Il existe un roman célèbre, où un Docteur nommé Katz tente de consoler Momo, jeune garçon dévasté à l’idée de perdre bientôt sa Madame Rosa adorée. En lui apposant une main sur l’épaule, il tente de le consoler : « Il ne faut pas pleurer, mon petit, c’est naturel que les vieux meurent. Tu as toute la vie devant toi ».

A l’instant, droit devant, débute le Canal de l’Ourcq. Un couple s’applique à le redescendre, d’une marche lente, un peu voûtée, en direction du cinéma qui le borde quelques mètres plus loin. Ils vont voir le dernier Almodovar, Douleur et Gloire, commentent l’affiche rouge vif et notent qu’Antonio Bandera a sacrément vieilli depuis Zorro.

Et c’est là, un sujet de livre, un sujet de film, celui d’une vieillesse à laquelle on n’échappe pas, que l’on n’accepte pas, parfois, et qu’une société s’acharne à rendre invisible, souvent. Les vieux seraient-ils un mauvais pari ? Parce qu’ils ne produisent plus, parce qu’ils coûtent de l’argent, parce que leur corps n’est plus performant ? Que faire, à part attendre la fin, lorsqu’on nous regarde comme des êtres inutiles ? Valentine ne s’y résout pas : « Dans la vieillesse, on voit la déchéance, la solitude, la fatalité. Mais ça ne tient qu’à nous de changer notre regard sur le fait de vieillir, de trouver dans ce processus de la beauté et des leçons. Il n’est jamais trop tard. On a une capacité d’adaptation et de résilience incroyable. Beaucoup de patients se pensent faibles car on ne les renvoie qu’aux facultés qu’ils ont perdues. Ils se résignent et n’écoutent plus que leurs douleurs, car on les laisse se débattre tout seuls avec elles ». Alors, Valentine a choisi un métier particulier. Afin que les vieux ne se résignent pas.

« Fortunée a été ma première patiente », se rappelle-t-elle. C’était une vieille dame juive séfarade. Mourante, tout la dépassait dans le fonctionnement d’une maison de retraite : les aides-soignantes surchargées qui lui faisaient sa toilette, les repas à heures fixes et les activités déterminées. Parce qu’avant, c’était elle qui régissait tout sous son toit ; c’était elle, l’horloge du foyer. Anxieuse, diminuée et dépendante, elle ne ressentait plus que ce mal de vivre qui se nichait au creux de sa chair affaissée. Endolorie, elle rejoignait Valentine, sa thérapeute. En bonne praticienne, Valentine lui proposait de s’allonger et de fermer les yeux.

Un va et vient permanent entre le physique et la psyché

Elle lui parlait doucement et touchait ses articulations douloureuses. Fortunée se surprenait à sourire durant ces séances. Ça lui rappelait sa vie là-bas, en Tunisie et les massages qu’elle faisait à ses bébés pour les soulager. « Je voulais qu’elle pense à elle, elle qui ne se l’était jamais autorisé de toute sa vie », analyse aujourd’hui Valentine. Après le décès de la vieille dame, un de ses enfants passa voir Valentine pour la remercier de ces quelques gestes accordés à sa mère. « Je n’ai fait que mon travail, mais j’étais contente de l’accompagner dans ses derniers instants ».

Valentine est psychomotricienne et n’a pas encore trente ans. Les yeux noisette, les cheveux coupés au carré, elle parle beaucoup avec ses mains, mime, les paumes jointes, la circulation de l’air dans les poumons et redresse sa colonne vertébrale au début de chaque anecdote qu’elle s’apprête à évoquer. Expliquer son métier assez méconnu a pu lui poser quelques difficultés : « j’ai mis du temps à le comprendre moi-même. Mais tu peux le résumer par des expressions telles que ‘J’en ai plein le dos’ ou ‘Je porte tout sur mes épaules’ ou encore ‘Ça me tord le bide’ ». Elle développe, patiente et pédagogue. Pratique paramédicale reconnue en France au milieu des années 1970, la psychomotricité a été théorisée par un neuropsychiatre à destination des enfants hyper actifs ou, à l’inverse, très repliés sur eux-mêmes.

« A la naissance, point de parole : tu es une page vierge. Ton cerveau et ton identité psychique, tu vas les construire par tes expériences sensorielles. Tu vas toucher, tu vas voir, tu vas entendre, tu vas sentir, tu vas goûter et tu vas bouger, te mouvoir dans l’espace. La parole vient plus tard et on ne t’apprend pas forcément à la lier correctement avec ce que tu ressens. C’est ce qui peut expliquer des troubles de l’apprentissage par exemple, car à défaut de lier les mots et les maux, ton corps peut s’exprimer violemment. La théorie est donc de repasser le jeu et le mouvement pour reconstruire ce qui a pu être cassé dans l’environnement concret ou affectif du patient. C’est un va et vient continuel entre le physique et la psyché d’un individu ».

Simplifions encore. A la question « comment ça va ? », avez-vous déjà obtenu une réponse satisfaisante ? « En général, c’est plutôt générique et superficiel », enchérit Valentine. « Le langage peut apparaître paradoxalement bien pauvre. Alors que ton corps, lui… Il y répond clairement, à cette fichue question ». Habituellement, la médecine scinde ce corps qui se crispe et cet esprit qui se tait, ce corps qui se blesse et cet esprit qui abandonne, ce corps qui souffre et cet esprit qui déprime. « Mon but, c’est de revaloriser le corps, par la relaxation, par des exercices de respiration, par la danse, le rythme, le mime, le théâtre. C’est comme ça que tu répares, en réinstaurant du temps et du geste. Avec les vieilles personnes, c’est flagrant, tu sais ! ». En effet, diplômée depuis six ans, Valentine s’est spécialisée dans la gériatrie, « selon la classification actuelle, ce sont les plus de 60 ans. Mais dans les faits, je m’occupe de personnes qui en ont plutôt 80 passés ».

Cette envie de vivre, tu peux la conserver jusqu’à tes derniers instants

Valentine ne s’explique pas ce choix. Petite, elle aimait la nourriture et observer les passants. Aujourd’hui, elle s’applique à cuisiner pour le plaisir de ses invités comme le sien et à écouter les histoires des inconnus autour d’un bon verre de vin. Elle se confie sur ses études : « J’avais redoublé médecine. On était en janvier. J’avais un classement pourri et j’étais paumée. J’avais besoin d’un métier plus immédiat et toujours dans la santé. Ma famille me demandait si j’étais sûre de vouloir ressasser mon échec en restant dans le même domaine. J’ai décidé que oui, mais qu’il me fallait quelque chose de plus créatif. Ma tante m’a parlé des écoles de psychomotriciens. Je suis rentrée chez moi, j’ai Googlisé et à l’instinct, j’ai passé les concours le mois d’après. J’ai été prise sur le fil ».

Pendant trois ans, on lui enseigne la physiologie, l’anatomie, la psychologie, puis les arts et les langages corporels aussi. Elle se réconcilie avec son corps à elle, d’abord, avant d’apprendre à soigner celui des autres. « J’étais mal dans ma peau et j’avais un grand besoin de sagesse ». Les vieux, ça n’a même pas été un choix, en fait, en y réfléchissant. « Comment ne pas les kiffer ? J’avais tellement d’incertitudes sur mon propre avenir qu’être avec des gens qui avaient parcouru un grand bout de chemin, ça m’a rassuré ».   

La première partie de sa semaine, Valentine la passe dans une maison de retraite située dans l’est parisien. Elle se concentre sur des personnes en grande perte d’autonomie, malades ou non. « C’est un petit deuil, déjà. Tu y entres en te disant que ce n’est pas pour y ressortir vivant ». Et pourtant, son rôle, elle le comprendra ainsi, « leur redonner un élan de vie, justement ». Mardi dernier, cas typique et révélateur : « un monsieur avait du mal à marcher. Il nous annonce à ma collègue et moi, dès son arrivée dans la salle, qu’il faudra sûrement un fauteuil pour le ramener à sa chambre. Je le sens très tendu. On lui a mis le thème principal d’Amélie Poulain, qui est assez entraînant, avec l’accordéon, tu vois lequel ? Il s’est mis à dansoter, content. A suivre le balancier de la musique. Et à la fin de la séance, sans qu’on lui dise quoi que ce soit, il nous a fait un petit signe et il est reparti à pied ». Valentine a le regard qui brille, victorieux. « Tu vois, dès qu’on te valorise, qu’on te regarde différemment, tu vas te sentir capable de réaliser à nouveaux des petites choses. Tu vas avoir envie. Et cette envie de vivre, tu peux la conserver jusqu’à tes derniers instants ».

La seconde partie de sa semaine, Valentine sillonne le XIème arrondissement lors de visites à domicile. « Là, c’est un peu différent, tu es chez des personnes qui ont encore leurs repères ». Elle lâche, spontanément, « on a un peu cette idée du vieux qui vit bien parce qu’il vit dans Paris, mais ça peut être brutal, vieillir dans une métropole. Le sentiment de solitude reste le même qu’ailleurs. J’ai été choquée aussi : beaucoup vivent dans des logements insalubres ».   Un jour, on l’appelle pour intervenir, non loin de la place de la Nation. Valentine débarque dans un petit appartement, rempli de bouquins, recouvert de photographies, un joyeux bazar à l’image de son occupante. C’était une ancienne institutrice, centenaire, à la démarche tremblante et hésitante. Après de multiples chutes, elle avait besoin de rééducation, de retrouver une assurance dans ses pas, elle qui n’en manquait pas dans sa tête.

Valentine ne peut oublier les récits qu’elle lui comptait, « pendant la Seconde Guerre mondiale, elle s’est occupée d’enfants. Et elle cachait ceux qui étaient juifs. Tous les jours, elle faisait deux kilomètres pour ramener des kilos de patates en charrette afin de les faire manger. Puis, après la guerre, les années ont passées, elle a continué à faire son métier et elle est devenue amie avec les petits enfants des enfants qu’elle avait protégés. Elle est morte à 105 ans et elle continuait à être curieuse de tout, elle rédigeait ses mémoires sur un ordinateur, elle voulait absolument maîtriser la technologie ! ».

J’ai appris à être humble face à mes patients

 Valentine souligne qu’elle s’occupe d’une génération qui ne se laisse pas facilement manipuler, toucher. « C’est une génération qui n’a pas pu prendre soin de son corps, qui n’a pas pu exprimer ses émotions. Dès le plus jeune âge, on leur a enseigné deux fondamentaux : tenir et travailler ». Mais, n’est-ce pas un besoin universel que celui de retrouver un contact chaleureux qui nous remémore l’essentiel : sommes-nous debout ? Car oui, il existe bien des corps obsolètes, que la modernité éclipse puis enterre en silence. Des visages ridés que nous refusons de regarder, des peaux plissées que nous abhorrons d’effleurer et des odeurs poudreuses ou humides qui nous révulsent. Pourtant, on ne peut oublier qu’il existe un ordre des choses, naturel et implacable ; une loi qui dispose qu’à peine nous naissons en ce monde, nous sommes voués à y mourir, et qu’entre ces deux échéances, il existe un temps accordé indéterminé et ça, le sort, le destin ou ce que l’on croit au-dessus des cieux en fera bien son affaire.

Ainsi, voir les vieux, c’est nous voir à l’étape d’après. Convenez qu’il est plus simple de détourner le regard. « Je n’ai pas peur de vieillir, dans l’absolu. Déjà si on y arrive en bonne forme, c’est une chance. J’ai appris à être humble face à mes patients et face à leurs vécus », affirme Valentine. « Ils me donnent envie de vivre des aventures que je pourrai raconter quand mon tour viendra. Quand j’atteindrai leur âge et que quelqu’un me réapprendra à me tenir droite ! ».

Elle époussette le pollen qui s’est collé à son T-shirt vert, rassemble ses affaires, se tient prête à redescendre le cours du Canal pour prendre la ligne 2 du métropolitain, station Stalingrad. Elle connaît bien le coin, elle a grandi non loin du parc des Buttes Chaumont. Ses parents, franciliens de toujours, de Paris et de Montfermeil, ont investi, quelques décennies auparavant, dans une maison à retaper en Bourgogne, pour s’échapper de la ville et donner à leurs deux filles d’autres couleurs que le gris du bitume.

« C’est devenu un terre de cœur pour ma famille. J’ai appris plus tard que mon arrière-grand-père paternel était né dans un château en Bourgogne, c’était le fils du concierge ». Demain, elle s’y enfuira quelques jours, avec son petit ami. « Je suis contente de lui montrer cet endroit. C’est toute mon enfance ça, danser sur du reggae à 11 ans, les soirs d’été, sous les petites loupiottes disposées en guirlande… ». Pensive, elle ajoute : « C’est peut-être ça que ça veut dire, accepter de vieillir ». C’est-à-dire ? Et, aussi mystérieux que la véritable identité d’Emile Ajar à l’époque, les derniers mots du roman cité en accroche jaillirent de la bouche rieuse de Valentine, « il faut aimer ».

Eugénie COSTA

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