Il arrive au pas de course sur la terrasse du Harry’s Café, le resto où tout le monde se donne rendez-vous à Bondy. Luceny est quelqu’un qui n’a pas tellement le temps mais qui sait pourtant le prendre. Le temps de raconter, d’expliquer en détail, de comprendre, d’écouter. Ce n’est pas vraiment quelqu’un de timide mais il ne se confie pas facilement non plus. Alors, on s’est installé dans un coin calme du Harry’s, on a pris un thé et on a surtout pris le temps de discuter.

Nous sommes quelques heures avant le début de la fashion-week parisienne. Il y assiste depuis quatre ans en tant que responsable social media et trend marketing de la marque Adidas Originals. Dès le lendemain, il reprendra sa valise qu’il a traînée depuis Herzogenaurach (la ville où siège la firme aux trois bandes), pour la poser dans un hôtel parisien et passer quelques jours intenses avec les professionnels de la mode. En attendant, il s’est installé deux jours chez ses parents, à Bondy nord. Il y télé-travaille tout en profitant des siens. « Certains ont besoin d’aller au vert ou au bout du monde pour se retrouver, dit-il. Moi, il faut que je revoie des potes que j’ai depuis toujours, que je passe au quartier. »

Ce quartier, c’est celui du marché Suzanne-Buisson, à Bondy nord. C’est là qu’il naît au milieu des années 80 et qu’il grandit avec ses frères et soeurs. L’école lui permet de voyager, d’abord dans le coin. Il démarre sa scolarité à Albert-Camus, au nord de la ville. Passionné de foot, il intègre à l’entrée au collège une classe à horaires aménagées, sorte de sport-études concocté par l’AS Bondy, le club local. Direction, donc, le sud de la ville et le collège Henri-Sellier : « On avait cours une bonne partie de la journée, jusqu’à 15h à peu près et ensuite on était sur le terrain. On s’entraînait avec Wilfried, Fanfan, tous ces mecs hyper inspirants qui incarnaient l’ASB. » Oui, Wilfried le papa de Kylian Mbappé mais ça, Luceny ne le précise pas forcément. La discrétion, l’humilité sont des qualificatifs qui lui vont bien. Il ne racontera pas non plus qu’il travaille pas mal avec Pharrell Williams par exemple (mais nous on le précise parce que c’est un truc de ouf).

Un BTS au Raincy, un stage à faire à l’étranger et le rêve américain

« Le foot, c’était le truc qui drivait ma vie à l’époque. Plus petit, j’étais très intéressé par ce sport tout en étant assez réaliste, je savais que je jouais bien mais que je n’avais pas un niveau plus élevé que les autres. » Alors Luceny se dirige cette fois vers l’ouest de Bondy pour étudier au lycée Jean-Renoir. Il y passe un bac STT (sciences et technologies tertiaires, l’ancien STMG). A ce stade, il ne sait toujours pas exactement ce qu’il veut faire de sa vie mais il se plaît dans sa filière : « Quand je regarde en arrière, il y a plein de petites choses qui m’ont orienté vers ce que je fais aujourd’hui », comme ce devoir de première dont il n’a oublié aucun détail. « Il nous avait été demandé de créer un produit manuel qui n’existait pas et de monter un vrai discours publicitaire autour. J’avais pris une paire de crampons et j’avais collé dessus tout un tas de sponsors, comme Siemens, Samsung, raconte-t-il avec passion. J’avais vendu ça comme un truc totalement révolutionnaire, en disant que c’était une nouvelle source de revenus pour les marques, que les collaborations entre ces marques étaient inédites. J’essayais déjà de rassembler mes passions entre le marketing et le foot. »

Après l’obtention de son bac avec mention, le voilà parti pour le Raincy où il intègre un BTS commerce international au lycée Albert-Schweitzer. Qui dit international dit voyage, forcément. Entre ses deux années d’études supérieures, il doit valider un stage à l’étranger. La plupart des camarades de sa promo s’envolent pour l’Espagne ou l’Angleterre. Luceny se débrouille pour trouver un stage au port d’Oakland, à San-Francisco. La distance ne lui fait pas peur – « deux mois, c’est court et le cadre scolaire est toujours rassurant » et puis, une cousine habite le coin. Il se forme à l’organisation événementielle, perfectionne son anglais et découvre le mode de vie américain : « J’habitais sur le campus de l’université de Berkeley pour être entouré de gens de mon âge et pour vivre une expérience un peu différente. Je m’étais bien imprégné de cette vie américaine. » Luceny est quelqu’un qui parle avec les mains et avec conviction. Quand il raconte une histoire, il nous emporte avec lui.

Tu t’es déchiré pour être là, tu ne peux pas te permettre de prendre les cours à la légère

A son retour, le voilà plus que jamais motivé à intégrer une école de commerce. Sauf que les prix sont moins motivants. Il s’inscrit tout de même mais n’y passera que deux semaines. L’ambiance ne lui correspond pas et surtout, son prêt étudiant n’est pas accepté : « C’était une école à 15 000 euros l’année à peu près et tu devais t’engager sur deux, trois ans donc c’était un peu cher pour mes parents à l’époque et évidemment pour moi puisque je n’avais pas d’économies. »

Il met donc entre parenthèse ses études, décide de travailler toute l’année pour parvenir à son objectif : avoir, au moins, un apport suffisant pour le prêt à la banque. Il enchaîne alors les petits jobs étudiants, dans des boutiques de prêt-à-porter, des fast-food. Un pote de San  Francisco l’encourage à faire ces jobs-là aux Etats-Unis. Il n’en fallait pas beaucoup plus pour brancher Luceny. Deux semaines plus tard, le voici de retour aux States. Il traque les jobs, dort chez son pote et suit, chaque soir de 18h à 21h, des cours intensifs d’anglais.

Pendant cette année d’entre-deux, ses parents économisent aussi de leur côté. « Ils étaient déçus et culpabilisaient un peu, je pense, du fait que je n’avais pas pu enchaîner après mon BTS pour des raisons de thunes, explique-t-il. Ils se disaient qu’ils avaient un gamin qui en voulait, qui avait de bonnes notes et qui souhaitait faire de grandes choses mais qu’ils ne pouvaient pas l’aider, alors sur cette année de pause étudiante, ils m’ont beaucoup encouragé. »

Luceny Fofana au Harry’s Café, à Bondy

Pendant ce temps-là, Luceny continue de grandir et de prendre goût au rêve américain. En songeant à la suite, il se souvient de cette prof rencontrée à Schweitzer, le lycée du Raincy. Elle enseignait à l’université de Manchester. Il retrouve son mail, lui fait part de sa motivation à rejoindre son établissement, constitue un dossier, passe des tests et l’intègre à la rentrée suivante. S’ensuit un Bachelor, puis un master en marketing et communication.

« Les deux premières années, il fallait vraiment que je sois concentré sur les cours, raconte-t-il. Il faut vraiment être à fond parce que ce n’est plus de la conversation de rue, c’est un autre langage et puis tu t’es déchiré pour être là donc tu ne peux pas te permettre de prendre les cours à la légère. » Parallèlement à son master, il travaille pour une marque de vêtements anglaise dont il gère les réseaux sociaux.

Une succession d’heureuses rencontres et les portes d’adidas s’ouvrent

Ce n’est que le début de sa carrière professionnelle. A l’issue de ses études, il travaille d’abord pour Vice : « L’histoire avec Vice est tellement dingue… A la fin de mon Bachelor, il y avait des stages d’un an proposés chez Adidas, dont le siège national est situé en banlieue de Manchester. C’est une première étape pour être recruté chez eux. Moi, ça me fait clairement rêver. C’est la grosse boîte du secteur, c’est une marque qui m’a toujours fait kiffer. Sauf que je n’obtiens pas le poste. Mais une nana m’a bien aimé et me demande un peu dans quoi je recherche. Je lui parle de mode, de sportwear, de médias… Elle envoie mon CV chez Vice UK. »

La passe décisive fait presque but. Vice le contacte et lui propose un contrat à temps plein ! Mais Luceny a son mémoire de fin d’études à finir, alors l’offre le fait cogiter. « Finalement, je préfère être honnête avec eux, moi il faut que je travaille aussi mon mémoire, je ne vais pas tout planter alors que j’arrive quasi au bout. » Mais, là encore, sa candidature séduit. Nouvelle passe décisive, de Vice UK à Vice France cette fois. « Ils étaient moins dans le speed, ils pouvaient me laisser du temps pour le mémoire donc je suis rentré en France. » Il est nommé responsable des partenariats événementiels. Cela consiste à trouver des solutions d’activations événementielles à des marques clientes, type Nike, Diesel, le Coq Sportif.

Au moment où il arrive, Vice France c’est une dizaine de personnes seulement dans un petit appartement du 18e arrondissement. Luceny parle d’une expérience très formatrice, qui « aide forcément pour la suite. Quand j’ai signé chez Adidas, ce que j’avais appris chez Vice en terme d’organisation, souvent à la dernière minute, me permettait aussi de me démarquer. Je me souviens que, chez Vice, on avait plein d’idées mais pas un euro. On brainstormait parfois sur un projet sans même avoir les financements ! » 

Pour son mémoire, Luceny travaille sur une pub Adidas. Le directeur de la publication de Vice le met en contact avec la responsable de la communication d’Adidas France, qu’il connaît bien. Luceny raconte la suite de l’histoire : « Je la rencontre deux heures dans le cadre de mon mémoire et à la fin de l’entretien, je lui dis que je vais être diplômé dans quelques mois, et que j’étais preneur s’ils avaient le moindre poste. Elle m’a rappelé pour me proposer le job. J’étais à ce moment là sur le point de m’engager avec une agence de pub. L’agence de pub me proposait un CDI. Adidas me proposait un stage. Mais je n’ai même pas réfléchi deux secondes. C’était ma passion, je savais que je n’aurais même pas l’impression de travailler. Comme quoi, il faut toujours persévérer… Ce qui n’avait pas marché en Angleterre avait marché en France. » 

Il travaille alors entre la communication et le marketing. Pour résumer grossièrement, il est chargé d’articuler la stratégie de communication globale avec les besoins et contraintes d’une boutique. Concrètement, cela passe par la disposition des affiches et stands au sein d’un magasin mais aussi par l’organisation de petits événements ponctuels avec des guests.

Va trouver le contact de la vraie jeunesse de France, des jeunes de Bondy, de Joinville et des quartiers nord de Marseille !

Pour Luceny, la passion du football et cette attraction pour Adidas sont clairement liées : « Adidas, ça a toujours été la marque numéro un dans le football, c’est la marque avec laquelle j’ai grandi. Avant même d’avoir des baskets de marque, je me souviens avoir d’abord eu des crampons Adidas. Et maintenant que je suis un professionnel du marketing, je me rends compte de la loyauté incroyable de chacun envers les marques de sa jeunesse. Adidas, c’était la marque qui me donnait confiance et dont on parlait avec des potes.»

Alors, quand on lui propose de se trouver un projet à lui, son bébé, il part de son vécu : « Beaucoup de marques axaient leur communication sur les athlètes, les influenceurs, les stars locales… Sauf qu’on avait complètement abandonné la jeunesse elle-même, dans les quartiers et ailleurs. Moi, je leur ai dit que quand j’étais gamin, ok Zizou, Thierry Henry et tous les autres étaient des stars, sauf que les reustas c’était aussi les grands de mon quartier, mes potes et moi. On s’influençait entre nous. Un mec qui s’achetait la dernière paire et hop, il nous la fallait. Et quand on a 12-13 ans, ça semble aussi plus accessible. On se dit que si quelqu’un du quartier peut avoir la dernière paire, on peut l’avoir aussi. Je leur disais de ne pas sous-estimer cette influence là, que cette influence était bien plus complexe et plus compliquée à toucher mais qu’elle était essentielle. C’est beaucoup plus dur à toucher aussi parce que trouver le contact de Zidane ou Akhenaton, finalement quand tu es Adidas c’est pas trooop compliqué. Par contre, va trouver le contact de la vraie jeunesse de France, des jeunes de Bondy, de Joinville-le-Pont et des quartiers nord de Marseille ! C’est autre chose. » 

Luceny propose donc « Original Friends », un programme qui consiste à recruter 50 jeunes un peu partout en France, âgés de 15 à 18 ans, des skateurs, blogueurs, photographes, acteurs en herbe… « L’idée, c’était de construire la relation avec ces 50 gamins, à la fois entre eux et avec la marque, précise-t-il. On voulait que ces mecs et ces filles deviennent des ambassadeurs de la marque dans leur lycée. »

Ce jour-là, le Harry’s Café est plein de potentielles et potentiels Original Friends, comme ces trois adolescentes assises à quelques tables de nous. Pour elles comme pour les autres, Luceny est un client lambda. Il faut dire que c’est un garçon simple : jean, baskets, petites lunettes de soleil. Rien n’indique de l’extérieur qu’il est un des cadres mondiaux d’une entreprise internationalement connue… et portée par une flopée de celles et ceux qui nous entourent.

Mais lorsque notre photographe dégaine son objectif pour la séance de shooting, les questions des jeunes filles fusent : « Vous êtes qui ? Un footballeur ? Un influenceur ? » La pudeur et la timidité de Luceny prennent le dessus, il les invite à lire le Bondy Blog pour avoir la réponse.

Il repart, comme il est venu : au pas de course. Luceny a rendez-vous dans quelques minutes par téléphone avec les équipes américaines d’Adidas. Son coup de fil, il le passera depuis chez ses parents, à Bondy nord. Malgré tout, il tient à prendre le temps de finir de répondre aux dernières questions. Il conclut : « La différence aujourd’hui est une force. En tout cas, moi, je le vois dans mon domaine. Être noir et issu de banlieue, ça m’a permis de me démarquer. Aujourd’hui, j’encourage les jeunes à cultiver leur différence. D’autant qu’en ce moment, la banlieue est à la mode… »

Sarah ICHOU

Crédit photo : Anne SOULLEZ / BB

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