Un homme tué par un homme et des images d’hommes qui détruisent leurs quartiers. À première vue, le féminisme n’a pas grand-chose à voir avec la mort de Nahel et ses répercussions. Certain·es féministes viennent même à penser que les violences auxquelles nous avons assisté découlent de la masculinité toxique. Pas du meurtre de Nahel, pas du racisme, pas des violences policières, pas de l’état des banlieues.

« La violence des hommes. Encore », tweetait Lucile Peytavin, membre de l’Observatoire sur l’émancipation économique de la Fondation des femmes, le 30 juin. Phrase non verbale. Texte blanc sur fond noir. Le message se veut profond, percutant. Mais, le féminisme a beaucoup à voir avec l’actualité et doit continuer de s’en saisir.

Reconnaître l’importance des luttes sociales qui ne nous concernent pas

Rappelons que les violences urbaines ont pour point de départ la mort de Nahel. Un jeune homme d’origine algérienne, issu d’un quartier populaire, tué par un policier blanc. Coup de gueule contre le racisme, les violences policières et le classisme, ces révoltes ont beau faire frissonner d’horreur certaines “féministes”, elles n’en sont pas moins politiques.

La mise à mort d’un adolescent d’origine algérienne par un policier blanc n’a rien d’anodin. Comme l’ont rappelé Rokhaya Diallo, Mame-Fatou Niang (directrice du centre d’études afro-européennes de l’université Carnegie-Mellon de Pittsburgh), la France a un lourd passé esclavagiste et colonial qui affecte aujourd’hui encore le traitement de ses populations non-blanches.

Pour le dire simplement, les personnes racisées sont victimes de racisme en France. Et le racisme imprègne toutes les sphères de la société, le maintien de l’ordre n’est pas en reste. En 2016, une enquête du Défenseur des droits confirmait que les jeunes noirs et arabes avaient 20 fois plus de risque d’être contrôlés que le reste de la population française.

Des vies en sursis

Ils sont également plus susceptibles d’être brutalisés physiquement et verbalement lors de ces contrôles. C’est pour cette raison que, pour reprendre les termes de la sociologue Kaoutar Harchi, « avant que Nahel ne soit tué, il était tuable ».

Placer le féminisme en opposition avec les révoltes sous-entendrait que le féminisme ne voit pas le racisme. Ou plutôt, qu’il ne le considère pas comme son problème. Ce qui peut être vrai, dans une certaine mesure. Je pense au white feminism, ce féminisme qui ne se préoccupe que des femmes blanches et par extension des femmes favorisées. Ou encore au fémonationalisme, qui instrumentalise des questions féministes à des fins racistes.

Le racisme dont sont victimes ces jeunes hommes, leurs mères le subissent aussi

Mais nombre de courants féministes se soucient des questions liées à la race. Parce qu’un monde juste ne naîtra que de la lutte contre toute forme d’oppression, mais aussi, parce que les victimes du racisme ne sont pas que masculines.

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Les branches comme l’afroféminisme ou le féminisme décolonial s’évertuent à le rappeler et l’actualité leur donne raison : ce sont des garçons racisés qui meurent, et ce sont aux femmes noires et arabes, souvent seul parent présent dans les quartiers populaires, qu’on arrache leurs fils. Le racisme dont sont victimes ces jeunes hommes, leurs mères le subissent aussi.

Les femmes en première ligne dans le combat contre les violences policières

Ces mères méritent d’autant plus l’attention des féministes qu’elles se retrouvent souvent surexposées en cas de “bavure”.  Assa Traoré nous l’a montré, mais aussi Ramata Dieng, Amal Bentounsi et maintenant Mounia Merzouk : quand un homme meurt entre les mains de la police, ce sont généralement les femmes de sa famille qui mènent la lutte pour que justice lui soit rendue.

Rappelons également, l’histoire de Fatouma Kebe. À 57 ans, cette femme a été éborgnée par la police alors qu’elle essayait de protéger son fils d’une violente interpellation policière à Villemonble (Seine-Saint-Denis), en 2013. Depuis, Fatouma Kebe est morte, les policiers mis en cause ont été acquittés.

Qui mieux que les féministes peuvent soutenir toutes les Mounia ?

Dans les quartiers, ce sont les femmes qui, en plus de gérer leur deuil, mènent les marches, prennent la parole dans les médias, et encaissent les coups portés par leurs détracteurs. Alors que Mounia venait de perdre son fils unique de manière tragique, les réseaux sociaux (et même certains hommes politiques) ont scruté le moindre de ses mouvements pour en conclure que, à près tout, elle n’avait pas l’air si triste que ça.

Être sans cesse observée, surveillée, jugée ; devoir être forte (mais pas trop) ; ne pas s’écrouler sous le poids d’une charge mentale colossale ; être une mère parfaite alors qu’on élève seule son enfant (dans les quartiers populaires, le nombre de familles mono-parentales peut atteindre les 40 %, contre 25 % dans le reste de la France). Il s’agit là de fardeaux et d’injonctions que les féministes ne connaissent que trop bien. Qui mieux qu’elles peuvent soutenir toutes les Mounia ?

Les violences policières n’épargnent pas les femmes

Les violences policières sont plurielles et n’épargnent ni les femmes, ni les minorités de genres. En mars 2021, l’association #NousToutes publie une enquête aux résultats alarmants. 66 % des femmes qui portent plainte pour des faits de violence sexiste et sexuelle ne sont pas prises en charge correctement par la police. Chez les personnes non-binaires, on monte à 81 %.

En mars 2023, des étudiantes portent plainte contre des policiers, à Nantes, pour attouchements. En juin 2023, un policier de Douai est accusé d’avoir agressé sexuellement une des ses collègues.

Dans un livre-enquête, co-écrit avec Alizé Bernard, Silence, on cogne (éd. Grasset, 2019), la journaliste Sophie Boutboul, met en lumière les violences intrafamiliales commises par des policiers. Elle déplore que certaines « violences conjugales commises par les policiers soient ignorées des pouvoirs publics ».

Même schéma que pour le racisme, donc : lutter contre les violences policières, c’est lutter contre des violences. Et les féministes qui s’emparent de ce combat l’ont compris.

La violence défensive n’est pas le monopole des hommes

Les révoltes urbaines ont connu une couverture médiatique réductrice. Si les hommes étaient en première ligne pour incendier, casser et piller, il ne s’agissait pas de violence oppressive, celle que le féminisme dénonce et combat, mais plutôt de violence défensive.

C’est-à-dire d’une violence qui répond à un système oppressif, justement. Une violence défensive que les femmes et féministes ont toujours utilisée. Il faut se rappeler les bombes des suffragettes anglaises et de l’éco-féministe Françoise d’Eaubonne. Les bâtons du Gûlabî Gang indien et les cours d’auto-défense des grand-mères kényanes.

Oui, il faut remédier à la violence que les hommes déversent sur les femmes – les tirs de mortiers dirigés vers des travailleuses du sexe durant les révoltes ont d’ailleurs été décriés – mais ce n’est pas cela dont il s’agit ici.

Les “jeunes de quartier” sont des sujets politiques au même titre que les autres

Dans une situation aux dynamiques aussi complexes que celle-ci, ne pas voir plus loin que le bout de son nez en tant que féministe, c’est au mieux être à côté de la plaque, au pire nourrir un système mortifère et stigmatisant.

La crise que traversent les banlieues françaises ne peut pas se résumer à “les hommes cassent tout, encore une preuve qu’ils sont violents.” Les “jeunes de quartier” sont des sujets politiques au même titre que les autres. Les féministes qui prennent cela en compte ont tout à gagner, et à faire gagner.

Sylsphée Bertili

Crédit photo : Arno Pedram 

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