Sophie a la voix claire, timide, polie. Sophie, c’est son vrai prénom à l’état civil. Elle précise : « j’ai enlevé une virgule entre Sophie et Marie. J’ai pu regretter car les gens se plantent. Marie-Sophie… Pourtant c’est simple j’demande pas de résoudre une fonction affine. J’ai hésité à changer de nouveau puis j’ai laissé tomber, je me suis dit que j’étais pas P.Diddy non plus, que personne ne savait qui j’étais, donc fallait que je me calme…». 

Sophie-Marie, c’est son état scénique. Sophie-Marie a la voix claire, affirmée, vive, de celles qui façonnent les souvenirs radiophoniques. Une voix qui accompagne, raconte et console ses auditeurs. Une voix qui fait rire. Et faire rire, c’est faire oublier, disait Victor Hugo. Il disait même plus : « quel bienfaiteur sur la terre, qu’un distributeur d’oubli ! ». 


La bande-annonce du podcast ‘On est chez nous’. 

Quand elle pousse la porte des locaux de Binge Audio, la société de podcasts qui produit et diffuse les fruits de son labeur, Sophie Marie Larrouy se déplace à pas légers, s’inquiète de ceux qui attendent leur rendez-vous dans le hall, propose des verres d’eau, parle chiffons. Puis, son petit tour de salutations terminé, elle s’installe sur le canapé gris disposé face aux baies vitrées s’ouvrant sur la Villa Marcel Lods du 19ème arrondissement de Paris.

Une fois calée contre les coussins, elle sort sa clope électronique et se tient prête. Elle est du signe astrologique des Poissons et s’excuse presque de se raconter, elle qui pourtant accouche régulièrement des récits des autres. Or son métier de sage-femme allégorique, elle l’a appris en chemin, sur le tas de sa propre histoire.

Je viens d’un endroit où on ne savait pas qu’on avait le droit de faire autre chose que ce qu’on était en train de faire.

A la fin du mois de février 1984, dans les Vosges, une épaisse couche de neige recouvre le paysage. Madame Claude Larrouy fait ses impôts. Les premières contractions annonciatrices se font sentir quelque peu après. « C’est peut-être de là que vient ma phobie administrative » hasarde Sophie-Marie. A cinq ans, sa famille déménage en Alsace du côté de Mulhouse, à la population majoritairement ouvrière, « dans une ville du Schlagistan. Il n’y avait pas beaucoup de choses à faire et les gens étaient le plus souvent en mode survie ».

Lorsqu’on lui demande de décrire le milieu social dans lequel elle a grandi, Sophie-Marie hésite une poignée de secondes, plante ses yeux lagon dans ceux de son interlocuteur avant de s’enquérir, dans un souffle de la raison d’une telle demande. « Je pose la question car je veux y répondre correctement. J’ai créé ce monstre là. Ce mythe de ‘tout le monde peut y arriver, même moi’. Je viens d’un endroit où on ne savait pas qu’on avait le droit de faire autre chose que ce qu’on était en train de faire. C’est le seul truc qui me saoule dans cette classe qu’on appelle modeste. Sinon, ce sont des gens qui ont beaucoup plus de bon sens que les autres. Être terre à terre, ça a la qualité de son défaut. Les gens sont tellement occupés à finir le mois et à survivre qu’ils n’ont pas le loisir d’imaginer autre chose pour eux ». 

Mes parents m’ont donné cette confiance. Au pire, dans ce milieu justement et comme toujours, tu te débrouilles.

Si cette interrogation lui fait lever un sourcil de suspicion lorsqu’elle est posée par un journaliste, elle s’en justifie à raison : elle ne désire pas être présentée comme « celle qui s’en est sortie ». « D’abord, parce que c’est très condescendant. Ensuite, parce qu’il n’est pas question de s’en sortir. Des gens qui sont restés là-bas ont été sûrement bien plus heureux que moi à plein de moments de leur vie. Enfin, parce qu’on ne s’en sort pas. On fait comme on peut ». 

Sophie-Marie, malgré son ascendance terrienne, a simplement accepté de prendre le risque, « parce que mes parents m’ont donné cette confiance. Et qu’au pire, dans ce milieu justement et comme toujours, tu te débrouilles. Tu fais de l’intérim, tu vas faire des inventaires à la Halle aux chaussures… ». Adolescente, elle découvre la littérature via Proust, Balzac et Zola, « des livres qui traînaient chez ma grand-mère, des livres tous écornés, vieillis, qui sentaient la messe, la poussière et l’humidité. J’adorais. ». Mais aussi via les bons culturels du comité d’entreprise de sa mère : « Elle me prenait des livres. C’est comme ça que j’ai découvert mille trucs trop stylés ». Elle cite Boumkoeur de Rachid Djaidani où Kiffe Kiffe Demain de Faïza Guène, « la littérature qui me parlait à moi. J’aime pas dire ‘accessible’ car je ne sais pas trop ce que ça veut dire ».

Un mec qui avait aussi un skyblog, m’a demandé pourquoi je ne tenterais pas les concours des écoles de journalisme. 

Puis, celle qui n’est encore que Sophie, passe son Bac L, s’inscrit en médiation culturelle et communication à l’Université, n’y met jamais les pieds à cause d’un garçon. Elle travaille comme caissière un certain temps, « le début de ma passion pour le supermarché, c’est un monde dans le monde. Pour ça que ce truc de starification c’est terrible, ça me rend folle, car il y a autant de stars qu’il y a de mondes dans le monde justement ». Et l’âge adulte frappe brutalement à sa porte. Elle retourne chez ses parents et s’occupe de soigner sa dépression.

« Après ma dépression, j’ai ouvert un skyblog; l’époque où j’allais en boîte avec mes copines et on prenait des photos avec trop de fond de teint. Je l’ai ouvert pour mettre des photos et écrire des textes ». On suppose, déjà, que Sophie devait avoir sacrément de bagou, de gouaille et de talent sur cet Internet balbutiant pour recevoir le conseil suivant : « un mec qui avait aussi un skyblog, m’a demandé pourquoi je ne tenterais pas les concours des écoles de journalisme ». Elle s’exécute, obtient à vingt-cinq ans l’ESJ de Lille et découvre la vie étudiante, pourtant rapidement ruinée par une mononucléose.

C’est l’alternance avec le site Madmoizelle.com en 2008 qui lui fait percuter que « ah on peut ?! On peut écrire et être payée ?! On peut faire des blagues et être payée ? On peut aller voir des spectacles et écrire des articles ?! C’était très singulier comme sentiment, car chez mes parents, qui sont les gens les plus mignons du monde, il faut galérer pour travailler et puis, à la fin, tu as un petit plaisir. C’est un rapport 80%-20% ». En sortant du seul en scène de Manu Payet, Sophie-Marie pleure toutes les larmes de son corps face à l’évidence qui lui retourne l’estomac : « je veux faire ça ».

Dans la matinale de Maïtena Biraben, SML découvre la télévision et réalise ses premières chroniques. 

A la sortie de l’ESJ, elle est recrutée par Canal + pour la matinale avec Maïtena Biraben. « J’arrive à Paris telle Rastignac. Je découvrais tout, je ne comprenais rien aux quartiers. La première fois que j’ai fait une manucure, laisse tomber, je me sentais Stéphanie de Monaco ». 

En dix ans, et sans aucun plan de carrière, Sophie-Marie a bâti une œuvre singulière ainsi qu’une communauté de gens qui se reconnaissent, qui aiment les questions indues, les rires enivrés et l’authenticité désarmante. Elle cite sa mère « je viens de la base parce que sans la base il n’y a pas d’édifice ». En dix ans, elle fera de la comédie, des livres, des court-métrages. Elle créera des espaces de parole et d’écoute uniques, des bulles romanesques, des petits shoots de courage et d’empathie, dans une société parfois aveugle et souvent cynique.


L’Emifion avec un épisode spécial sur les chagrins amoureux. 

Le premier d’entre eux, sera « l’Emifion », podcast à la fière allure de libre-antenne s’articulant autour de l’amour, du corps et de la sexualité, proposé sur Madmoizelle.com entre 2016 et 2017. Co-animée avec Navie ou Virginie Mosser, autrice de BD, il se nourrit de leur duo et de leur amitié : « je me souviens de l’endroit où on a pensé à ce concept avec Navie. C’était au café Charlotte à Gambetta. On passait nos journées là-bas. On échangeait à propos de nos expériences très différentes sur ces sujets. Cela a commencé naturellement. On ne pensait pas en faire autant… C’était très formateur, on a passé des super moments. Ça m’a permis de voir qu’il fallait beaucoup de sincérité dans ce que tu proposes ». A ce jour, leur plus gros succès reste sûrement l’Emifion sur les chagrins d’amour. Sophie-Marie sourit, lumineuse, constatant qu’il n’y a rien de plus universel que de se faire rouler sur le cœur par un trente-huit tonnes.

A rebours, il apparaît que le podcast « A Bientôt De Te Revoir » (abrégé ABDTR) ne pouvait qu’advenir. Initialement, il répondait à l’intitulé « Un inconnu dans ma baignoire », dont le pilote fut proposé à France Inter. « J’ai toujours voulu le faire. Mais longtemps je n’ai pas eu les épaules pour le défendre quand on m’opposait des arguments comme ‘mais ça n’a pas de sens, il n’y a pas de ligne édito’… Puis j’ai rencontré Joël Ronez de Binge par un ami commun et il a dit OK ». 

J’avais envie de faire de la scène, mais je ne voulais pas m’ennuyer en répétant un même texte tous les jours.

Sophie-Marie pose deux conditions irréductibles : les invités doivent être payés et le podcast doit être enregistré en public. Elle explique : « j’avais fait un seul en scène avant ça. Je ne voulais plus en faire un, car c’est dur pour mille raisons. C’est un entretien d’embauche à chaque fois que tu vas travailler. J’avais envie de faire de la scène, mais je ne voulais pas m’ennuyer en répétant un même texte tous les jours. C’était donc une bonne manière d’être là. Je me sens en sécurité sur scène ». 

Discussion d’une heure en libre-service, contre-soirée dans la cuisine, road-trip parfait d’improvisation, Sophie-Marie y déploie tous les sujets possibles telles les cartes d’autoroutes XXL que l’on utilisait avant l’invention du GPS. Elle y tord le langage jusqu’à la poésie, cause du moindre détail anecdotique pour en extraire une sève merveilleuse : les riens quotidiens.

Auparavant, elle culpabilisait quand elle sentait une émission moins bonne qu’une autre. Dorénavant, elle est assez tranquille : « parfois tu passes une soirée avec tes potes et c’est pas ouf. Personne n’a à attendre de moi autre chose que la vie ». Elle a une pincée de Boris Vian, une touche du théâtre d’Eugène Ionesco, et un poil de l’absurde d’Albert Camus dans le ton. Mais elle, elle est de notre temps. Sophie-Marie Larrouy réinvente la rencontre avec l’Autre, réinvente même celle avec ses propres parents, invités du numéro 45 : « aaah mes parents… Je ne suis pas très patiente avec eux ».

Je me connais, je sais que quand je reste une demi-journée avec les gens, je meurs avec eux, je me marie avec eux, je divorce avec eux, je ris avec eux.

Ses yeux brillent tendrement, son regard se noie ; « de toutes les façons ce sont les meilleurs, pffff, ils sont tellement drôles… Je ne regrette pas d’être sensible parce que c’est l’héritage qu’ils m’ont donné. Ça rend fou d’être sensible car tu as le cœur brisé huit fois par jour, mais juste pour eux et pour leur rendre hommage, je me coupe les deux bras et je les jette dans la cour de l’Elysée ». 

Le succès d’ABDTR depuis plus de deux ans méritait un pendant. Celui des inconnus. On lui propose alors, toujours chez Binge, de faire « On est chez nous ». «  Je n’avais pas accepté de faire ce programme. Je me connais, je sais que quand je reste une demi-journée avec les gens, je meurs avec eux, je me marie avec eux, je divorce avec eux, je ris avec eux. Là, je me suis laissée prendre au truc, pour ça que je suis surmenée en ce moment. Je ne suis pas psy ou sociologue. C’est comme si je me retrouvais à devoir faire une équation sans aucune base de maths ». 

Le titre du podcast est ostensiblement repris au vocabulaire de l’extrême-droite. « C’est totalement revendiqué. C’est Joël Ronez, David Carzon et Thomas Rozec qui l’ont trouvé. Il y sont arrivés au moment des gilets jaunes notamment, où il y avait une porosité entre cette France qui se soulève et les revendications récupérées par les fachos. C’était pour dire à l’extrême-droite, ‘ah vous êtes chez vous ? Et bah nous aussi !’ ».


La bande annonce de la saison 2 du podcast ‘On est chez nous’. 

Sophie-Marie traverse la France avec Anaïs Daikha, la productrice, et Quentin Bresson, le réalisateur, pour s’interroger sur la diversité des habitants qui peuplent ce pays et dresser leurs portraits. Elle retrouve ces hypermarchés, ces aires d’autoroutes et ces ZAC (Zone d’Aménagement concerté) qui la fascinent. Cette France dite périphérique qu’elle ne connaît que trop bien. Sa France à elle. Notre France à nous.

Horrifiée par l’idée d’en faire un énième conte voyeur, elle confesse être sur une ligne de crête : « c’est ça qui était chaud dans ce programme, comme disait Anaïs, il ne faut pas faire du Delarue. Il y a des histoires tellement intenses et incroyables qu’inconsciemment tu veux reproduire cette intensité. Or c’est artificiel de fonctionner ainsi ». Autour d’une personnalité et de son environnement géographique, Sophie-Marie construit une narration, analyse, met en abîme, s’interroge. Colle le vertige.

Je ne cherche pas à gagner de l’argent, je cherche à gagner du temps.

Dans la bande-annonce de la deuxième saison, dont le dernier épisode vient de sortir, elle affirme que cela ne peut plus être un malentendu. « On a fait fort avec la première et il ne faut pas qu’on applique une recette. Chaque épisode est fabriqué différemment. Sinon ça sera décevant comme un deuxième album. Pour un épisode, on a pu faire jusqu’à neuf versions de montage. Il y a eu des moments charnières, des césariennes. Ce n’est pas grand chose finalement. Mais on pleure, on s’énerve parce que c’est 100% notre travail ». 

Au début de l’entretien, elle confiait d’ailleurs : « je ne cherche pas à gagner de l’argent, je cherche à gagner du temps. L’argent c’est bien car ça me permet de chercher des idées, qui vont me faire dire que la vie vaut le coup. On n’est rien jusqu’à ce qu’on rencontre une personne, une raison qui nous fait dire ‘ah ouais, c’est stylé, je vais voir jusqu’à demain’ ».

Je reconnais que j’ai la chance de pouvoir me plaindre et que cela soit retranscrit après.

Sophie, du grec Sophia, veut dire sagesse. Elle poursuit : « c’est cliché, mais ce qui compte, c’est l’instant présent, ce que tu fais là, ce que tu fabriques de ta vie jour après jour, pas ce que tu as fait hier ou ce que tu feras demain. C’est maintenant que tu tisses la qualité du lien avec les gens avec qui tu acceptes de parler et qui vont t’écouter de manière proactive ». 

Et si les gens n’écoutent plus ? Elle réplique « on parle beaucoup dans la vie hé ! Y’a des silences qui suffisent parfois. On ne fait que s’occuper finalement. On ne sert à rien et on sert à tout à la fois… Je reconnais que j’ai la chance de pouvoir me plaindre et que cela soit retranscrit après ». Son rire sonore, éclate, irréductible et irremplaçable. Il éclaire la pièce, vous réchauffe le cœur et vous fait sentir à la maison. Sophie, elle est de chez nous.

Eugénie Costa 

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