« La prochaine fois, le feu » a eu l’effet d’un blast. Dans un pays qui prétend ignorer la couleur de peau de ses citoyens, les mots de James Baldwin ont un effet libérateur. Cet essai a représenté une porte d’entrée sur l’œuvre de l’auteur. Regardez “I’m not your negro” réalisé par Raoul Peck à partir d’un texte de James Baldwin, lisez ses romans, ses essais. Revoyez aussi ses interviews dans les médias de l’époque où l’on prend pleinement conscience du charisme qu’il dégageait.
À l’occasion du centenaire de James Baldwin, une biographie lui a été consacrée aux éditions Folio. Son auteur, Yannick M. Blec, revient sur la vie de cet enfant de Harlem qui allait devenir une figure majeure de l’histoire des États-Unis. Ce livre est un document historique tant la carrière de James Baldwin s’est étendue dans le temps, mais c’est aussi un précieux outil pour penser des problématiques qui restent malheureusement d’une actualité brulante. Interview.
Nous célébrons cette année le centenaire de James Baldwin et à cette occasion, vous lui consacrez une biographie. En quoi James Baldwin s’impose comme une figure majeure de l’histoire contemporaine des États-Unis et au-delà ?
James Baldwin est un auteur de son temps, c’est-à-dire quelqu’un qui a écrit dans le contexte des années 50-60-70 et un peu moins en 80. Ses écrits sont en rapport avec ce qu’il se passait à son époque, mais son écriture reste universelle. Il s’adressait à des personnes qui subissaient des discriminations parce qu’elles étaient dans une communauté minorisée. Ce sont des choses que l’on retrouve dans ses romans, dans ses essais, dans ses discours aussi.
Même s’il a écrit de façon très contemporaine, on retrouve des échos à l’époque actuelle. Il existe encore des communautés qui sont discriminées, des personnes qui sont minorisées, que ce soit par rapport à l’ethnie, à la race, à la sexualité, au genre. Et c’est en ça que l’écriture de James Baldwin reste contemporaine à notre époque.
Justement, James Baldwin reste une référence d’un point de vue littéraire et politique. Comment cela s’explique ?
Je pense que cela vient de la verve de James Baldwin, beaucoup de personnes le connaissent par rapport à des citations que l’on retrouve sur internet, sur les murs des villes… On retrouve ses citations un peu partout, que ce soit dans le contexte de Black Lives Matter aux États-Unis, mais aussi en France. Dans un parc de Pantin, il y a cette citation de Balwin : « The place in which I’ll sit does not exist until i make it », (l’endroit dans lequel je m’intégrerai n’existera pas jusqu’à ce que je le crée).
Mais le problème, c’est que les citations sont toujours un peu décontextualisées. Comme le disait Léonora Miano, on réutilise souvent Baldwin en tant qu’outil. Or, on ne prend pas en compte toute sa pensée et c’est peut-être ça qui peut faire du tort à l’auteur, à sa pensée.
James Baldwin est quelqu’un qui a toujours été entre deux mondes, entre deux pays (les États-Unis et la France) et en raison de son homosexualité, en partie en dehors de sa communauté. Et jusqu’au sein de sa famille puisqu’il est un enfant illégitime. Est-ce que ce n’est pas aussi cela qui lui confère un regard singulier ?
Oui, bien sûr. Je ne sais pas si on peut dire qu’il était un citoyen du monde, mais en tout cas, il a pu s’intégrer dans plusieurs communautés, sans pour autant en faire partie. Il ne faisait pas partie de ces communautés parce qu’on ne l’a jamais vraiment intégré. Par exemple, en tant que Noir, il ne correspondait pas à ce qu’on attendait d’un homme noir aux États-Unis puisqu’il était très fluet, il ne misait pas sur la force physique, mais plutôt sur ses capacités intellectuelles.
Peut-être que Baldwin était pleinement conscient de son intersectionnalité, c’est-à-dire un homme venant des classes populaires, mais aussi Noir aux États-Unis et homosexuel
James Baldwin peut se permettre d’être un citoyen du monde, une personne intégrée à plusieurs communautés, parce qu’il ne se mettait pas d’étiquette lui-même. Il était contre la catégorisation qu’on se permet tout le temps. Et de façon anachronique, puisque le terme n’existait pas encore, mais peut-être que Baldwin était pleinement conscient de son intersectionnalité. C’est-à-dire un homme venant des classes populaires, mais aussi Noir aux États-Unis et homosexuel.
Ça me rappelle cette interview où il disait qu’il avait gagné le gros lot car justement, il avait toutes ces catégories en lui. Ça lui permettait certainement de mieux comprendre certaines choses et de mieux s’intégrer, comme il l’a fait en Turquie, en France… Il a d’ailleurs pu voir les discriminations qui avaient lieu en France malgré le fait que la France se targue d’être universaliste, ouverte, parce qu’elle intégrait les Noirs américains. Alors que c’était le début des tensions dans les anciennes colonies françaises et en particulier en Algérie.
Et en parlant de la France, quelle résonance particulière son discours a dans l’Hexagone ?
Quand on vit dans le 93, on se rend compte que la discrimination va jusque dans l’éducation. Or, pour Baldwin, les populations jeunes étaient les populations les plus importantes. Baldwin écrivait pour tout le monde, mais il avait toujours une pensée pour les constructeurs de demain. Vers la fin de sa vie, il a été professeur à l’université, il a aussi été un oncle aimant et a écrit une lettre ouverte à son neveu pour qu’il ne tombe pas dans les pièges du racisme.
C’est justement autour des populations jeunes qu’il faut continuer à mettre en place la pensée de Baldwin
Et je pense que c’est justement autour des populations jeunes qu’il faut continuer à mettre en place la pensée de Baldwin en France, notamment dans le monde de l’éducation. Je ne suis pas sûr que beaucoup de jeunes connaissent Baldwin, de la même façon qu’ils ne connaissent pas Frantz Fanon, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor… Des personnes qui peuvent avoir pensé la question des discriminations en France.
James Baldwin s’est souvent retrouvé entre deux feux, entre ceux qui lui disaient que son œuvre et son propos étaient trop radical et ceux, au contraire, qu’il ne l’était pas assez…
C’est extrêmement intéressant de s’intéresser à ça parce que James Baldwin écrivait pour tout le monde, pour les personnes noires, mais aussi les personnes blanches aux États-Unis. Au début de sa carrière, il essayait de faire comprendre la situation des Noirs aux Blancs. C’est ce qu’il a fait dans “Chronique d’un enfant du pays” et “Personne ne sait mon nom”. Dans ce dernier essai, il écrivait encore pour ces personnes blanches qui ne comprenaient pas la situation des Noirs et donc il le faisait dans des termes qui n’attaquaient pas ces « Blancs libéraux ».
Ces Blancs libéraux qui étaient caressés dans le sens du poil vont trouver sa pensée trop radicale
À partir de 1963 et à mesure qu’il va écrire, sa pensée va un peu se radicaliser puisqu’il se rendra compte que malgré un courant de non-violence portée par Martin Luther King, les choses n’avancent pas. Forcément, la colère va grandir encore plus et ces Blancs libéraux qui étaient caressés dans le sens du poil vont trouver sa pensée trop radicale.
Au même moment, en 1965, Malcolm X est assassiné. Il y a alors une radicalisation de la pensée des jeunes, notamment Amiri Baraka (anciennement Everett LeRoi Jones) va monter le Black Arts Mouvement qui va être beaucoup plus radical. C’est aussi le moment où apparaît le Black Panther Party. Une pensée beaucoup plus radicale qui, elle, va trouver que l’écriture de Baldwin est un peu trop suave.
C’est à ce moment-là que ces jeunes vont exclure d’une certaine façon James Baldwin des mouvements protestataires noirs en lui disant qu’il a fait son temps. Il y a cette citation de Baraka : « Baldwin, tout ce qu’il veut, c’est être Blanc, qu’on le rende Blanc et qu’on n’entende plus parler de lui ». Aussi, Eldridge Cleaver, va écrire que Baldwin est un homosexuel, qu’il est contaminé par une maladie de blanc puisqu’il estime que l’homosexualité est une maladie de blanc.
Au fur et à mesure, malgré tout, ces discours vont quand même se réduire du côté de ces Noirs radicaux. Au point où Baraka et Baldwin vont se rapprocher à la fin des années 70. Baraka va se rendre compte que la pensée de Baldwin est importante et ce dernier fera l’un des éloges funéraires aux obsèques de Baldwin. Il dira : « Soyons un jour capable de le célébrer, comme il doit être célébré si nous voulons nous déterminer nous-même, car Jimmy était la bouche noire révolutionnaire de Dieu, s’il y a un Dieu et que la révolution est son expression naturelle et juste. » Donc malgré le fait qu’il n’accepte pas forcément l’homosexualité de James Baldwin, il va comprendre son importance dans le mouvement pour les droits civiques des Noirs aux États-Unis.
Un mot de la fin ?
James Baldwin est extrêmement important. Je ne dirais pas qu’il parle de l’époque actuelle, mais son écrit peut justement influencer la façon dont on conçoit notre monde actuel. Je pense que c’est une lecture importante, c’est une lecture qui est aussi plaisante quand on lit ses romans, des romans extrêmement bien écrits.
James Baldwin permet de parler de l’humanité dans son ensemble avec ses forces et ses faiblesses
Et si on y ajoute la dimension militante, ce sont des romans qui permettent de comprendre la construction des minorités, qu’elles soient blanches et homosexuelles (La chambre de Giovanni), qu’elles soient noires (dans La Conversion) ou alors noirs et homosexuels (dans Harlem Quartet). James Baldwin permet de parler de l’humanité dans son ensemble avec ses forces et ses faiblesses.
Propos recueillis par Héléna Berkaoui