Article initialement publié le 4 avril 2022.

Elle s’appelle Razan, elle est responsable d’un centre de jour pour l’accueil des réfugiés. Il s’appelle Berthé, il est bénévole à la Ligue des droits de l’Homme. Razan réside à Pantin, Berthé aussi. Mais une chose les sépare : Razan a le droit de vote, Berthé lui, ne l’a pas. Le 10 avril prochain, Razan se rendra dans un bureau de vote, non pas pour exprimer son suffrage, mais celui de Berthé. « Je lui ai même dit que j’allais faire une photo du bulletin pour lui montrer que j’ai respecté son mandat ! », sourit Razan. Berthé, renchérit : « On pourrait même aller ensemble ! Je t’attendrai à l’entrée ! ».


Retrouvez le témoignage de Berthé et Razan en vidéo. 

Tous deux se sont rencontrés via la plateforme Alter-votants, il y a trois semaines. Razan souhaitait offrir son vote à une personne étrangère résidant en France. « J’avais eu la chance de voter grâce à Alter-votants en 2017 en tant qu’étrangère et maintenant que j’ai la nationalité française, c’est très important pour moi de donner cette opportunité à quelqu’un qui ne l’a pas », explique Razan, sous le regard attentif de Berthé.

Les raisons qui poussent certain·e·s français·e·s à donner leurs votes sont multiples : certain·e·s le font par militantisme, d’autres ne se retrouvent dans aucun candidat, d’autres enfin préfèrent offrir leur voix plutôt que de s’abstenir.

J’ai des obligations comme tous les français alors j’estime que je devrais avoir le droit de donner mon avis sur la politique ici.

Berthé habite en France depuis cinq ans et s’intéresse à la vie politique ici. « C’est important pour moi d’exprimer mon vote en France parce qu’en tant qu’étranger, je paie mes impôts en France, je paie des taxes, je paie des charges, j’ai des obligations comme tous les français alors j’estime que je devrais avoir le droit de donner mon avis sur la politique ici, car comme tous les Français, je serai obligé d’accepter les décisions venant du président qui sera élu le 25 avril », développe Berthé. Dans son pays natal, la Côte d’Ivoire, ce membre de Génération Peuple Solidaire (GPS) militait déjà pour plus d’égalité et pour le droit de vote de tous les Ivoiriens.

Visibiliser les étrangers et leurs pensées politiques

L’idée du collectif Alter-votants est née en novembre 2016. « À l’époque, avec les deux autres fondateurs, on travaillait tous en lien avec des associations d’aide aux exilés en Île-de-France. On rencontrait des personnes étrangères qui nous disaient : “ça fait 20 ans que j’habite en France et je ne peux pas voter”. On s’est dit qu’il fallait inventer quelque chose pour visibiliser ces personnes et leurs pensées politiques parce que ce n’est pas possible que des gens arrivent à 50 ans en ne pouvant voter ni dans leur pays ni en France !», raconte Thomas Berteigne, juriste de profession et cofondateur du collectif Alter-votants.

Lors des présidentielles en 2017, la plateforme attire près de 5000 personnes. « La plateforme a connu un véritable engouement lors de l’entre-deux tours avec notamment beaucoup de personnes étrangères souhaitant faire barrage à l’extrême-droite », se remémore Thomas Berteigne. Sur les 5000 inscrits, 2000 personnes sont mises en relation : « On a pu faire matcher 2000 personnes et ainsi former 1000 binômes », se félicite celui qui travaille depuis huit ans dans une association pour les demandeurs d’asile et les réfugiés.

Pas seulement des citoyen·ne·s en devoir

« L’enjeu d’Alter-votants, c’est aussi d’amener la société à réfléchir au système électoral tel qu’il est aujourd’hui : est-ce normal qu’il y ait autant de gens qui ne votent pas alors qu’ils en ont le droit ? Est-ce normal qu’il y ait autant de gens qui ne peuvent pas voter alors qu’ils en ont envie ?», poursuit Thomas Berteigne qui milite également pour une déconnexion entre la citoyenneté et la nationalité. «Selon nous, on peut vivre dans une société tout en étant étranger, on peut s’investir politiquement même si on est étranger. Il faudrait reconnaître ce droit de vote pour que ces personnes soient des citoyen·ne·s à part entière et pas seulement des citoyen·ne·s en devoir, comme l’a récemment déclaré Emmanuel Macron».

En France, 7,7 % de la population ne possède pas la nationalité française, soit environ 5,2 millions de personnes. Parmi elles, 70% sont présentes depuis plus de dix ans sur le territoire. Ces personnes travaillent, paient des cotisations sociales, des impôts et des taxes, participent au dynamisme et à l’économie de la société.

Elles peuvent être déléguées du personnel ou membres des comités d’entreprise, devenir déléguée syndicale ou participer aux élections prud’hommales, diriger une association, siéger dans les conseils d’administration des structures publiques ou dans les instances des établissements scolaires et universitaires. Mais – sauf s’ils sont ressortissants d’un pays de l’Union Européenne – leurs droits s’arrêtent à la porte des bureaux de vote.

Un droit jamais inscrit dans la Constitution

Cela fait bientôt 50 ans que les débats sur le droit de vote des étrangers animent le débat public. Sans jamais que ce droit ne soit inscrit dans la Constitution. En 1981, le candidat François Mitterrand est le premier à en faire la proposition, pour les étrangers résidant depuis plus de 5 ans en France et uniquement pour les élections municipales. Mais, durant les deux mandats du socialiste devenu Président, cette mesure ne sera pas mise en œuvre. Ce n’est que 10 ans plus tard, en 1992, que le traité de Maastricht oblige la France à ouvrir le droit de vote aux élections municipales, mais ce droit vaut pour les seuls ressortissants de l’Union européenne (UE).

Le 3 mai 2000, l’Assemblée nationale adopte en première lecture une proposition de loi constitutionnelle, portée notamment par le PS (alors au gouvernement), ouvrant le droit de vote à tous les résidents étrangers pour les élections municipales. « L’intégration des étrangers en situation régulière et de leurs descendants répond à la fois à un impératif de cohésion nationale et aux exigences républicaines d’égalité et de fraternité. Ces hommes et ces femmes, “attachés à leurs racines mais insérés dans nos cités”, que nous sommes allés chercher, le plus souvent parce que nous avions besoin d’eux, et qui, pour la plupart, finiront leur vie sur notre sol, méritent de se voir reconnaître le droit de vote et d’éligibilité aux élections locales », plaide le député Bernard Roman dans son rapport.

Une proposition hasardeuse, selon Nicolas Sarkozy

Pendant les dix années qui suivent, le Sénat – dont les membres sont majoritairement opposés à la proposition de loi – n’inscrit pas le texte à son ordre du jour. Ce n’est qu’en 2011 que les sénateurs décident finalement d’adopter la proposition. Mais pour changer la Constitution, la proposition doit être votée par les deux chambres du Parlement ou soumise à un référendum avant de pouvoir être promulguée. Le président de l’époque, Nicolas Sarkozy, se prononce finalement contre cette proposition qu’il estime « hasardeuse » et susceptible de « diviser les Français à une période de crise où il y a tant besoin de les rassembler ». Une volte-face pour celui qui s’était prononcé en faveur du droit de vote des étrangers aux élections municipales, comme « facteur d’intégration » dans son livre Libre, puis de nouveau en 2005 alors qu’il était ministre de l’Intérieur.

En 2020, 62% des français favorables au droit de vote des personnes étrangères

En 2012, ce droit de vote des étrangers aux élections locales est à nouveau mis sur la table par le candidat François Hollande. Une proposition que son Premier ministre Manuel Valls qualifie alors d’impossible à faire adopter politiquement, lors d’une émission spéciale organisée par le Bondy Blog avec RFI, Libération et France 24, le 27 octobre 2015. Et que le président socialiste ne tentera même pas de faire adopter. Selon un récent sondage Harris Interactive daté de 2020, 62% des français se disaient pourtant favorables à l’extension de ce droit aux non-ressortissants de l’UE.

À moins de trouver un binôme pour alter-voter, les résidents étrangers ne pourront pas faire entendre leur voix pour cette échéance électorale. L’actuel président et candidat à l’élection présidentielle, Emmanuel Macron a déclaré qu’il préférait favoriser l’accès à la nationalité française plutôt que d’accorder le droit de vote aux étrangers. 

Parmi les autres candidats, seuls Nathalie Arthaud de Lutte ouvrière et Philippe Poutou du Nouveau Parti anticapitaliste proposent d’accorder le droit de vote aux personnes étrangères à tous les scrutins, s’ils sont élus. L’insoumis Jean-Luc Mélenchon et l’écologiste Yannick Jadot souhaitent, eux, leur accorder ce droit pour les municipales et le candidat du Parti communiste, Fabien Roussel, également pour les Européennes.

Ce n’est pas ma voix à moi, mais la sienne que je vais porter dans les urnes. Il va m’utiliser pour faire valoir son droit et exprimer sa voix.

Le 10 avril prochain, Berthé a demandé à Razan de voter pour Mélenchon. «Pour moi, ce n’est pas la personne idéale mais c’est le moindre mal. Il défend l’égalité et le respect pour les étrangers. J’ai écouté beaucoup de ses discours et j’ai compris qu’avec Mélenchon les choses peuvent changer en France. Après ça reste des politiciens, ils promettent des choses pendant la campagne et une fois au pouvoir, c’est autre chose !» 

Razan acquiesce avant d’indiquer : «Ce n’est pas complètement contradictoire avec ma couleur politique mais je n’aurais pas moi-même voter pour Mélenchon. Dans tous les cas, je respecterai le choix de Berthé. Ce n’est pas ma voix à moi, mais la sienne que je vais porter dans les urnes. Il va m’utiliser pour faire valoir son droit et exprimer sa voix !», confie Razan qui explique qu’elle aurait refusé ce mandat si son binôme lui avait demandé de voter pour l’extrême-droite.

Au-delà du choix du candidat, le collectif Alter-votants souhaite créer des instants de démocratie et de partage entre les membres de chaque binôme. «Ces débats sont peut-être les seuls moments où les étrangers peuvent discuter sur leurs choix politiques. Parce que comme ils n’ont pas le droit de vote, c’est comme s’ils n’existaient pas !», explique Razan, qui s’est, elle, retrouvée dans les deux situations. «Les gens échangent, se rencontrent. Certains vont à l’isoloir ensemble. C’est ça la démocratie à l’échelle humaine, loin des cris médiatiques et des surenchères comme on les connaît aujourd’hui», se réjouit Thomas Berteigne qui espère attirer plus d’Alter-votants d’ici le premier tour du scrutin présidentiel.

Margaux Dzuilka avec une vidéo réalisée par Emilie Duhamel

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