33 %. C’est le score final obtenu par le Rassemblement national à l’issue des élections européennes. Soit onze points de plus qu’en 2019. Historiquement, l’Alsace a toujours voté à droite. En particulier dans les campagnes. « Beaucoup de gens votent à l’extrême droite à la campagne aujourd’hui, notamment dans les classes populaires », observe Fanny Hugues, doctorante en sociologie au Centre d’étude des mouvements sociaux (CEMS).

« Si les acquis qu’ils ont comme le RSA, le chèque énergie, l’aide à la rénovation sont fragilisés par le gouvernement, et qu’en plus de cela au niveau local, ces personnes se sentent touchées dans leur position sociale, matériel et symbolique, peut-être que tout cela joue en faveur du RN », analyse Fanny Hugues.

Sensibiliser au vote dans les quartiers

Seules deux villes tirent leur épingle du jeu : Strasbourg et Mulhouse. Manon Aubry, tête de liste de La France Insoumise (LFI), a réalisé des scores très élevés dans certains quartiers populaires, dépassant les 60 % dans plusieurs secteurs de Hautepierre et Cronenbourg dans le Bas-Rhin. Insuffisant pour l’emporter.

Pour tenter de contrer cet ancrage historique, plusieurs initiatives locales émergent. À 39 ans, Ahmed est référent de l’antenne alsacienne du collectif Ma cité va voter. Un ensemble de personnalités du monde associatif, qui ont pour objectif de sensibiliser les citoyen-es, principalement issus des quartiers, à prendre part aux élections.

Dans la cité Wagner où il a grandi, de nombreuses actions de proximité sont mises en place, avec en ligne de mire, les élections législatives des 30 juin et 7 juillet prochains. « Avant chaque activité, que ce soit aide aux devoirs ou même sportives, on s’accorde un moment pour sensibiliser sur l’importance de se mobiliser dans le cadre des législatives », se félicite-t-il.

Une méconnaissance des procédures électorales

Pour l’antenne alsacienne, sensibiliser sur le terrain passe aussi par la vulgarisation de tout un lexique considéré comme complexe par certains habitant-es. « Aujourd’hui, comment tu veux expliquer à un jeune de cité ce que c’est qu’une circonscription ? Il y a tout un vocabulaire à rendre plus simple », ajoute le bénévole mulhousien. 

« Nous, la politique, c’est quelque chose que l’on a délaissé depuis plusieurs années », regrette-t-il. Dimanche, au moment de faire un tour du quartier, les réponses allaient dans ce sens. « Certains ne savaient même pas qu’il y avait des élections, d’autres ne voulaient rien entendre. » Et pour cause, ce sont près de 47 % des Alsaciens qui ont décidé de bouder le scrutin ce dimanche. Avec un taux qui monte à 54,9 % à Mulhouse.

C’était galère pour des jeunes d’aller au commissariat pour faire leur procuration par rapport à toutes les questions autour de la relation jeunesse-police 

Au-delà d’une méconnaissance des procédures électorales, cette abstention peut être la conséquence d’une défiance à l’égard des institutions, d’après Ahmed. « C’était galère pour des jeunes d’aller au commissariat pour faire leur procuration par rapport à toutes les questions autour de la relation jeunesse-police. » 

Des problématiques régionales

Selon une étude de l’IPSOS, l’inflation, la pauvreté, les déserts médicaux, ou encore l’éducation font partie des préoccupations majeures des citoyens français. Des problématiques rencontrées par les habitant-es des quartiers populaires. « Ton champ des possibles est rapidement limité si tu n’es pas curieux. Même en termes de transports, c’est très mal desservi », confie Ahmed.

Entre associations, on relate nos galères. Que ce soit dans le nord ou dans le sud, c’est la même chose 

Le collectif né à Garges-lès-Gonesse en banlieue parisienne s’étend partout en France, de Marseille à Perpignan, en passant par Mulhouse. Une volonté pour Hind, initiatrice du collectif, de ne pas essentialiser la lutte à l’Île-de-France. « Entre associations, on relate nos galères. Que ce soit dans le nord ou dans le sud, c’est la même chose. C’est encore pire dans les régions rurales en comparaison avec la région parisienne », affirme-t-elle.

Zones rurales, quartiers, mêmes « galères »

Les militants du collectif Ma cité va voter souhaitent étendre leur lutte au-delà des régions et des quartiers. « On est conscient des galères qui nous lient à la ruralité, à savoir la précarité. La précarité ne concerne pas que les arabes et les noirs. On est tous concernés », admet Hind, initiatrice du collectif. « Parfois, c’est juste 10 bornes qui nous séparent. Au final, il y a plus de choses qui nous unissent qui nous divisent », souligne Ahmed.

À commencer par des modes de vie similaires, durables sur le long terme grâce à des ressources non-monétaires telles que « l’entraide, faire du potager, échanger, réparer ». Des pratiques faibles en consommation, fragilisées, qui mettent en péril la position sociale des habitants des campagnes, d’après Fanny Hugues, sociologue, autrice de la thèse “Vivre de peu en zone rurale”. « Quand il y a des nouveaux habitants, qui se font de l’argent ou travaillent souvent en ville, il y a une peur que les échanges, en l’occurrence non-monétaires, ne marchent plus. »

Lire aussi. Rassemblement national : « La normalisation n’est pas un processus inévitable »

Ces craintes sont aussi partagées dans certains quartiers « où les commerces changent et où les prix des loyers augmentent sont, eux aussi, fragilisés ». La défiance très forte à l’égard des élites économiques et politiques pourrait naître d’une insécurité au niveau de leur propre position, selon la sociologue. « Il suffit que certaines politiques soient mises en place pour déstabiliser ces modes de vie, et qui ne correspondent pas aux personnes dans la ruralité, pour qu’il y ait une perte de reconnaissance au niveau local », précise Fanny Hugues.

Se rencontrer pour crever l’abcès

Mais pas que. Campagnes et quartiers subissent de part et d’autre des stéréotypes constants. « Des deux côtés, on ressent beaucoup de mépris de classe. En ce qui concerne les habitants des campagnes, ils ne sont pas racistes, mais classistes ; ce sont des traditionalistes » De même dans leurs discours, où les quartiers populaires seraient invisibilisés. « Quand les habitants des campagnes parlent des grandes villes, ils les relient systématiquement à quelque chose qui coûte cher, où c’est galère d’aller. Ceux que l’on pointe du doigt sont les riches. Les quartiers, on n’en parle pas », ajoute Fanny Hugues.

L’idée, c’est de se réconcilier, de se raconter nos galères respectives 

Alors, pour rapprocher quartiers et zones rurales, le collectif Ma cité va voter lancera prochainement son projet « Réconciliation ». L’idée est de rencontrer des habitants des campagnes, accompagné de jeunes pour en savoir plus sur les conditions dans lesquelles chacun vit au quotidien. « L’idée est de se réconcilier, de se raconter nos galères respectives », explique Hind. « Il y a cette réflexion-là de se dire “venez on se voit. On connaît vos difficultés, car on partage les mêmes. On sait que, vous aussi, la fin du mois, ça arrive généralement le 15 », ajoute Ahmed.

Se rencontrer et échanger pour constater des difficultés communes. Mais aussi, déconstruire un imaginaire bâti par les discours politiques de l’extrême droite, s’indigne Hind. « En réalité, l’agriculteur, s’il arrive à remplir son frigo, il s’en tape des personnes issues de l’immigration. »

Coralie Chovino

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