C’est une rencontre qui commence par un regard fuyant et une annonce immédiate. « Promis, je ne hurle pas sur les gens comme dans mes vidéos, bien au contraire. Mes proches te diront que je suis un gentil qui parle mal », déclare-t-il d’un timide sourire. D’apparence, c’est un trentenaire discret à la barbe de trois jours et aux mèches blondes qu’il repousse de son front hâlé, sur lequel peut palpiter, à l’occasion, une veine de caractère. Le gabarit nerveux et les muscles secs, il est de ces chevaux sauvages qui ont refusé « y a v’la longtemps » le mors du dressage. Il est de ceux qui ne se s’apprivoisent pas. Parce que, peut-être, comme l’enseigne le Renard au Petit Prince, on devient responsable pour toujours de ce que l’on a apprivoisé. Pourtant, « on ne me l’a pas davantage fait à l’envers (que quelqu’un d’autre, ndlr). Disons que je donne ma confiance pas à pas ». Il est une loi qui dispose que les grands gueulards font de beaux pudiques. Car il ne faut pas oublier ce que la vie à d’épidermique. Il ne faut pas oublier que lorsque l’on naît, on est nu et on crie. Et cet homme-là est venu au monde plusieurs fois.

Son premier cri résonne au début de l’hiver 1987 dans la chambre d’une maternité des Hauts-de-Seine. Second garçon d’une professeure de français et d’un ingénieur, il grandit dans une des zones pavillonnaires des Yvelines. Après l’apprentissage élémentaire du langage, il développe un goût singulier pour la discussion et le débat au cours de repas de famille « animés, agités et sacrés » où la télévision était proscrite. Très jeune, il a vite les mains occupées par les livres et les journaux. A l’école, il a d’évidentes facilités dans les matières littéraires et préfère s’asseoir dans les derniers rangs, « avec les cancres ». Parce que « c’étaient les plus drôles » et que l’intelligence ne se mesure pas à l’excellence d’un bulletin scolaire. Rapidement, il comprend que la gouaille et le verbe lui permettront d’exister aux yeux des adultes. « Ça n’a pas fait un pli : je suis devenu un emmerdeur et un gros vanneur ».

Il faut qu’adolescence se passe. Il cultive alors ses expériences et ses amis, à Plaisir, à Elancourt ou à Trappes. En classe de quatrième, il se retrouve inscrit, par un concours de circonstances, dans un tournoi d’improvisation théâtrale inter-collèges. « Je traînais avec les troisièmes. Ils y participaient et j’ai suivi. Ils devaient penser que ça me canaliserait, comme je chambrais à tout va dans la classe ou à la récréation… On a gagné et j’ai été élu meilleur joueur du tournoi ! Ensuite, j’ai été repéré par les Juniors de Trappes et je me suis formé avec eux. Pas de façon professionnelle mais avec des bêtes de profs », raconte-t-il. « Tu sais, je faisais attention à ne pas blesser gratuitement ceux que je vannais. Blesser quelqu’un qui n’a rien demandé, ça coupe tout le plaisir à faire le rigolo… Mais ça a dû forcément arriver sans que je ne m’en rende compte à l’époque… ». Ah, le collège, cette longue partie d’échecs. Déjà, lui qui aurait pu choisir le Roi, privilégia le Fou.

Fanatique de football, il vit son moment de gloire insolente lorsqu’il est repéré sur une plage par un recruteur du Paris-Saint-Germain. Malin, il anticipe la blague : « Je ne te ferai pas le coup des ligaments croisés qui ont tué ma vocation. Je n’avais pas le niveau demandé. Point. Je n’ai aucun regret. Au moins, à quatorze ans, j’ai su que c’était mort et j’ai fait le deuil de ce rêve de gosse ». Et après ? « Après ? Le shit et la chute ». Son rire franc éclate à la terrasse du café désert. Mais le gamin ne ment pas. Tandis qu’il soigne une fièvre de vivre trop aiguë pour son âge par quelques lattes d’une roulée plus assaisonnée que la moyenne, il dévore le méconnu roman d’Albert Camus, intitulé La Chute. C’est une épiphanie : « J’ai lu un écrivain qui posait des mots clairs sur des émotions que j’ai pu ressentir sans même les avoir identifiées nettement. Qu’est-ce que tu veux de plus ? Ça m’a révélé à la littérature ».

J’ai décidé que je ne travaillerais pas

Cependant, pour trouver sa plume, il doit crier une deuxième fois. Contradicteur éduqué, il se remémore la trahison de Balladur envers Chirac comme l’épisode fondateur de son intérêt envers la politique. Les racines de sa colère, elles, affleurent une décennie plus tard. En juin 2005, Nicolas Sarkozy est nommé pour la deuxième fois à la tête du ministère de l’Intérieur. En octobre 2005, à Clichy-sous-Bois, Zyed Benna et Bouna Traoré meurent électrocutés, cachés dans le transformateur au sein duquel ils s’étaient réfugiés pour échapper à la police. En novembre 2005, les banlieues françaises s’embrasent et la violence de l’Etat envers sa jeunesse flamboie en plein jour. En 2005, le garçon a dix-sept ans et la rage qui déborde : « Je me souviens très bien des émeutes. J’étais souvent à Trappes. Ma haine des politiques a débuté avec ce type : un ministre qui passe voir les flics pour leur expliquer qu’ils n’étaient pas en fonction pour faire des foots de rue avec les jeunes. Déjà que les relations avec les flics n’étaient pas particulièrement brillantes avant, il a provoqué la bascule, il a donné la pichenette qui manquait à certains. Les contrôles de police tendus se sont multipliés, je l’ai constaté, mes potes l’ont constaté. On sentait que la police avait chopé un degré d’impunité supplémentaire. Ça ne pouvait que mal tourner ».

Alors lycéen, c’est en cours de sciences économiques et sociales qu’il s’interroge profondément, en étudiant les chiffres de la reproduction sociale. L’adolescent est lucide. Il est blanc, fils d’une classe moyenne programmée pour réussir et pour abandonner les autres sur le carreau. Il réfute cette possibilité : « La découverte de ce conditionnement m’a angoissé. Je trouvais ça injuste, je ne pouvais pas assumer une telle vision de la société. J’ai décidé que je ne travaillerais pas. Ou en tout cas, pas comme on l’attendrait de moi. Dorénavant, j’allais m’évertuer à tendre vers ce but ». A la croisée des chemins, il prend l’allure d’un personnage littéraire, d’un Holden Caulfield, héros fugitif de l’Attrape-cœurs de J.D Salinger. Et qui sait si les mots du professeur d’Holden n’ont pas rebondi également dans le crâne du petit blond : « Je pense qu’un de ces jours, il va falloir que tu découvres où tu veux aller. Et alors, tu devras prendre cette direction. Immédiatement. Tu ne peux pas te permettre de perdre une minute. Pas toi ». Dont acte.

Des paliers sont encore nécessaires pour qu’il s’arrache de la camisole. Il rentre dans l’enseignement supérieur malgré lui, parce qu’on a fait quelques vœux d’orientation à sa place. Il additionne un DUT Tech de Co, une troisième année de science politiques à l’université puis un double master en droit et sciences politiques avant de terminer par une spécialisation en propriété intellectuelle et droit des nouvelles technologies. « Je suis allé au bout du prisme parental. Si tu arrêtais tes études, tu payais un loyer dès le lendemain. J’ai dû faire dix heures de cours les deux semestres confondus en science po. Lors des examens, avec la culture politique que j’avais chopée à côté, je ne prenais que les dissertations. En droit, j’ai été un peu plus attentif les six premiers mois car c’était un nouveau langage à maîtriser. Bref, j’ai réussi à conclure avec deux mentions Assez Bien. » Il esquisse une moue dubitative et espiègle, qui s’excuse presque. Il bosse aussi dans la vente, boulot étudiant qu’il conservera une flopée d’années mais « même là, c’était un scandale. Je suis devenu un génie de la flemme ». En 2009, une porte s’ouvre. Il participe à « Donoma », un long-métrage de Djinn Carrénard réalisé sans financements : « Je te passe les étapes de la belle aventure. C’est en me battant avec l’équipe, à chaque marche importante pour ce film, que j’ai forgé ma conception de l’indépendance artistique. J’ai compris que ma liberté à moi passerait par être autonome et devenir auteur. A partir de là, j’ai su que j’écrirais. En vérité, je l’ai toujours su ».  

Ainsi, pour crier une troisième fois, il lui faut écrire. Il confie le besoin d’une discipline, de se prouver qu’il peut se tenir à un exercice régulier et rigoureux. « Il n’y avait que dans l’art que je pouvais partir de zéro. Où le moins de déterminismes pesaient sur moi, où je pouvais me sentir méritant. Faire de la politique ? Je n’y croyais déjà plus, donc c’était hors de question. J’ai donc choisi de me plonger dans des choses vaines mais utiles, peu importe si je générais un public. Je ne le faisais pas pour avoir une audience ou une quelconque notoriété. J’avais juste besoin d’un support facile d’accès ». Bien trop tard dans la nuit ou bien trop tôt le matin, la transformation opère. Par amour, il lui faut écrire. Par amour des mots, du rap, de la chanson à texte, par amour de la prose et des poètes, par amour du collectif et par amour de l’autre. Il lui faut écrire par haine, aussi. Par haine des dirigeants, des malveillants et des condescendants, par haine du mépris et des impunités, par haine des oppresseurs et par haine des bourreaux. Le 26 janvier 2014, il a vingt-sept ans, sort sa première vidéo et « ce qui était initialement censé être un brouillon est devenu ma carte de visite ». S’en suivront cinq années de billets d’humeur politiques, vulgaires, amers et poétiques. Cinq années de chroniques lapidaires. Cinq années d’indignations sélectionnées dans une actualité sombre et fantoche. Cinq années de monologues criants et ardents qui empruntent leur nom de baptême à Paul Eluard : Bonjour Tristesse.

Le spectacle vivant, c’est se sentir compris par des inconnus et se rendre compte qu’on est des milliers

« Sur la forme, il n’y pas la place au bide dans Bonjour Tristesse. Je débite très vite tout ce que j’ai à dire, car je tiens quand même à mon propos, et puis je me casse. Je suis un peu comme ça au quotidien aussi, je l’avoue. J’ai peur de déranger les gens ». Il marque un silence et porte ses yeux au loin. Remarque faite, il apparaît difficile d’en deviner la couleur. Il se reconcentre, puis reprend : « Sur le fond, je ne suis pas dans un discours de « tous pourris ». Je peux croire, surtout à l’échelle locale, au sacerdoce du mec qui s’emmerde avec les problèmes de tout le monde alors qu’il pourrait n’en avoir rien à faire et être égoïste. Mais tu ne fais pas carrière en étant un bon politique, c’est un frein. En revanche, je leur trouve une grande utilité publique : la haine du politique devrait être un fort levier de cohésion sociale. Eux utilisent bien nos peurs et nos névroses pour diviser et parvenir à leurs fins. A la base, c’est une noble cause, la volonté de vouloir organiser la cité pour que chacun y soit heureux. Le problème, c’est ce qu’ils en ont fait ».

Voici venu le temps du quatrième cri. Une heure et demie de saine vengeance par l’art et la rhétorique. Car oui, il est temps. Temps de laisser la place aux bides, aux larmes et aux rires. Il est temps d’un état des lieux, d’un « Etat des gueux ». Il tangue à l’idée, rattrape son instinct du bout des doigts pour le ramener au creux de ses tripes. « Je sacralise la scène et j’admire ceux qui ont le courage d’y monter. Je ne pensais pas l’avoir, mais quand faut y aller… Au-delà des blagues, je voulais proposer une idéologie et une réflexion différentes au public. Je ne comptais ni gueuler, ni me foutre de sa poire ». Holden Caulfield a fait ses gammes et a mûri. Il sait où il veut aller désormais : debout, seul sur l’estrade, avec pour copains un pied de micro, un haut tabouret et une bouteille d’eau. En octobre 2018, il se lance dans le rodage, au théâtre Le République, devant deux cents personnes. Au diable le risque. « C’est impalpable, le spectacle vivant. C’est se sentir compris par des inconnus et se rendre compte qu’on est des milliers. Si mes propos dans Bonjour Tristesse ont pu être une thérapie à entendre pour certains, ma thérapie à moi ce n’est plus de cracher dans le vide. C’est que mon message passe et si c’est en faisant rire, cogiter ou en bouleversant des personnes, c’est encore mieux ».

Ce soir-là de juin, comme depuis huit mois, il retourne au combat, « à la bagarre ». Il se prépare, fume une clope ou deux durant une répétition silencieuse avec lui-même. Ensuite, il papote avec ses proches en procédant aux ultimes réglages et finit par se recentrer sur ses secrètes superstitions. Le signal ne tarde pas à retentir : le morceau « Mes larmes » du rappeur Lacraps se termine. Enfin, il rentre dans « la salle de shoot », sous les applaudissements, en foulées maîtrisées, ses thèmes fétiches dans la bouche, sa famille de sang et de vie dans le cœur et la peur laissée au vestiaire. « C’est ça pour moi, l’art. Creuser ce qu’il y a de plus honnête en toi, pour que cela puisse trouver un écho chez les autres, qu’importe la proposition artistique qui en ressort. J’écris des textes qui me ressemblent et qui nous ressemblent, je l’espère. A nous, les bienveillants. On est les meilleurs experts de nous-même et de notre société ». 

La standing-ovation de fin le cueille. Il remercie, bafouille un peu. Il aperçoit une mère et son petit garçon dans le public. Attendri, il s’étonne : « Il y a un enfant, et moi je dis trop de gros mots ! ». En une course retour, il disparaît dans la loge. « Mais puisque je te dis que je suis timide ! ». Prénom d’apôtre et liberté pour religion, cette nuit, il va fuir Paris, il va voir la mer. « Les voyages, ça lave l’âme », confesse-t-il. « Je n’ai pas l’angoisse de la mort, j’ai l’angoisse de la vie. De n’en avoir qu’une seule. Autant la rendre heureuse ». 

Bonjour Matthieu Longatte.

Eugénie COSTA

Crédit photo : Robin GORET

  • « Etat des Gueux », écrit et interprété par Matthieu Longatte, au théâtre Le République (Paris 3e), les vendredis et samedis de juillet.

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