La vague brune promise par les sondeurs n’a pas eu lieu, ou du moins a-t-elle été contenue par le barrage républicain. Après la dissolution annoncée par Emmanuel Macron au soir des Européennes, la campagne des législatives anticipées a donné corps à la menace de voir l’extrême droite accéder au pouvoir.
En quelques semaines, l’union de la gauche a réussi à se hisser en tête des élections législatives. Les partis de gauche obtiennent ainsi une majorité relative dans la nouvelle Assemblée nationale. Mais depuis cette victoire, les forces de gauche ne parviennent pas à s’entendre sur le nom d’un.e premier.ère ministrable. Et les vieux démons de ces gauches se réveillent en plein jour.
Co-directrice de l’ONG Weaving Liberation, Laurence Meyer, connaît bien les arcanes de la gauche française. La juriste a aussi une expertise sur les questions de droits humains et d’antiracisme. Pour le Bondy blog, elle revient sur cette séquence politique et les défis à relever. Interview.
Quel regard portez-vous sur la période électorale qu’on vient de vivre et sur les résultats des législatives anticipées ?
On a traversé quatre semaines d’angoisse intense suite à la décision prise par le président de la République de dissoudre l’Assemblée nationale. Ça a été un choc. Nous n’avions pas encore digéré le résultat des élections européennes avec une extrême droite arrivée autour de 40 % en France.
Il y a eu une période d’angoisse terrible, notamment pour les personnes racisées. Pour les membres de ma famille, mes ami.es, qui vivent en milieu rural ou péri-urbain, où le Rassemblement national est arrivé en tête, qui ont des enfants, ça crée un sentiment d’angoisse intense. Un sentiment amplifié par la possibilité d’avoir un gouvernement d’extrême droite.
Il faut mesurer l’état psychologique dans lequel ça a versé beaucoup de personnes en France, qu’elles soient Françaises ou non, et notamment les personnes queers, les personnes racisées, les personnes handicapées…
L’une des conséquences palpables de la possible prise de pouvoir de l’extrême droite, c’était la libération des actes et de la parole racistes, des violences sexistes, homophobes…
La deuxième chose, c’est qu’on a vu que l’une des conséquences palpables de la possible prise de pouvoir de l’extrême droite, c’était la libération des actes et de la parole racistes, des violences sexistes, homophobes… Il y a eu une recrudescence de ces actes
C’est un contexte où on se rend bien compte que les questions de racisme, de patriarcat, sont des questions de vie ou de mort. Ce n’est pas une métaphore, c’est une vraie question : est-ce qu’on peut survivre dans cet environnement-là ? Certains syndicalistes policiers ont commencé, très ouvertement, à déclarer leur approbation des politiques racistes. Il y a double effet : la possibilité des violences et l’impossibilité de la protection de l’État face à ces violences-là.
Enfin, sur le plan politique, le résultat du second tour était un soulagement et la preuve de la force des réseaux militants en France. L’organisation de terrain, l’organisation locale est venue contredire les appareillages médiatiques qui prédisaient un certain résultat.
Malgré l’union de circonstance à gauche, il y a des dissensions qui apparaissent. Notamment avec les critiques de François Ruffin sur la stratégie de la France insoumise qui, selon lui, serait trop axée sur les quartiers populaires et pas assez sur les zones rurales. Qu’est-ce que ça vous inspire ?
François Ruffin utilise encore cette espèce de chiffon rouge du rapport de Terra Nova. Cette analyse embrasse des thèses racistes qui veulent que les personnes racisées soient unidimensionnelles. C’est-à-dire que soit on est racisé, soit on est ouvrier ; soit on est racisé, soit on est queer…
Cette lecture politique est très problématique. C’est ne pas comprendre comment les enjeux de race et de genre informent et nourrissent les dynamiques de classes. Séparer les questions de lutte des classes et les questions de lutte contre les discriminations, comme si c’était deux combats distincts et potentiellement antagonistes, c’est nier la réalité de comment le capitalisme racial et patriarcal fonctionnent.
Quand on arrive aux questions de justice raciale, d’un seul coup la science n’est plus audible
Il y a une division du travail qui fait que les personnes racisées sont attachées à certains postes de subalternes. Ça, c’est une question sociale par excellence. Alors qu’elle est l’opposition ? Ce n’est pas le discours antiraciste qui crée l’opposition. La mobilisation antiraciste met à jour des dynamiques et complexifie la compréhension des rapports de classes. Tant qu’on n’aura pas compris comment se déploient les dynamiques d’oppression qui ne permettent pas un accès aux ressources de manières égales, on ne pourra pas lutter contre.
Et c’est d’autant plus choquant que c’est une manière de nier des faits sociologiques. Il y a une forme de scepticisme de l’antiracisme qui ressemble beaucoup au climatoscepticisme. Il y a des faits. Quand on arrive aux questions de justice raciale, d’un seul coup la science n’est plus audible, ce qui prime ce sont les opinions.
La stratégie que déploie François Ruffin, mais aussi la stratégie qu’a embrassé le Parti socialiste. Ce parti nie par ailleurs le fait qu’il y a des violences policières. C’est quelque chose qui est de l’ordre du déni de la réalité.
Cette stratégie est particulièrement problématique dans un moment où on voit la montée du fascisme, pas seulement en France, mais dans toute l’Europe et au-delà. On voit des mouvements anti-droits qui prospèrent partout dans le monde. Ils s’appuient sur la logique des divisions internes des sociétés dans lesquels ils se déploient. L’une des divisions clefs, notamment dans les rapports de classe, ce sont les questions raciales.
Nier cette question-là, c’est une erreur d’interprétation, c’est une erreur stratégique, mais c’est aussi joué dans le discours fasciste ambiant.
Au lendemain des législatives, on se retrouve avec une Assemblée nationale qui pêche sur la représentation des personnes non-blanches, des femmes, des ouvriers… Comment l’observez-vous ?
L’Assemblée nationale est un microcosme de la société. De cinq heures à neuf heures du matin, l’Assemblée nationale, ce n’est pas un endroit blanc en réalité. À ces horaires, ce lieu est très racisé, il y a beaucoup d’employés en sous-traitance qui viennent faire le nettoyage des bureaux. Ces employés sont majoritairement des femmes noires précarisées.
L’Assemblée nationale fonctionne comme le reste de la société française. Les personnes élues sont en grande majorité des personnes blanches, valides, cisgenres, CSP+. Elles participent et renforcent les mêmes mécanismes de reproduction sociale.
Mais dans les partis de gauche qui peuvent tenir des discours progressistes, notamment sur ces questions. Comment ça s’explique ?
Dans beaucoup de partis de gauche, la compréhension de ce qu’est l’antiracisme est de l’ordre de l’antiracisme moral. On l’a vu concernant le député écologiste, Steeve Gustave, à qui on a fait une remarque sur ses dreadlocks. Là, on voit qu’il y a une facilité à dénoncer ce genre de racisme. Mais la manière dont le racisme influe sur notre compréhension du monde, sur la manière dont on va comprendre et exprimer les problèmes et sur la manière dont on va formuler les solutions… Ces questions-là sont complétement absentes
Et c’est le cas dans tous les partis de gauche, y compris la France insoumise, le parti qui est le plus à même à mettre en place des nominations dans des circonscriptions gagnables de personnes issues des quartiers populaires. D’un point de vue programmatique sur les questions de prises de décisions, les partis de gauche se rencontrent entre personnes blanches venant d’un certain sérail éducatif, avec un certain niveau de diplômes, pour en parler.
Pour pouvoir être admis dans le cercle des personnes éligibles, il faut pouvoir montrer pattes blanches
Lorsqu’il s’agit de concentrer le pouvoir, les mécanismes de reproduction social fonctionnent de la même manière. On va considérer que certaines expressions sont illégitimes, certaines manières de faire de la politique sont illégitimes. Pour pouvoir être admis dans le cercle des personnes éligibles, il faut pouvoir montrer pattes blanches, l’expression est très parlante dans ces cas-là.
En réalité, la question de la représentativité est assez anecdotique. C’est une question plus profonde de formulation des solutions. Si on arrive dans une Assemblée nationale dans laquelle il y a une seule personne qui est ouvrière, ça ne permet pas une masse critique.
Ces personnes-là qui sont marginalisées pensent qu’elles vont pouvoir changer les choses, elles relèvent les problèmes. Parce qu’elles relèvent les problèmes, elles sont elles-mêmes problématisées, puis elles sont mises de côté. Elles-mêmes peuvent se mettre en retrait, car elles ne veulent plus porter ce rôle de porte-drapeau.
Ne pas comprendre comment le racisme, le patriarcat, le validisme structurent les rapports de pouvoir en France, c’est passer à côté de mécanismes essentiels de création et de maintien de la pauvreté
C’est une mécanique qui est en place à l’Assemblée nationale, mais aussi dans tous les lieux où le pouvoir s’exerce en France. Ne pas comprendre comment le racisme, le patriarcat, le validisme structurent les rapports de pouvoir en France, c’est passer à côté de mécanismes essentiels de création et de maintien de la pauvreté.
Pourquoi est-ce impossible pour une majorité d’ouvriers d’être députés ? Est-ce que l’Assemblée nationale est un endroit qui fondamentalement peut fonctionner avec une majorité d’élus qui seraient ouvriers ? En posant cette question, on pose la question de quelle Assemblée nationale, nous aurions besoin pour que ce soit une réalité. Ces lieux-là ne sont pas des lieux qui permettent que la réalité du pays puissent s’y asseoir.
La gauche va devoir se restructurer d’ici à la prochaine présidentielle. Les priorités de la gauche, vous espérez que ce soit quoi ?
Pour la gauche institutionnelle, je pense que les partis politiques feront ce qu’ils jugent bon de faire. Ce qui m’intéresse, c’est comment on crée un environnement en France qui permette de prendre les droits humains au sérieux. Ça, c’est un enjeu de taille.
Dans un moment où les mouvements anti-droits ont le vent en poupe et ont réussi par un mouvement sémantique à utiliser le vocabulaire des droits humains contre la protection qu’ils offrent.
Comment on crée des mouvements féministes qui embrassent les questions sociales, raciales, environnementales… Et qui ne participe pas à la dynamique que l’on voit dans les partis institutionnels de gauche qui veut que si on doit sacrifier quelque chose, on vous sacrifie en premier.
Il n’est pas possible d’être dépendant de partis politiques qui ne sont pas représentatifs, mais aussi qui sont dans l’impossibilité de proposer des solutions qui collent avec le réel de ce qu’est la France. Il faut se reposer sur ce qui a marché pendant les élections, se reposer sur les réseaux militants qui prennent les droits au sérieux, qui ont un discours qui est cohérent, qui n’ont pas de problème à articuler la lutte contre toutes les oppressions.
C’est sur ça que je mise et que j’ai de l’espoir. Les enjeux qui arrivent dépassent largement les formes de partis politiques telles qui fonctionnent aujourd’hui en France.
Propos recueillis par Héléna Berkaoui