Bondy Blog : Qui êtes-vous Fadela Benrabia ?

Fadela Benrabia : Je suis une femme de 53 ans qui a grandi en France et qui est arrivée sur le sol français en 1968 avec mes parents. Je suis née dans une bourgade de la petite Kabylie. Mon grand-père était un pauvre berger, un sage parmi les sages, qui est venu travailler en France. D’ailleurs, mon père a repris exactement la place de son père dans une usine de bâtiment public en région parisienne : mon grand-père est parti, il a fait venir son fils. L’entreprise a accepté et mon grand-père est rentré en Algérie. On est arrivés à Gennevilliers par hasard, puisque c’est l’entreprise qui a trouvé notre logement dans une petite cité-jardin ouvrière où il y avait des Italiens, des Espagnols, des Portugais, etc. Mon père, qui était en France avant nous, nous a fait venir. Avec mon petit frère, je suis arrivée dans les valises de ma mère. Mes parents n’étaient absolument pas engagés politiquement. Je viens d’une famille modeste où la richesse de l’esprit primait sur le matériel. J’ai surtout été nourrie par l’éducation populaire. J’ai fait des études de sociologie à Nanterre. J’ai rencontré l’administration publique il y a près de 30 ans. Je n’ai jamais habité Paris, j’ai toujours tenu à rester en région parisienne, parce qu’en habitant Paris, on passe rarement le périphérique.

Bondy Blog : Avant de devenir préfète, vous avez été conseillère de Manuel Valls au ministère de l’Intérieur et à Matignon.

Fadela Benrabia : Il y a quatre ans, j’ai reçu un coup de fil me disant « le ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, souhaiterait vous rencontrer« . Je ne le connaissais pas. Il a eu cette grande intelligence, pour son cabinet à Beauvau de choisir de travailler avec des personnes qu’il ne connaissait quasiment pas et d’avoir construit un cabinet constitué de profils très divers. Je n’ai jamais eu de difficultés à exister. Je n’étais pas l’Arabe de service ou je ne sais quoi. Chacun était dans sa propre légitimité. Il m’a demandé d’être ce que je suis, de ne pas chercher à être la pseudo-énarque mais d’être la Fadela Benrabia qui au regard de son parcours peut apporter.

Bondy Blog : Qu’est-ce qui vous a attiré ?

Fadela Benrabia : Une manière d’être, une manière de travailler et une manière de se comporter avec ses collaborateurs aussi qui pour moi sont conformes à ce que j’estime être essentiel aujourd’hui, c’est-à-dire très cash, toujours protecteur de ses collaborateurs. On donne souvent une image très dure du Premier ministre, sur les questions liées à l »islam notamment. En réalité, je crois que les gens n’arrivent pas à comprendre pourquoi il dit des choses pareilles. En fait, c’est une vraie exigence qui traduit un respect. S’il y en a un qui sort de tout ce qui relève de l’approche coloniale sur les questions liées à l’immigration, c’est bien lui. Il n’est pas dans l’infantilisation ou dans le paternalisme, ce que personne, surtout dans les quartiers populaires, ne peut supporter.

Bondy Blog : Le Premier ministre parle souvent d’autorité pour définir son action. Vous vous inscrivez aussi dans ce cadre ?

Fadela Benrabia : Le Premier ministre, même quand il était ministre de l’Intérieur, fait souvent référence à la question de l’autorité mais au sens de la légitimité pour garantir que l’on arrive à vivre-ensemble. C’est un rapport à l’ordre qui ne me choque bien évidemment pas. Cette autorité, ça n’est pas de l’autoritarisme. C’est une autorité qui s’applique à tous et que chacun recherche aussi. Par ailleurs, moi, je ne suis pas l’enfant de Manuel Valls, je vous l’ai dit, je ne le connaissais pas.

Bondy Blog : En quoi consiste votre travail de préfète délégué à l’égalité des chances ?

Fadela Benrabia : La préfète égalité des chances en Seine-Saint-Denis gère les dossiers de politique de la ville et les questions connexes liées à la cohésion sociale : logement, emploi, jeunesse. C’est un champ de travail assez large que l’on se partage avec l’équipe de la préfecture de Bobigny. Ma mission consiste essentiellement à coordonner les services de l’État au service de la cohésion sociale au sein de la Seine-Saint-Denis.

Bondy Blog : Quelle est la différence entre votre mission et celle du préfet de Seine-Saint-Denis ?

Fadela Benrabia : Je suis sous l’autorité du préfet pour la mise en œuvre de cette mission de coordination. On ne se marche pas du tout sur les plates-bandes. Je travaille en parfaite cohérence avec le préfet, je lui soumets les grands axes que je souhaite développer.

Bondy Blog : La Seine-Saint-Denis est un département qui cumule plusieurs handicaps : chômage très élevé, logements insalubres, pauvreté… Face à ces défis, avez-vous les moyens suffisants pour votre action ?

Fadela Benrabia : Il y a une distorsion entre la réalité des besoins et l’organisation des moyens qui sont proposés. Sur le plan des moyens financiers, la Seine-Saint-Denis est le département le mieux servi en matière de politique de la ville, on arrive toujours en tête des délégations budgétaires. La question est : quelle est la réalité de besoins ? La masse des difficultés que vous évoquiez change la réalité : il y a un effet de seuil. Ce n’est pas simplement des difficultés qui se cumulent mais il y a la masse de ces difficultés qui fabrique une réalité différente face à laquelle on ne peut pas agir comme n’importe où en France. L’État et les collectivités sont obligés d’adapter la mise en œuvre de leurs politiques au territoire. La Seine-Saint-Denis est un département très complexe, ce n’est pas qu’un département qui cumule des difficultés. C’est un département qui a une capacité de résilience incroyable. Il abrite aussi des personnes qui ont vécu des situations difficiles et récurrentes. Il y a donc une capacité à tenir et à croquer la vie. Il y a aussi du coup des mutations qui permettent des niveaux de créativité et d’innovation face à la contrainte incroyables. Notre rôle, c’est de les accompagner, voire de les générer. On doit donner à la jeunesse de la Seine-Saint-Denis le maximum d’outils et de bagages pour qu’elle puisse se saisir de toutes les opportunités qui s’offrent à elle : le choix de partir ou de rester, de s’engager dans tel ou tel secteur. Il ne faut pas que les gens restent au bord du chemin. Cela veut dire aussi un discours qui est moins traitement social mais plutôt aide à l’initiative, de l’autonomisation avec beaucoup d’ambition et de l’excellence. L’excellence n’est pas un mot d’élite, c’est simplement viser le meilleur, tout le monde mérite le meilleur.

Bondy Blog : Parmi vos missions, il y a « la mise en œuvre de plans d’action en faveur de l’emploi dans les quartiers ». En quoi consistent ces plans d’action ?

Fadela Benrabia : C’est la mise en œuvre des politiques publiques de l’emploi qui concernent les jeunes. Avec l’ensemble des dispositifs qui existent : apprentissage, emplois aidés notamment emplois avenir, la garantie jeunes.

Bondy Blog : Mais ce ne sont pas des dispositifs propres à la Seine-Saint-Denis ?

Fadela Benrabia : Ce sont des dispositifs qui sont pour l’ensemble de la jeunesse.

Bondy Blog : Alors quand vous parlez de « plans d’action en faveur de l’emploi dans les quartiers », vous appliquez des dispositifs qui sont déjà appliqués au niveau national ?

Fadela Benrabia : Oui, voilà.

Bondy Blog : Il n’y a pas de particularité ?

Fadela Benrabia : Si, c’est la mise en œuvre qui est particulière. C’est dans la manière de prioriser tel ou tel sujet par rapport à un autre, c’est la manière dont on décide de travailler avec des associations qui vont se faire l’interface parce qu’elles connaissent bien les jeunes, c’est être à l’écoute des associations qui nous disent « oui, mais en Seine-Saint-Denis, on a des jeunes qui ont de grandes difficultés d’employabilité », alors il faut intervenir en amont avec elles. Là où dans plein de territoires, ces seuls dispositifs se suffiraient, en Seine-Saint-Denis, il faut souvent accompagner les jeunes pour leur permettre de s’inscrire dans des parcours ascendants : démarches en direction du logement, démarches de parrainage auprès d’entreprises, démarches liées aux loisirs. Il faut souvent aménager de manière totalement différente pour pouvoir mettre en œuvre ces dispositifs.

Bondy Blog : Quels sont les résultats ?

Fadela Benrabia : Je suis là depuis quelques mois. La mise en œuvre de ces dynamiques, c’est la mise en œuvre des dispositifs ministériels.

Bondy Blog : Plusieurs entreprises, notamment de grandes entreprises comme Veolia et Uber à Aubervilliers, SFR à Saint-Denis ou BETC à Pantin, se sont installées en Seine-Saint-Denis. Quelles sont les marges de manœuvre dont vous disposez pour faire en sorte qu’elles embauchent localement ?

Fadela Benrabia : Il existe tout un tas de conventions, comme la charte Entreprises et Quartiers, qui sont signées entre les villes et les grands groupes. Il y a une attractivité du foncier, il faut absolument que les habitants puissent en profiter aussi par le développement économique et les richesses que cela produit en Seine-Saint-Denis. Leur installation, notamment dans les franges qui ne sont pas gentrifiables, a crée un développement du territoire mais ne s’est pas pour autant traduit par des embauches très importantes, sauf les bas niveaux de qualifications. Vous vous installez en Seine-Saint-Denis mais que fait-on pour ses habitants ? C’est un vrai sujet pour le département. Je n’ai pas la solution. Vous ne pouvez pas obliger les entreprises à embaucher localement mais on peut les inciter.

Bondy Blog : Justement, lors d’un colloque au Sénat le 22 octobre sur le thème du phénomène urbain, Rémi Babinet, le patron de l’agence de pub BETC, affirmait publiquement : « On ne va pas se forcer à embaucher en banlieue ». Qu’en pensez-vous ?

Fadela Benrabia : Personne n’a envie de se forcer à faire. C’est peut-être la formulation qui vous choque. Il veut dire : « on ne va pas uniquement embaucher des gens de banlieue ». D’ailleurs, les jeunes de banlieue n’ont pas envie d’être qu’entre jeunes de banlieue, ils ont envie d’être embauchés pour leurs compétences, leur savoir-faire.

Bondy Blog : La Direccte a refusé la régularisation de 21 personnes du collectif de la pièce de théâtre « 81 avenue Victor Hugo » d’Aubervilliers, une décision accompagnée d’obligations de quitter le territoire. Vous confirmez ?

Fadela Benrabia : Personne ne s’est engagé à régulariser un collectif. Huit personnes ont travaillé avec les comédiens au départ, des gens se sont agrégés au groupe. Il ne faut pas se raconter d’histoires. Sur le sujet, mon principe est d’appliquer la loi. On a examiné les dossiers, on les a réexaminés. On est à deux tiers de régularisations, c’est énorme.

Bondy Blog : Vous estimez avoir fait suffisamment d’efforts ?

Fadela Benrabia : Oui. Il y a un paquet de personnes pour lesquels il y a eu régularisation, les dossiers ont été revus 2 fois, 3 fois, 4 fois… pour aider à ce qu’elles soient régularisées.

Bondy Blog : Rien ne vous oblige à suivre les décisions de la Direccte, vous pouvez passer outre.

Fadela Benrabia : Alors je suis censée faire quoi ?

Bondy Blog : Vous inscrire dans la continuité de votre prédécesseur, Didier Leschi, qui préconisait une « régularisation au fil de l’eau ».

Fadela Benrabia : Ça n’est pas mon problème. Il n’empêche que mon prédécesseur n’avait régularisé que 10 personnes. C’est moi qui suis en charge de ce dossier maintenant et il y a deux tiers des personnes qui ont été régularisées. On est dans un État de droit, et l’État de droit, ce n’est pas la régularisation collective et la régularisation de tous. On a fait du cas par cas. Le cas par cas, ça ne veut pas dire qu’à la fin tout le monde est régularisé. Les 21 personnes qui ont essuyé un refus, c’est un refus. C’est tout.

Bondy Blog : La situation ne va pas changer pour eux ?

Fadela Benrabia : Non, pourquoi ça devrait changer ? Je suis allée au bout de ce dossier. On a fait exactement le même examen pour tout le monde. Je me suis occupée de ce collectif qui n’a rien à voir avec la situation d’urgence de migrants qui relèvent du droit d’asile, qui fuient leur pays parce que c’est la guerre. J’arrive quand même à deux tiers de régularisation alors même qu’il faut aussi qu’on accueille d’autres personnes qui sont dans des situations insupportables.

Bondy Blog : Où en est-on dans le dossier de relogement des résidents de l’immeuble de Saint-Denis,  où il y a eu l’assaut du RAID lors des attentats de Paris ?

Fadela Benrabia : Nous avons reçu l’ensemble des familles samedi dernier (ndlr 22 octobre) avec le maire de Saint-Denis pour leur expliquer où nous en étions. Toutes les familles présentes avaient soit une solution en hébergement, à l’hôtel ou dans une structure d’hébergement, soit elles étaient relogées.

Bondy Blog : C’est une situation provisoire pour ceux qui sont à l’hôtel ou en structure d’hébergement ?

Fadela Benrabia : Provisoire, je l’espère. Nous avons régularisé pour aller vite et installé les gens après la situation de traumatisme qu’ils ont vécue. Nous avons des gens qui sont sans ressource. Tous ceux qui avaient des ressources ont eu un logement. Les personnes qui n’ont pas de logement aujourd’hui, c’est parce qu’elles n’ont pas de ressources, pas de travail. Il faut payer un logement, il faut pouvoir payer un loyer sinon vous créez des expulsables.

Bondy Blog : Mais comment faisaient ces personnes pour payer leur loyer dans l’ancien immeuble ?

Fadela Benrabia : Certaines squattaient, d’autres étaient hébergées.

Bondy Blog : Donc ces personnes-là, vous ne pouvez pas les reloger ?

Fadela Benrabia : Je ne peux pas les reloger parce qu’elles n’ont pas de ressources.

Bondy Blog : Islam, identité, immigration sont des thèmes omniprésents en ce début de campagne présidentielle. En tant que préfète à l’égalité des chances en Seine-Saint-Denis, comment le vivez-vous ?

Fadela Benrabia : Je ne m’y intéresse absolument pas. En tant que préfet délégué à l’égalité des chances, j’ai un grand devoir de réserve sur toutes les questions politiques. C’est une année de campagne qui s’annonce agitée pour toutes les administrations. Les élus ne sont pas toujours disponibles durant cette période. La Seine-Saint-Denis est un département très visité, mon rôle est aussi d’accueillir les membres du gouvernement sur le territoire. Avant que la campagne ne se lance vraiment, on va accueillir beaucoup de ministres.

Propos recueillis par Leïla KHOUIEL

Crédit Photo : Sandeep Sarkar

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