révélation pour moi a été cette scène dans La sociologie est un sport de combat où celui qui a l’air d’être un étudiant demande à Bourdieu s’il s’appuie essentiellement sur son expérience personnelle pour son travail.

Bourdieu commence à répondre en disant : « Ça joue en rôle mais pas essentiellement. Mais ce n’est pas l’expérience personnelle brute. […] Souvent mon expérience personnelle me rend sensible à ce que d’autres ne verraient pas. Elle me rend nerveux et énervé devant des choses que d’autres trouveraient normales. ».

Il continue mais plus sur lui-même et prend l’exemple de Michel Foucault, il explique que pour comprendre le travail de Foucault il faut savoir qu’il est homosexuel, que c’est parce qu’il a été confronté aux structures homophobes de l’époque qu’il s’est intéressé à la folie, la médecine, la sexualité, et là il dit cette phrase que je trouve sublime : « Mais y’a des tas d’homosexuels, mais y’a qu’un seul Foucault ». Pour dire que même si d’autres ont été confrontés aux mêmes structures homophobes que Foucault, Foucault a construit ses problèmes en « problèmes scientifiques » pour reprendre les mots de Bourdieu.

Le moi d’il y a 6/7 ans, sarkozyste à l’époque, n’était pas à même de décrire le racisme, ses mécanismes, ou bien de parler de blanchité.


Pierre Bourdieu sur Michel Foucault. 

De fait, il ne suffit pas d’être confronté aux structures de la domination pour pouvoir être à même de les comprendre, je m’en rends compte aujourd’hui. Le moi d’il y a 6/7 ans, sarkozyste à l’époque, n’était pas à même de décrire le racisme, ses mécanismes, ou bien de parler de blanchité ; je n’étais pas non plus capable de décrire les mécanismes de l’homophobie, ses racines, son histoire, les subjectivités qu’elle produit. Je ne pouvais rien dire de tout cela, et pourtant j’y étais constamment confronté.

S’il suffisait de subir la domination pour pouvoir la comprendre nous serions bien plus à nous lever contre l’organisation du monde social, et je n’aurais jamais été sarkozyste.

Combien de minoritaires sexuels homophobes ? Combien de personnes racisées elles-mêmes racistes ? Combien de femmes misogynes ? Etc. Etc. Dire qu’il suffit de subir la domination pour pouvoir la comprendre c’est se tromper sur ce qu’est la domination, c’est aussi en minimiser la puissance dévastatrice. S’il suffisait de subir la domination pour pouvoir la comprendre nous serions bien plus à nous lever contre l’organisation du monde social, et je n’aurais jamais été sarkozyste.

Lorsqu’on est dominé on est aussi dominé dans le savoir sur sa domination, être dominé c’est aussi être colonisé de l’intérieur par le regard du dominant.

La domination en plus d’être matérielle est aussi symbolique, et je pense à cette scène, toujours dans La sociologie est un sport de combat, où une journaliste espagnole interviewe le sociologue à la suite de la publication de son livre La domination masculine, et lui demande si les femmes n’ont pas toujours la conscience de la domination qu’elles subissent. Bourdieu répond : « C’est ça la domination symbolique. C’est une domination qui marche dans la mesure où le dominé n’a pas pleinement conscience de subir la domination. Et de ce fait est complice – en partie – de la domination qu’il subit. ».

Lorsqu’on est dominé on est aussi dominé dans le savoir sur sa domination, être dominé c’est aussi être colonisé de l’intérieur par le regard du dominant. Une vision du monde, une doxa, s’impose à nous, et pour en sortir « l’expérience » n’est pas suffisante, ce qu’elle permet est d’ailleurs très limité.

 

Pierre Bourdieu face à une journaliste espagnole sur la domination masculine. 

Didier Éribon écrivait dans La société comme verdict : « On n’insistera jamais assez sur tout ce qu’il faut de mise en perspective historique, tout ce qu’il faut d’analyse sociologique, tout ce qu’il faut de réflexion théorique pour être en mesure de comprendre les paroles, les regards, les gestes, les sentiments, les émotions, en un moment donné, et aussi les relations entre les individus engagés dans une interaction, fût-elle distante et involontaire. »

J’avais lu ce passage que j’avais trouvé très juste, et pourtant je ne pouvais pas – voulais pas ? – abandonner tout ce que je pensais vrai sur « l’expérience ». Mais il fallait que je me rende à l’évidence, « l’expérience » permet peu de choses en soi. Je pense aussi à cette discussion entre Pascale Casanova et Pierre Bourdieu sur France Culture en 1977 que j’ai réécoutée récemment, où Bourdieu parle de la conscience des mécanismes du système scolaire et il dit :

« C’est dans les classes populaires, et en particulier chez les paysans, que l’ignorance du rôle de la famille, du milieu familial, dans la réussite scolaire des enfants est maximum. Autrement dit, ce sont les principales victimes de l’inégalité de capital culturel qui en sont le moins conscientes. […] L’aliénation exclut la conscience de l’aliénation. Les gens qui sont privés de culture sont privés de la conscience de la privation. Ils sont privés de la conscience des mécanismes qui sont responsables de cette privation. Ils ne savent pas que si leur enfant n’a pas réussi à l’école ce n’est pas parce qu’il est plus bête… C’est très important ça politiquement et socialement. Ils pensent que si leur enfant ne réussit pas c’est parce qu’il est plus bête et non parce qu’il est issu d’un milieu qui ne transmet pas l’ensemble de savoirs de connaissances qui est la condition tacite de la réussite. ».

Et ces quelques phrases extrêmement précises sur le fonctionnement du système scolaire font voler en éclats la fétichisation que j’avais pour l’expérience et ce qu’elle rend possible. « L’aliénation exclut la conscience de l’aliénation. » c’est ça qu’il ne faut pas oublier, c’est ça que je ne dois pas oublier. « L’aliénation exclut la conscience de l’aliénation. ».

Il ne s’agit pas pour moi de dire ici qu’il faut se détacher totalement de l’expérience, qu’il faudrait devenir de simples esprits et que pour comprendre le monde social il faut avoir lu tel ou tel livre…

Pierre Bourdieu sur l’aliénation inconsciente des milieux populaires (à partir de 35min).

Il ne s’agit pas pour moi de dire ici qu’il faut se détacher totalement de l’expérience, qu’il faudrait devenir de simples esprits et que pour comprendre le monde social il faut avoir lu tel ou tel livre et que seuls ceux et celles qui ont ces livres comprennent le monde social et son organisation. Mais quand on a compris que « l’aliénation exclut la conscience de l’aliénation », il faut se demander comment politiquement, on peut permettre la conscience de l’aliénation.

Je ne me rendais pas compte à l’époque que lorsque les gens étaient surpris par ma manière de parler et qu’ils me disaient avec le choc inscrit sur leur visage : ‘Mais tu parles bien !’, qu’ils disaient en fait sans vraiment le dire : ‘Tu parles bien pour un Noir’.

Car j’ai compris que « l’expérience » ne peut rien en soi mais ce qui importe ce sont nos catégories d’entendement pour reprendre le titre de l’article de Pierre Bourdieu et Monique de Saint Martin. Ce qui importe ce sont les catégories par lesquelles nous appréhendons le monde social, ce qui permet de voir et comprendre que quand je subis du racisme, je me rends compte que je subis du racisme par exemple.

Car nombreux sont ceux qui vivent la domination qu’ils subissent comme normale, nombreux sont ceux qui ne voient pas dans leur expérience, l’exercice de la domination. Monique Wittig écrivait dans La pensée straight : «  […] Aussi longtemps que les oppositions (les différences) ont l’air d’être données, d’être déjà là, « naturelles », précédant toute pensée – tant qu’il n’y a ni conflit ni lutte – il n’y a pas de dialectique, il n’y a pas de changement, pas de mouvement. ». Donc il n’y a pas conscience de l’aliénation. Aliénés sans le savoir.

Je ne me rendais pas compte à l’époque que lorsque les gens étaient surpris par ma manière de parler et qu’ils me disaient avec le choc inscrit sur leur visage : « Mais tu parles bien ! », qu’ils disaient en fait sans vraiment le dire : « Tu parles bien pour un Noir », même si certains ne sont pas gênés de me dire par la suite « tu parles bien pour un Noir ».

Et je vois aujourd’hui tout le travail théorique et politique qui a été nécessaire, toutes les lectures qui ont été les miennes, pour me détacher du regard blanc et de la perception blanche du monde qui ont été inscrits en moi. Bourdieu en répondant à cet étudiant qui lui posait la question sur l’expérience, me pousse donc aujourd’hui à valoriser l’analyse de ma propre expérience : « C’est à condition de socio-analyser sa propre expérience qu’on peut s’en servir sociologiquement. ».

Miguel Shema

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