« Tu fais quoi tata ? », demande une jeune femme s’affolant sur un trottoir de la ville d’Aubervilliers avec sa poussette. « On manifeste ! Pour les plantes… et la femme ! », lui répond Myriam*, un petit peu encombrée par la grande pancarte qu’elle serre fièrement entre ses mains. Sur celle-ci, des yeux entourés par des cheveux blonds laissent imaginer un visage radieux sur une photo découpée. Pas de sourire pourtant sous les yeux, mais le dessin en noir et blanc d’une plante avec une longue fleur.

« C’est le buddleja, une plante résistante, solide, qui s’éparpille partout. Elle n’a pas besoin de beaucoup pour se nourrir et elle germe très facilement », détaille Myriam. Pour elle, la vigueur et l’opiniâtreté de cette plante correspondent à sa camarade, Joseline. « Elle s’est battue pour ouvrir, dans une école d’Aubervilliers, une classe spéciale pour les enfants de deux ans qui n’avaient pas encore l’âge de rentrer en maternelle. Leurs parents travaillent et n’ont pas les moyens de les faire garder à la crèche. Elle a pris soin de deux de mes petits-enfants. Je lui ai choisi le buddleja, car c’est une plante pionnière qui prépare le terrain pour les autres », conclut cette vieille habitante de la ville en Seine-Saint-Denis.

Autour d’elle, un chant cadencé persiste. « Plantes combattantes et femmes résistantes. Plantes magnifiques et femmes magiques. » En ce début d’après-midi pluvieux, quelques dizaines de femmes empruntent les rues d’Aubervilliers sous des regards curieux. Elles brandissent des pancartes qui, à l’instar de celle de Myriam, associent le nom d’une femme, dont on ne voit que les yeux, à celui d’une plante dessinée. Des affiches ont aussi été collées le long du chemin pour que tout le monde puisse les admirer.

Visibiliser le soin

Pour elles, cette « manifestation végétale » est le fruit d’un travail collectif de plusieurs mois. Le principe peut paraitre curieux : choisir une femme inspirante, raconter son histoire, et la relier à une plante selon ses vertus naturelles. Mais pourquoi tisser des liens entre femmes et plantes ? « Les plantes les plus résistantes sont les plantes adventices (dites « mauvaises herbes », ndlr), celles qui ne sont pas visibles, pas valorisées, mais qui s’entraident dans le but de préparer et minéraliser le terrain pour les autres et donner vie à la forêt », éclaircit Paula Valero, artiste espagnole à l’origine du projet.

Quand elle a appris que Rosa Luxemburg, militante et théoricienne marxiste allemande née à la fin du XIX siècle, s’était attelée, au cours de ses incarcérations, à la réalisation d’un herbier, elle a décidé de le prolonger. À l’aide d’autres femmes partout dans le monde et jusqu’à Aubervilliers. Qui, sinon les femmes, voient leurs histoires de résilience et de soin vis-à-vis de la société souvent invisibilisées ?

« Ce sont des femmes de tous les jours qui prennent soin de leur famille, de la société et du vivant dans leur quotidien. Leur travail est invisibilisé et en plus, elles ne s’autorisent pas à prendre la parole, à se raconter », souligne Pascale Obolo, commissaire d’exposition et militante féministe décoloniale qui les a accompagnées le long du projet.

Plusieurs mois de travail commun ont abouti à des récits de vie parfois intimes et douloureux, que certaines ont choisi de partager à la fin de la marche.

C’est une plante résistante qui m’a aidée à cicatriser mes blessures

Véronique Linda, originaire de Guadeloupe, a voulu mettre en lumière l’histoire de sa tante qui l’a « sortie de l’enfer » lorsqu’elle n’avait qu’onze ans. Malgré sa pauvreté, elle l’a accueillie chez elle à Paris pour la sauver de la violence de son père et d’une belle-mère qui ne l’envoyait pas à l’école et la traitait comme une « boniche ». Dans son récit, l’histoire de sa tante fusionne presque avec celle de la plante qu’elle lui a associée : le géranium sauvage. « Je l’ai choisie parce que c’est la fleur qu’elle aimait et qu’elle pouvait se permettre d’acheter. Mais surtout, car c’est une plante résistante qui m’a aidée à cicatriser mes blessures. C’est une plante vivace, rustique, qui empêche la douleur de revenir », confie-t-elle.

Femmes-plantes

Une manière aussi de libérer la parole plus facilement, d’après Pascale Obolo. « Heureusement que les plantes étaient là pour nous relier », commente-t-elle en se souvenant du long processus de mise en confiance des femmes. « À un moment donné, on ne faisait plus de comparaison entre la plante et la femme. Ça formait un tout. Les propriétés de la plante étaient les propriétés de la femme aussi. Et cette forme d’écriture métaphorique fait qu’elles sont beaucoup plus à l’aise pour partager leurs récits », raconte-t-elle.

La militante féministe a aussi lu son récit, à propos de Linda, une autre femme ayant participé à l’herbier. « Linda, comme le jasmin, a apporté de la beauté au monde », énonce-t-elle. Elle a révélé sa passion et son talent pour la cuisine, ainsi que son engagement dans l’association d’Aubervilliers « Maida pour Tous » qui distribue entre autres des repas aux plus démunis.

Jasmin, géranium, calendula, guimauve… Des plantes que les femmes à l’origine de « l’Herbier Résistant » sont allées observer et étudier dans les jardins d’Aubervilliers, parfois à l’aide d’une ethnobotaniste. Grâce à leurs différentes origines, elles ont aussi pu découvrir des plantes, parfois lointaines. Sabrina, elle aussi originaire de Guadeloupe, a par exemple relié la rose porcelaine, plante d’origine tropicale, à sa mère Carolette.

C’était la fleur préférée de ma mère, une femme courageuse et protectrice

Celle-ci s’est retrouvée à élever neuf enfants seule après la mort de son mari. « Le samedi, elle nous amenait un petit bouquet de rose porcelaine. C’est une fleur majestueuse, éclatante, qui amenait la beauté et la lumière dans la maison. C’était la fleur préférée de ma mère, une femme courageuse et protectrice qui, malgré les difficultés, ne laissait pas voir ses problèmes, elle ne se plaignait pas », livre-t-elle.

Non seulement ces femmes ont découvert des plantes, mais elles ont surtout appris à se connaitre entre elles. « Il y a des femmes que je côtoie, dont je ne connaissais pas l’histoire… Tout ce qu’elles m’ont confié est très émouvant », confesse Dolorès. Figure de la lutte pour préserver les Jardins ouvriers d’Aubervilliers menacés de destruction, elle a choisi de raconter l’histoire de Starhawk, une activiste écoféministe américaine qui l’inspire.

C’était une manière aussi de montrer à quel point ces femmes prennent soin de la vie

« Je l’ai associée au millepertuis, une plante qui combat la dépression, l’anxiété. Ça redonne de la confiance en son propre pouvoir. Dans l’histoire, les femmes ont toujours récolté des plantes pour soigner et d’ailleurs, on associait des plantes aux sorcières », précise-t-elle. Elle-même, comme d’autres femmes, est une partie intégrante de « l’Herbier Résistant » et l’image de ses yeux campe au centre d’une installation d’affiches aujourd’hui exposée aux Laboratoires d’Aubervilliers.

« On m’a associé la bardane, dont les petites fleurs s’accrochent à toi. Je trouve que cela me correspond par rapport à la lutte des jardins, parce que je me suis accrochée. Aux bétonnières et aussi à la situation, je n’ai rien lâché. » Et Paula Valero de conclure : « c’était une manière aussi de cartographier des femmes qui font beaucoup de choses à Aubervilliers, de différentes manières. De montrer à quel point ces femmes prennent soin de la vie ». 

Irène Fodaro 

*Les prénoms ont été modifiés

 

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