MUNICIPALES 2014. A Bordeaux, la politique locale est marquée au fer rouge par l’héritage de Jacques Chaban-Delmas. Acquise à la droite depuis près de 20 ans, la mairie n’est qu’un enjeu parmi d’autres. Comme la Communauté urbaine, présidée par un socialiste.

Difficile de le nier, quoi de plus emblématique qu’un marché en période de campagne ? Ces places, ces rues, régulièrement investies par les producteurs locaux sont un véritable baromètre électoral pour les candidats. Les passants déconnectent, prennent le temps, discutent et parfois se confient. Pourtant, à l’approche du premier tour des municipales, la ville de Bordeaux fait doublement figure d’exception. Au croisement du Cours de l’Yser et du Cours de la Marne, la grande entrée rouge et blanche du marché des Capucins se repère de loin. Dressé sur une grande place du même nom, ce marché que les Bordelais nomment affectueusement « les Capus » a été le centre historique de la ville de pierre pendant près de 150 ans. De nombreux producteurs venus des alentours, un stand de churros, quelques musiciens et au milieu, des militants du PS et de l’UMP qui tractent, côte à côte. Plus surprenant encore, aucun militants du FN ou du Front de Gauche, pas même un militant du NPA alors que Bordeaux reste le berceau de Philippe Poutou, candidat à la présidentielle de 2012.

Les affiches de campagne sont quasiment introuvables ou alors déjà ternies par le soleil ou usées et arrachés par le vent et la pluie. Ce tableau un peu étrange, presque aseptisé quand on connait l’ambiance fiévreuse qui peut régner dans d’autres communes de France en période de campagne électorale, semble être révélateur du climat de ce chef-lieu de la région d’Aquitaine à quelques semaines des municipales. Bastion de l’UMP depuis 1995, Bordeaux semble acquise à Juppé. Face à lui, Vincent Feltesse, maire sortant de Blanquefort (commune de l’agglomération bordelaise), mais aussi et surtout, président PS de la communauté urbaine de Bordeaux (regroupant 28 communes).  Et face à eux, Jacques Colombier candidat FN, et Vincent Maurin candidat du Front de Gauche.

Place des Capucins, les réactions se font attendre. Les gens sont frileux, ici on ne parle pas de politique au marché. Il faut dire que la campagne n’en est pas vraiment une. Un peu plus loin pourtant, certains expriment beaucoup plus ouvertement leurs attentes. Un sexagénaire annonce la couleur : « Clairement, je suis pro-Juppé, je regarde pas les autres ». Son ami reprend vivement : « D’un point de vue national, j’aimerais bien qu’il prenne la tête du pays moi ! » Un autre parle de la banlieue bordelaise. Il balaie l’air d’un revers de main et lâche « la banlieue de Bordeaux, c’est le 93…» Plus loin encore, deux amis racontent la période Chaban Delmas, maire pendant… 50 ans en 1945 et 1995 : « Chaban, on en a été satisfait, mais à la fin il n’était plus en capacité de diriger la ville ». Ils affirment tous les deux, pleins d’enthousiasme : « C’est pas la peine de mettre un autre maire que Juppé, c’est très bien comme ça, les autres, ce qu’ils veulent simplement, c’est sa place ! » Et cet attachement pour Alain Juppé semble aussi être partagé par les jeunes et par les habitants des quartiers populaires. Dans les rues, près de la mairie, un groupe de lycéens discutent en rigolant : « Moi Feltesse, je le connais juste parce que sa permanence est dans la rue de mon lycée ! »  En partant, l’un d’eux lâche même un « Allez Juppé ! »

Quelques voix plus méfiantes, presque désabusées se font aussi entendre : « Ça fait 55 ans que je vote pas, c’est pas maintenant que je vais commencer ! » Pour ce quinquagénaire, voter ce serait surtout « choisir l’enfoiré qui va nous arnaquer ». Un vendeur de churros s’emporte : « Faudrait virer le tramway déjà, c’est une merde totale ! Le tram à virer, le stade à virer ! » Au stand d’à côté, la voix tranquille d’un autre commerçant s’élève : « Derrière les apparences après je pense qu’il y a des chiffres… La précarité, la pauvreté, il y a des chiffres aussi, faut pas s’arrêter sur les quais » Dans un souffle, l’homme analyse : « L’extrême-gauche, on a du mal à l’entendre… Il y a une mentalité de droite qui existe… » Le regard vague, le gérant du stand nous quitte en qualifiant la montée du FN de « vrai danger ».

Les militants de l’UMP ne craignent pas ce danger-là, eux, c’est l’abstention qui leur fait peur. La quasi-certitude quant à la réélection d’Alain Juppé à la tête de la mairie conduit à une sorte de lâcher de prise politique et pourrait peser sur le scrutin. Désabusée ou non, désintéressée ou même détachée, la population bordelaise peut difficilement contester le bilan des deux mandats de Juppé. Malgré une augmentation significative des loyers et un phénomène de gentrification bien entamé, Bordeaux est une ville qui respire et qui rayonne véritablement. Depuis 1995, une vraie politique de rénovation urbaine a été menée rue par rue pour réveiller celle qu’on appelait « la belle endormie ». Citée en exemple au niveau régional et national, cette politique de requalification des quartiers apparaît pourtant à certains égards un peu comme l’arbre qui cache la forêt.

Si l’heure est aux municipales, le maire sortant ne perd pas de vue que la vraie bataille sera à livrer l’an prochain lors des départementales (anciennement cantonales). Alain Juppé ne s’en cache pas, il briguerait bien de nouveau le poste de président de la Communauté urbaine et souhaiterait ainsi succéder à Vincent Feltesse (PS) qui se trouve à la tête de la CUB depuis 2007. Mais à Bordeaux, Chaban Delmas  a laissé derrière lui certains héritages. Parmi ces legs, une sorte d’accord tacite souvent appelé le « pacte Chaban » et qui visait à laisser les maires des communes de la communauté d’agglomération relativement libres de mener leurs propres politiques publiques. Dans ce contexte, il est clair qu’Alain Juppé aura à prendre position par rapport à ce pacte, d’autant plus lorsque l’on connaît ses ambitions quant au renforcement de la métropole bordelaise.

Sur place, les arguments fusent mais la bataille fait faussement rage. Le sport et la culture, apparats d’opposition UMP-PS  brandis haut et fort à chaque débat, semblent en fait servir à occulter l’essentiel. La vérité gêne, mais le bilan des mandats de Juppé est en fait un co-bilan Feltesse-Juppé dont Juppé tire beaucoup plus largement profit à l’échelon communal.

De la même manière, si Alain Juppé, homme de convictions et maire sortant plein de ressources souhaite étendre sa vision de la ville à toute la communauté d’agglomération, il sera très vite confronté à la nécessaire construction d’une identité collective pour la métropole. Et une chose est sûre, à l’heure actuelle, l’identité bordelaise n’est pas l’identité de la métropole. Les politiques de logements sociaux clivent, dérangent et divisent. Entre mixité sociale apparente et identités multiples, le candidat UMP le sait, il aura à aborder des thèmes qui n’intéressent pas son électorat classique à l’échelon communal.

Au sein du PS, les hypothèses douteuses, originales ou même absurdes vont bon train. Là voilà l’ambiance fiévreuse.  Par ici, on s’attache à décrier la candidature de Feltesse aux municipales, jugeant qu’une (lourde) défaite pour le parti aurait un impact désastreux seulement sur la gestion de la CUB tout en détruisant au passage la légitimité du candidat perdant au sein du parti. Par-là au contraire, cette campagne n’est qu’une étape pour Vincent Feltesse. Loin des considérations locales prétendument affichées par le candidat, ce dernier aurait en fait été incité par le parti à se présenter aux municipales en échange de la promesse d’un poste en cas de remaniement ministériel.

D’une certaine manière dans cette campagne, les enjeux et les échelons se croisent sans résider dans le suspense traditionnel de découvrir qui sera le nouveau maire. Drôle de campagne donc…

Anne-Cécile Demulsant et Latifa Oulkhouir

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